Couverture du journal du 26/04/2024 Le nouveau magazine

Thibault de Veyrinas, dirigeant de Ruban Bleu Electric Boats : « L’agilité d’une petite structure »

Thibault de Veyrinas, 60 ans, a repris en 2006 l’entreprise nantaise Ruban Bleu menacée de fermeture et en a fait, aujourd’hui, le leader européen de la vente de bateaux électriques, tout en proposant des bases nautiques clés en main. Précurseur de la propulsion électrique, il ne cesse de développer des solutions innovantes profitant de l’agilité de sa petite structure de neuf salariés basée à Vigneux-de-Bretagne pour s’adapter sans cesse.

Thibault de Veyrinas

Thibault de Veyrinas, dirigeant de Ruban Bleu Electric Boats. © Benjamin Lachenal

Comment vous êtes-vous retrouvé à la barre de Ruban Bleu Electric Boats ?

J’habite Nantes depuis 30 ans mais je suis rennais d’origine. Je viens d’un monde qui n’a rien à voir avec le nautisme puisqu’au départ j’ai une formation en restauration de mobilier ancien et de tableaux. J’ai choisi de partir à Paris pour découvrir le monde du commerce et travailler dans différentes entreprises. Jusqu’au jour où j’ai eu l’opportunité d’entrer dans une entreprise qui fabriquait du matériel, des petits boîtiers électroniques pour la formation à l’informatique, à l’image des laboratoires de langues avec cabines et magnétos. J’ai une formation technique mais un vrai tempérament commercial. C’est un énorme avantage car j’arrive à faire le lien entre les deux. Cette entreprise, Cartel Europe, a déposé le bilan. Je l’ai reprise, on a très bien fonctionné sur Paris pendant quatorze ans jusqu’à un gros marché en Algérie pour le ministère de l’Éducation nationale qui ne nous a jamais été payé. On a mis la clé sous la porte. Cela a été une “belle” aventure et une expérience à considérer comme positive. Cela ne marche pas à tous les coups.

Quatre ans avant, j’avais créé une agence à Nantes et je m’y étais installé. J’ai passé un an et demi à faire un job alimentaire avant que ne se présente l’opportunité de racheter Ruban Bleu qui était à la limite du dépôt de bilan car son ancien dirigeant, repreneur en 2003 du fondateur (1992) Jérôme Croyère, était décédé. Lorsque j’ai repris l’entreprise en 2006, il ne restait plus que quatre bateaux en cours de fabrication, dans un bâtiment des anciens chantiers Dubigeon sur l’île de Nantes, qui partaient pour Moscou. Après c’était fini. Il n’y avait qu’un salarié. Cela a été très compliqué au départ car il n’y a pas eu de transmission de l’entreprise, le dirigeant ayant disparu. Il travaillait à l’ancienne, sans fichier clients, sans plan. Cela a été une aventure très compliquée. Il a fallu énormément s’investir pour remonter tout cela. Je n’ai pas eu d’accompagnement. C’était une démarche solitaire, dans le brouillard. En 2014, la Région des Pays de la Loire et un fonds d’investissement sont entrés dans mon capital et m’ont apporté ainsi un soutien précieux.

Comment avez-vous trouvé cette entreprise ?

C’est un ami qui cherchait à racheter une entreprise et qui l’avait repérée. Elle ne l’intéressait pas mais m’a dit qu’elle devrait me plaire. Beaucoup de Nantais sont venus la visiter mais les conditions de reprise étaient tellement particulières qu’ils ont été dissuadés. Il y avait peu d’actifs, personne pour la transmission. Il fallait défricher et retrouver un marché, et chercher à obtenir le règlement des factures en cours…

J’ai une formation technique mais un vrai tempérament commercial. C’est un énorme avantage car j’arrive à faire le lien entre les deux.

Vous aviez une appétence pour le bateau ?

Oui, une passion pour le bateau et le monde de l’industrie. Les deux combinés, c’est vraiment passionnant. Je me suis tout de suite senti dans mon élément. J’ai fait beaucoup de voile, surtout du dériveur, du catamaran, pour le plaisir, du côté de Saint-Cast, Saint-Malo.

Ruban Bleu

Sur le site de Ruban Bleu, les bateaux en attente de livraison chez les clients. © Eric Cabanas – IJ

Vous avez fait évoluer le projet de l’entreprise ?

Deux ans après le rachat, il y a eu la crise de 2008, que nous avons ressentie en 2009. Mais nous avons bien réagi grâce à une évolution inattendue du marché. Des maires nous ont contactés car ils voulaient valoriser les plans d’eau dans leur commune avec une base nautique et cherchaient une entreprise pour réaliser ce projet. Quand on reprend une entreprise dans de telles conditions, il n’y a pas de stratégie. On est là au départ pour boucher les trous et répondre aux urgences. Il faut s’approprier le contenu de l’entreprise et faire ce que l’on peut faire. Cela a demandé du temps avant que cela devienne clair. Ce n’est qu’après que l’on s’est demandé comment redynamiser l’entreprise. L’élément extérieur, la crise, est venu changer la donne. Nous n’avions plus beaucoup de contacts mais nous avons vu arriver cette demande nouvelle de la part de collectivités. La première a été la commune de Chanaz, en Savoie qui voulait absolument monter une activité de loisirs pour dynamiser son site le long du canal de Savières. On a commencé à les aider dans cette démarche. Cela a permis de réaliser en un an un projet qui leur aurait demandé plusieurs années pour se concrétiser.

Vous avez donc créé un nouveau métier ?

En fait, c’est une évolution du métier. Le premier chapitre est une étude technique qui consiste à identifier les éventuelles contre-indications à la mise en place du projet : les conditions de navigation, l’accessibilité pour les clients, les arrivées électriques, les enrochements, la présence de courant… Ensuite, on aide le client à faire les démarches pour obtenir toutes les autorisations d’exploitation et de navigation, les assurances… Le dernier chapitre, c’est la réalisation d’un prévisionnel d’exploitation avec le client, qui va déterminer un seuil de rentabilité. S’il change une donnée dans le tableau, par exemple s’il rajoute un bateau ou augmente la tarification d’un euro, on voit tout de suite l’impact sur le résultat. Comme dans ce prévisionnel on intègre la totalité de l’équipement de la base (pontons, billetterie, bornes électriques, le matériel de sécurité), le client peut aller voir le banquier avec un dossier très crédible fait par notre entreprise qui a 30 ans d’expérience. C’est un plus énorme. Pour nous, l’intérêt est de vendre la base complète, le matériel, la formation à l’utilisation, à la détection de panne et à un entretien de premier niveau. Quand on donne les clés, le premier client peut être reçu. La plus grande difficulté est de disposer d’un site favorable.

Combien de bases avez-vous déjà installées ?

En France, nous avons livré 350 bases, à raison d’une moyenne de quatre à cinq bases montées par an. Il faut savoir qu’une base de moins de six bateaux n’est pas très rentable. Le premier critère pour la rentabilité d’un site est le flux : le nombre de personnes qui passent sur le site et qui peuvent louer. La moyenne est entre 8 et 12 bateaux par base.

Vous n’installez des bases qu’en France. À l’étranger, vous vendez seulement les bateaux. Pourquoi ?

En France, nous n’avons pas de vraie concurrence dans l’accompagnement à 360° de création de bases nautiques pérennes. Nous sommes les seuls à le faire. C’est ce qui fait toute la différence. Il y a quelques années, équiper une base d’une dizaine de bateaux coûtait 100 000 €, contre 180 000 € aujourd’hui. L’investisseur veut être sûr de ce qu’il achète en n’ayant pas cinquante fournisseurs et en sachant qu’il va être suivi, avec un seul interlocuteur. Nous avons un stock de pièces détachées. Nous avons des distributeurs à l’étranger qui assurent essentiellement la vente de bateaux. La notion d’accompagnement de projet n’est pas la même à l’étranger. La culture étant différente dans chaque pays, l’approche du loisir et de l’utilisation du bateau n’est pas la même. Nous essayons de faire en sorte que nos distributeurs puissent vendre cette prestation globale mais c’est très compliqué. À l’étranger, nous envoyons des personnes pour l’aide au montage, mais ça s’arrête là.

Mais vos bateaux naviguent dans le monde entier !

Il y en a plus de 3 000 dans le monde. Nous en avons envoyé l’an dernier en Jordanie et au Koweït pour naviguer dans les canaux d’un parc d’attractions en plein désert, au milieu des palmiers et du sable. Parmi nos axes de développement, l’idée est d’aller sur l’export. Car nous avons une activité cyclique avec une partie de l’année très active et une autre avec un atelier qui tourne au ralenti. L’export nous permet de lisser notre chiffre d’affaires sur des périodes où il n’y a pas d’activité en France. Nous avons embauché il y a un an une personne pour trouver des distributeurs à l’étranger, animer le réseau et faire en sorte que les ventes soient en décalé par rapport à notre marché français. L’export est un investissement sur le long terme et souvent un miroir aux alouettes. Il faut s’adapter à chaque pays. Nous participons chaque année au salon nautique de Düsseldorf (Allemagne) pour développer des contacts. Cela nous a permis de vendre en Jordanie, au Koweït, en Angleterre, en Espagne, en Australie, au Canada… Les bateaux Ruban Bleu naviguent dans le monde entier, même dans le cratère d’un ancien volcan à La Réunion où une base a été installée.

Vous avez fait évoluer vos bateaux ?

Tous nos bateaux sont conçus dès le départ pour l’énergie électrique, ce qui nous démarque. Nous avons une gamme qui va du cinq places aux navettes en aluminium de 25 places pour le transport de passagers. Cela nous permet de répondre à toutes les demandes du marché jusqu’au bateau pouvant transporter et être piloté par une personne à mobilité réduite en toute sécurité. Quand il a fallu refaire des moules arrivés en fin de vie, pour quatre bateaux depuis quatre ans, nous avons effectué des modifications.

En 2023, nous avons produit 90 bateaux. Cette année, nous visons entre 110 et 120. Les coques nues sont réalisées en sous-traitance aux Herbiers et aux Essarts-en-Bocage en Vendée et à Rorthais (Deux-Sèvres), puis équipées à Vigneux-de-Bretagne.

Au début, nous étions seulement fabricant de bateaux. Aujourd’hui, nous fabriquons nos moteurs électriques. Cela fait partie de nos axes de développement stratégique. La partie motorisation est indispensable à travailler pour développer une gamme car le monde du nautisme est en attente sur l’électrique. Dans le fluvial, cela se développe depuis des années et l’électrique y est reconnu. Mais dans le maritime, c’est encore balbutiant, les contraintes de navigation, vent, courants, vagues, ne le permettent pas. En effet, tant que l’on ne saura pas combiner autonomie et puissance dans un petit volume, on ne pourra pas aller en mer. Nous ne travaillons que sur les eaux intérieures. Aujourd’hui, nous avons deux modèles de moteurs électriques que nous fabriquons, tout comme nos hélices. Nous venons d’investir dans un moule d’injection plastique pour développer une nouvelle hélice spécialement adaptée à nos moteurs. Il fallait entrer dans l’innovation. C’est indispensable. Un moteur électrique tourne beaucoup moins vite qu’un moteur thermique et les héliciers, fabricants d’hélices, ne sont pas intéressés par le marché de l’électrique. Jusqu’à présent, nous achetions une hélice aluminium d’une grande marque de moteur thermique. Avec nos nouvelles hélices, nous gagnons 15 % en vitesse et en autonomie. C’est un plus énorme pour les moteurs. Et elles sont conçues pour ne pas avoir à modifier les moteurs existants.

Ruban Bleu

Ruban Bleu a développé sa propre hélice, en plastique, pour ses moteurs électriques, apportant 15 % de performances supplémentaires et d’autonomie. © Eric Cabanas – IJ

Vous avez mené vous-même la recherche et développement ?

Il nous a fallu quatre ans et demi pour sortir cette hélice. Nous avons travaillé avec deux grandes écoles d’ingénieurs, sans succès. En fait, nous avons fini par la développer nous-même en interne avec l’ingénieur de l’entreprise. Notre bassin tournait durant des nuits entières pour tester ces hélices. Actuellement, il n’y a personne sur le marché capable de lancer un développement d’hélice de ce type pour petits moteurs électriques.

Pourquoi avoir développé vos propres moteurs ?

Notre fournisseur était en Autriche, une grosse entreprise avec un petit département pour le nautisme, travaillant uniquement sur commande, sans stock, avec des hausses importantes de prix. Un jour, j’ai pris la décision de lancer le développement d’un moteur POD1, avec la chance de trouver un dernier fabriquant 100 % français de moteurs électriques. Nous lui avons donné le cahier des charges et avons réalisé les tests. Les premiers moteurs ont tourné pendant des semaines et nous avons fini par sortir un moteur performant réalisé exclusivement pour nous, pour lequel les clients sont formés à la maintenance. Nous avons trouvé des solutions pour qu’ils durent longtemps, soient faciles à entretenir et à des prix abordables. Le fabriquant les réalise à 80 %, le reste est monté à Vigneux. Cela nous permet de fidéliser nos clients qui viennent chez nous en session de formation et nous rééquipons les bateaux avec ces nouveaux moteurs.

Ainsi, votre stratégie d’entreprise est venue au fur et à mesure ?

C’est le principe même de toutes les petites structures. Les prévisionnels sur quatre ans ou cinq ans sont tellement aléatoires pour une petite entité que ce n’est pas imaginable. On a une stratégie de développement plus lente. Nous avons développé les moteurs électriques car nous y avons été contraints par une situation ingérable. Ainsi, nous sommes aussi en train d’initier un nouveau marché avec une petite voiture électrique pour enfant en complément d’activité pour nos clients sur un petit circuit à côté de la base nautique.

En fait, vous profitez de la taille de l’entreprise qui permet souplesse et agilité ?

C’est une force. C’est ce qui nous a permis de remporter tout récemment un marché lancé par la ville de Neuilly-sur-Marne qui, à l’occasion des Jeux Olympiques, veut créer une base de location de bateaux électriques. Nous étions face à dix entreprises de la région parisienne et à tous nos concurrents fournisseurs de bateaux électriques. Nous avons été choisis car nous proposions l’ensemble : la billetterie, les pontons, les installations de stockage d’hiver. Nous sommes imbattables car si les autres savent faire des bateaux, ils ne proposent pas le reste. Nous serons opérationnels pour la mi-mai. Nous sommes les seuls à pouvoir proposer cette totalité de prestations. Et il n’y avait pas une stratégie à long terme qui définissait que nous allions faire cela.

Quels sont vos axes de développement ?

L’idée est d’aller sur l’export comme je l’ai dit et il nous paraît intéressant de faire évoluer le produit. Une bonne partie de notre chiffre d’affaires est désormais réalisé par la vente de pièces détachées. Nous avons un bateau baptisé Scoop+ acheté par des loueurs, positionné comme un bateau VIP avec des prestations plus haut de gamme. Depuis cinq ans, nous avons énormément de demandes sur ce bateau et nous en fabriquons de plus en plus. L’idée est, dans notre évolution, d’attaquer ce marché haut de gamme. Il y a une clientèle privée particulière intéressée mais qui est très exigeante et nécessite une grande proximité. C’est un autre modèle mais c’est dans les cartons.

Quels sont les obstacles dans votre développement ?

Notre plus grosse difficulté aujourd’hui porte sur le recrutement. C’est ce qui fait qu’en tant que petite entreprise, nous ne nous lançons pas dans des investissements trop lourds sans avoir la certitude de les faire fonctionner dans la durée. Nous avons beaucoup de mal à trouver ingénieurs et monteurs.

Dans le domaine électrique, n’étiez-vous pas un peu en avance sur votre temps ?

Quand Jérôme Croyère, le fondateur, s’est lancé en 1992, il était trop en avance. À partir de 2010, nous avons commencé à sentir une demande plus importante avec la problématique du changement de climat. L’Europe a interdit toute utilisation de moteur thermique sur les réserves d’eau potable, comme les retenues d’eau, certains lacs… Il y a encore énormément à faire dans notre métier, nous lançons par exemple le développement d’un nouveau moteur 48 volts, 4,5 kW, limite maximum avant la nécessité d’avoir un permis, l’équivalent du 6 CV en moteur thermique. Car nous avons constaté que le climat a changé au point qu’il y a de plus en plus de vent partout. Il faut donc des moteurs plus puissants pour équiper les bateaux. Le premier modèle de la gamme, cinq places, était équipé d’un moteur 0,6 kW et passait partout. Au fil du temps, nos clients se sont plaints de plus en plus, constatant qu’avec l’augmentation moyenne du vent, les bateaux avaient plus de difficulté à avancer. C’est une constatation réalisée depuis dix ans sur l’ensemble du territoire français. C’est la raison pour laquelle nous avons développé une nouvelle hélice et ce nouveau moteur plus puissant. Et par rapport à un moteur thermique, l’entretien et la consommation à la journée sont ridicules. Dans un résultat d’exploitation, c’est un facteur énorme.

Ruban Bleu

Les moteurs électriques POD ont été spécialement conçus et testés par Ruban Bleu avec l’une des dernières entreprises françaises spécialistes. © Eric Cabanas – IJ

Et qu’est-ce qui vous motive le matin ?

C’est de voir qu’il y a plein de choses à faire sur le marché, plein d’idées à développer. C’est très motivant. C’est voir comment on peut améliorer l’existant, prévoir les produits qui nous permettront de faire un bond en avant sur le marché et sur l’image que l’on peut avoir. À l’étranger, Ruban Bleu Electric Boats a une véritable reconnaissance. C’est vraiment une marque internationale aujourd’hui. C’est très satisfaisant.

1 Le POD est constitué par un moteur électrique placé dans un élément profilé immergé extérieur à la coque doté d’une hélice.

En chiffres

  • 2,2 M€ de CA en 2023
  • 9 salariés
  • 100 bateaux produits par an. Prévision 120 en 2024
  • 3 000 bateaux dans le monde