C’est dans une maison à Batz-sur-Mer, en bordure des marais salants, que se déroule la rencontre avec Solenn Cosotti. « On a l’impression d’être en vacances perpétuelles », commente en souriant la jeune femme de 33 ans en nous accueillant. Un retour aux sources pour cette Bretonne pur jus qui s’est installée loin de l’effervescence urbaine avec son mari et leurs quatre enfants. Et un changement de vie post confinement alors qu’ils vivaient à six dans un petit appartement nantais. Solenn Cosotti est elle-même issue d’une famille nombreuse. Deuxième d’une fratrie de cinq enfants, elle n’imaginait pas construire un autre modèle. Dans un foyer où chacun était encouragé à trouver sa voie, sa vocation pour le journalisme naît très tôt. Dès le collège, elle sait qu’elle veut en faire son métier. « J’ai toujours aimé écrire, je faisais déjà mes magazines en primaire », confie-t-elle, évoquant une « espèce de journal » réalisé sur des petits cahiers, où elle découpait les photos des stars de l’époque, qu’elle annotait. Pour l’anecdote, parmi ses références de l’époque, elle nomme en riant un groupe icône du « girl power » : les Spice Girls.
UN PAS DE CÔTÉ
Élève sérieuse (elle dit avoir « le syndrome de la bonne élève »), elle suit dès lors le parcours royal pour devenir journaliste. Prépa hypokhâgne et khâgne, Sciences Po. Pourtant, partie à Québec pour effectuer son master 1, elle fait « un pas de côté » en s’orientant non pas vers la presse d’information générale, mais vers la mode, milieu qui l’a toujours attirée. Elle abandonne d’ailleurs Sciences Po pour intégrer l’Université de la mode à Lyon afin d’y acquérir les fondamentaux. Entrée à la rédaction de Stiletto par la petite porte, pour effectuer un stage, son sérieux et son implication ne passent pas inaperçus. Elle y restera finalement deux ans, faisant ses armes dans le métier aux côtés de la fondatrice, Laurence Benaïm, une professionnelle « dure » et « exigeante » pour une expérience qu’elle qualifie, avec le recul, de « très formatrice ». Défilés, séances photos, coulisses, « j’ai pu voir tout ce qui fait rêver dans l’univers de la mode à Paris », décrit-elle. C’est aussi chez Stiletto qu’elle rencontre son futur mari, le photographe Rémy Lidereau.
À 24 ans, contactée par Dior qui crée alors son magazine, Solenn saisit l’opportunité. « Ça ne se refusait pas d’entrer dans une maison comme celle-là. » Mais, très vite, la jeune femme se heurte aux contraintes de cette « grosse machine ». Hiérarchie pesante, prise d’initiatives contrariées, sujets redondants… elle se sent à l’étroit dans cette organisation. Alors qu’elle attend leur premier enfant, un week-end passé à Nantes va jouer sur l’avenir du couple. Ils ont un coup de cœur pour la cité des ducs de Bretagne et décident d’y fonder leur famille en 2013. « Elle voulait se rapprocher de la mer et de sa mère », commente joliment son mari. Elle continue d’abord de travailler en freelance pour Dior et plusieurs périodiques, mais l’arrivée de leur deuxième enfant pousse Solenn à se remettre en question. « J’avais envie d’avoir un métier qui ait du sens. Je commençais à en avoir assez d’écrire sur des bijoux ou des parfums », explique-t-elle. Ne trouvant pas de poste dans la presse locale et désireuse de trouver une activité conciliable avec sa vie familiale, elle choisit de changer radicalement de voie : elle passe le concours de professeur des écoles en candidate libre, qu’elle obtient enceinte de leur troisième enfant. Du jour au lendemain, sans aucune formation pratique, elle se retrouve seule face à une classe… Confrontée à un élève difficile qui l’empêche d’exercer le métier et à des collègues « très accueillantes, de bonne volonté, mais très malheureuses », elle se rend à son travail la boule au ventre, ce qui la conduira finalement à démissionner de l’Éducation nationale.
Aujourd’hui, parce qu’« il faut qu’il y ait du positif dans tout », elle l’analyse comme une expérience « dingue, mais essentielle pour la suite du parcours ». Très marquée par ces femmes qui subissent totalement leur vie professionnelle, elle décide d’aller à la rencontre de leur exact opposé, « des femmes que l’on n’a pas l’habitude de voir dans les revues, ordinaires, mais pourtant extraordinaires, inspirantes parce qu’épanouies, engagées, actrices de leur vie. Je voulais montrer déjà qu’il n’y a pas d’âge pour être maîtresse de sa vie, même si c’est difficile, même si on subit des échecs, des revers. »
Je voulais montrer qu’il n’y a pas d’âge pour être maîtresse de sa vie, même si c’est difficile, même si on subit des échecs, des revers.
À brûle-pourpoint
Quel métier vouliez-vous faire plus jeune ? Chanteuse ! Quand j’étais en école primaire, je voulais être une Spice Girl, plus particulièrement Geri, la rousse, celle qui était la plus voyante (rires).
Et si aujourd’hui vous pouviez exercer un autre métier ? Je suis tellement bien dans ce que je fais au quotidien, que je ne me verrais vraiment pas faire autre chose.
Quelle(s) personnalité(s) vous inspire ? Je trouve que Christiane Taubira est une femme vraiment incroyable, elle a une force inspirante. J’ai lu aussi les échanges entre Gisèle Halimi et la journaliste Annick Cojean dans son livre Une farouche liberté et je trouve cette femme admirable dans ses combats, dans le message transmis à travers ce livre de ne jamais renoncer malgré tous les obstacles que l’on peut rencontrer. Je pense que c’est important d’avoir, peut-être pas des modèles, mais des voix qui portent comme ça, qui n’ont pas peur de dire ce qu’elles pensent. Je n’aime pas le terme femme puissante, je préfère celui de femme forte. Le côté puissance va avec le pouvoir qui n’est pas à la portée de toutes. Tandis qu’on peut se sentir forte à partir du moment où on se sent bien, à sa place. Je trouve que toutes les femmes étonnantes sont des femmes fortes.
Un livre ou un film qui vous a marquée ? Une farouche liberté et sinon j’ai beaucoup aimé le premier tome de Le pays des autres de Leïla Slimani qui raconte la rencontre entre une alsacienne et un Marocain avec qui elle va se marier. On voit le choc des cultures dans cette ferme marocaine des années 1960. J’ai beaucoup aimé ce côté fresque historique. Sinon j’ai aussi lu cet été un essai féministe, Présentes, de Lauren Bastide qui démontre, chiffres à l’appui, que les femmes sont moins visibles dans les médias, les noms de rue, que les hommes. J’ai relu aussi cet été Americanah, de Chimamanda Ngozi Adichie, une autrice nigériane. Elle raconte l’histoire d’une femme qui quitte le Nigéria pour les États-Unis et finit par y revenir. Je trouve qu’elle insuffle un féminisme assez subtil.
Qu’est-ce qui vous fait vous lever le matin ? Mes enfants qui viennent sauter sur le lit ! (rires) Sinon, j’adore me lever quand j’ai une interview de prévue. Je me lève pleine de bonnes énergies, parce que je sais que je vais rencontrer une femme qui va me raconter des choses intéressantes.
Qu’est-ce qui vous tient le plus à cœur ? Que les gens que j’aime soient en bonne santé. Que mes enfants grandissent avec des valeurs que je juge positives : en étant bienveillants les uns avec les autres, en étant féministes y compris pour les garçons, et en étant curieux de tout.
Votre plus grande fierté ? Je pense que c’est d’avoir réussi à avoir la famille nombreuse que je voulais et en même temps d’avoir réussi à créer Étonnantes. Même si ce n’est pas de tout repos !
« UNE FÉMINISTE DE L’ÉVIDENCE »
Étonnantes naît ainsi, sans étude de marché, sans business plan, sans accompagnement non plus. « Je ne me rendais pas compte de là où je mettais les pieds et heureusement ! », reconnaît-elle. « Quand j’ai envie de faire quelque chose, je le fais », lâche-t-elle aussi en guise d’explication. Si l’aventure débute par un site internet, elle ressent très vite l’envie de donner naissance à un objet d’édition. « Je voulais qu’il soit aussi beau dans le fond que dans la forme, que l’on puisse le lire et le relire, le garder ». Ce sera un « mook », format hybride entre le livre et le magazine. Avec Rémy, qu’elle embarque sur ce projet « fou, inconscient » par son énergie communicative, elle lance une campagne de financement participatif. Le numéro un voit le jour fin 2019, alors qu’elle est enceinte de leur quatrième enfant. Dans l’éditorial, elle écrit : « Chacune à sa manière, ces femmes fortes et courageuses ont su réinventer leur métier, leur quotidien, leur histoire. Et s’inventer à nouveau. » Son mari Rémy nous confie qu’il a fallu du temps à Solenn pour assumer le féminisme d’Étonnantes. Et quand on lui demande quelle féministe elle est, elle répond : « une féministe de l’évidence ». Elle croit profondément que l’on parviendra à l’égalité avec les hommes, pas contre eux.
Comme tout porteur de projet, elle a dû apprendre mille métiers pour faire naître et connaître sa revue, devenir une femme orchestre. Pourtant, elle révèle que sa première réaction à la proposition de ce portrait a porté sur sa légitimité… un sentiment récurrent chez les femmes entrepreneures. La jeune femme ne se sent pas chef d’entreprise. « Ça fait partie de la culture familiale », se justifie-t-elle. Son père est employé dans une banque, sa mère, qui a longtemps été « au foyer », une expression qu’elle déteste, travaille comme ouvrière dans une usine. L’esprit d’entreprendre ne lui a pas été insufflé par son environnement. Pourtant, avec quatre enfants en bas âge (le plus âgé a 7 ans), elle a réussi à créer et développer une revue dont le quatrième opus sortira cet hiver, fait travailler d’autres personnes. Elle, ne se rémunère pas encore, mais aujourd’hui, Étonnantes est non seulement vendue dans le grand Ouest, mais aussi à Paris, Bordeaux, Toulouse, Marseille, bientôt Lyon et en Belgique. « Ce que ces femmes racontent peut parler à n’importe qui », observe-t-elle. Elle ne souhaite à présent qu’une chose : continuer à se sentir libre de sortir Étonnantes, « une chance que je me suis donnée, mais que tout le monde ne peut pas saisir ».
Les mots des autres…
Rémy Lidereau, son mari, photographe et graphiste d’Étonnantes « Un optimisme à toute épreuve »
« C’est une professionnelle exigeante, impatiente – il faut que ça avance ! -, obstinée, avec un optimisme à toute épreuve, qui fait qu’elle arrive à faire des choses où on n’irait pas normalement. Elle est dotée d’une vraie énergie positive. Je la vois qui s’affirme au fur et à mesure des numéros. Au départ, elle avait du mal à revendiquer le caractère féministe d’Étonnantes. »
Émilie Cannamela, chargée de mission au sein de l’agence Angie « Sa vie est étonnante ! »
« J’ai rencontré Solenn en 2008 à Québec et nous sommes devenues amies. Elle a toujours aimé raconter des histoires. Elle n’a pas choisi la facilité en créant Étonnantes, mais ce projet lui ressemble : c’est une femme forte, super engagée, qui a toujours été féministe et sa vie est étonnante ! Je la vois toujours de bonne humeur, épanouie, assez solaire en fait, c’est une vraie passionnée mais qui a la tête sur les épaules. »