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Christian Caillé et Mireille Breheret : « L’entreprise, un outil pour défendre nos valeurs »

Pour Christian Caillé et Mireille Breheret, c’est une page qui se tourne. Après avoir créé et développé un des fleurons nantais de la mécanique. Avec Delta Meca (45 salariés, 5 M€ de ca), les deux dirigeants viennent de passer la main à deux des salariés de la Scop. Confiants et sereins, À l’issue d’une transmission soigneusement préparée, ils reviennent sur un parcours fortement empreint de militantisme.

Mireille BREHERET et Christian CAILLÉ, FONDATEURS DE DELTA MECA © Benjamin Lachenal

Delta Meca a été la première Scop d’amorçage de France. Pourquoi avoir choisi précisément ce modèle ?

Mireille Breheret : La Scop, c’est un cercle vertueux au service des salariés, de l’entreprise et du territoire. Quand on a créé l’entreprise en 2008, on avait déjà cette idée d’actionnariat salarial. On voulait ouvrir le capital à l’ensemble de l’équipe, de façon systématique.

Christian Caillé : Nous voulions surtout partager les profits et participer à l’émancipation des salariés. On a aussi voulu valoriser nos métiers où, culturellement, on oriente ceux qui sont en échec scolaire. Moi-même je l’étais et n’ai pas choisi d’aller vers ce métier. Et, en quarante ans, il n’y a pas eu beaucoup d’évolution finalement… C’est rare qu’un jeune dise : « Je veux être mécanicien, tourneur ou fraiseur ! »

MB : On s’est transformé en Scop en 2015, après avoir passé un an et demi à chercher le modèle qui nous irait bien. On a balayé des exemples d’entreprises, comme Proginov et ses 85% de salariés actionnaires, ainsi que les entreprises libérées. On a vite compris que, pour ces dernières, c’était un peu du marketing et surtout que les salariés étaient bien impliqués, mais qu’ils n’avaient pas de retour financier. Quant à Proginov, leur modèle nous a paru très bien, mais trop complexe pour notre entreprise.

CC : Une fois qu’on a démystifié les idées reçues liées aux Scop, on s’est rendu compte qu’on pouvait vraiment l’adapter à notre activité, notre structure, la taille de l’entreprise. Chaque Scop est différente au-delà des trois grands principes qui la régissent : un homme égal une voix, le partage des résultats et les salariés majoritaires au capital.

MB : Dans les statuts, on peut, par exemple, choisir si la candidature au sociétariat est volontaire ou obligatoire, on peut fixer le montant de sociétariat, l’ancienneté pour devenir coopérateur…

CC : Chez Delta Meca, les CDD et les salariés qui n’ont pas un an d’ancienneté ne peuvent être sociétaires. Ceux qui sont externes à la société sont, eux aussi, exclus.

Quels autres avantages avez-vous perçus ?

MB : Le recrutement, c’est notre première difficulté depuis le début de notre activité : trouver du personnel qualifié, ça a été la croix et la bannière ! Le but était aussi de fidéliser. Les jeunes n’ayant pas forcément choisi ces métiers ou n’ayant pas la maturité de leur choix, le turn-over est important.

On avait aussi envie d’impliquer les gens et de les aider. Pour cela, la Scop est un super outil pédagogique. Il permet de faire évoluer les personnes et de les faire monter en compétences : c’est du concret, ça les concerne directement.

CC : Très rapidement, on s’est aussi rendu compte que la Scop pouvait être un super outil pour la transmission, même si au départ ce n’était pas l’idée.

MB : Quand on regarde autour de nous, on se rend compte que les transmissions ne sont pas préparées. Dès le départ, on avait ce souci de transmettre à une équipe qui aurait participé à la richesse de la boîte. On ne voulait surtout pas être rachetés par un financier.

CC : Dans notre secteur, la plupart des boîtes historiques nantaises n’existent plus. Ça fait réfléchir à la transmission… On n’est pas immortel et notre intérêt en tant que chefs d’entreprise c’est que l’activité continue après nous. Un départ à la retraite, ça se prépare et il faut savoir partir quand on est au plus haut. Pour moi, ça a été un phare que de gérer notre fin de carrière et un devoir d’assurer la relève !

MB : Quand on voit l’énergie, les moyens financiers et humains qu’il faut pour développer une boîte, quel gaspillage si elle n’est pas transmise dans de bonnes conditions ! Même au niveau du patrimoine industriel, des compétences, c’est du gâchis.

Comment avez-vous facilité la montée des salariés au capital ?

MB : Quand on leur a proposé la Scop, 95% des salariés ont suivi. Mais, pour une structure comme la nôtre qui va bien et coûte financièrement ça peut être compliqué de prendre la main du jour au lendemain. Le principe d’une Scop d’amorçage, c’est qu’ils ont sept ans pour devenir majoritaires au capital.

CC : Ils n’ont pas de gros salaires, leur priorité c’est leur maison, leur famille. Pour cette raison, on a fait un gros montage financier pour les aider.

MB : On a aussi mis en place des outils dès le début : en 2009, un accord d’intéressement et en 2010, un plan d’épargne entreprise (PEE). Et on abondait tous les ans pour ceux qui mettaient au PEE pour les aider à épargner. Du coup, quand on a ouvert le capital, ceux qui étaient là depuis le début avaient déjà les 5 000 €, on ne puisait pas dans leur pouvoir d’achat. Maintenant, la montée au capital se fait par la participation. C’est donc assez indolore.

Au-delà de l’aspect financier, comment expliquez-vous la réussite de votre démarche ?

MB : Il faut un état d’esprit. Avant notre transformation, on avait déjà un mode d’organisation et de gouvernance participatifs. On présentait notre bilan tous les ans car on voulait qu’ils se rendent compte des chiffres, des investissements… les interpeller.

On a utilisé l’entreprise comme un outil pour défendre nos valeurs : l’équité, le penser collectif, le civisme d’entreprise. Mireille BREHERET

Nous sommes issus du milieu ouvrier nous aussi. On a donc travaillé à la banalisation de la réussite, notamment via la médiatisation. À chaque fois qu’on communiquait, on le faisait en orientant vers nos équipes, pour valoriser leurs métiers.

CC : Nos pairs dans la mécanique n’étaient pas du tout tournés vers ce type de structure. Notre priorité, c’était donc la réussite. Quand on a créé Delta Meca avec Mireille, notre défi c’était d’acquérir en trois ans la maturité d’une entreprise de dix ans, pour être reconnus par nos pairs. Si on avait été un peu limites dans la réussite économique, ça aurait été un argument de plus pour démolir le modèle Scop. On n’avait pas le choix : il fallait une belle boîte pour faire un gros pied de nez aux conservateurs !

CC : Et puis on s’est toujours fait accompagner, dès la création. Souvent, dans nos métiers, les gens sont des apprentis sorciers : ils pensent qu’ils sont capables de faire face à tous les sujets. Nous, on est restés centrés sur notre cœur de métier et pour tout le reste, on s’est fait accompagner. Ça nous a certainement évité beaucoup de déboires…

MB : Et ça nous a formés en même temps.

Quels combats se sont avérés difficiles à mener dans cette démarche ?

MB : Le modèle de la Scop n’est pas du tout utilisé, en particulier dans nos métiers, donc la peur de l’inconnu était très présente.

CC : Ce qui nous a demandé le plus d’énergie, ça a été de travailler sur l’acculturation. On a passé beaucoup de temps à faire de la pédagogie dans l’entreprise. C’était un projet collectif et la société ne les a pas préparés à ça. Il y a beaucoup d’égoïsme dans notre culture française : souvent les salariés savent prendre mais pas redonner à la collectivité, ce qui fait que ce genre de projet a du mal à aller au bout.

Quel bilan faites-vous aujourd’hui ?

MB : Pour moi, c’est la fierté d’avoir valorisé un beau métier qui mérite d’être redoré car il est très riche et d’avoir concrétisé un projet sociétal qui fonctionne, sur tous les plans, humain et économique. On a utilisé l’entreprise comme un outil pour défendre nos valeurs : l’équité, le penser collectif, le civisme d’entreprise.

On a donné beaucoup pour l’entreprise, on espère un peu être des modèles pour ceux qui prennent la relève. On est contents de partir en leur laissant un outil de travail qu’ils vont pouvoir encore développer, même si le contexte n’est pas évident. La boucle est bouclée.

On n’avait pas le choix : il fallait une belle boîte pour faire un gros pied de nez aux conservateurs ! Christian CAILLÉ

CC : Ma grande joie, c’est d’avoir travaillé à la pérennisation de l’activité. Notre structure en Scop permet de remettre beaucoup d’argent dans l’entreprise, de perpétuer un investissement technique et de rester toujours au top des évolutions. Ça permet aussi aux salariés d’avoir de meilleures conditions de travail.

Avez-vous des regrets ?

CC : Personnellement, je suis très déçu qu’il n’y ait pas eu plus d’émulation publique autour de cette vision. L’actionnariat salarial à un haut niveau n’est pas du tout valorisé en France ! On a été la première Scop d’amorçage de France et avec la médiatisation, je pensais que ça amorcerait quelque chose, mais ça ne bouge pas vraiment.

Je suis persuadé que cette vision est contemporaine et surtout futuriste. Mais les gens ne sont pas prêts, ni du côté des salariés, ni de celui des patrons. Il faudrait qu’on travaille à la démystification de l’entreprise avec un grand E. Je trouve que les politiques, les gros donneurs d’ordre, les pôles économiques, ne mettent pas assez en avant les modèles qui réussissent. Une entreprise comme Proginov et d’autres devraient être portés aux nues puisque ça fonctionne ! Et même au niveau des Scop, il y a un côté conservateur qui fait que ce n’est pas assez ouvert. On a l’impression que c’est un club fermé, ils ne sont pas bons en marketing. Les lignes bougent quand même, mais ça ne va pas assez vite.

MB : Après, Christian est très impatient ! Il faut laisser le temps aux choses d’être digérées…

On voit quand même une appétence pour ce type de structure, mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de méconnaissance.

Avez-vous fait des émules ?

MB : Chez Réseau Entreprendre, dont nous sommes membres, ils étaient un peu dubitatifs au départ. Quand ils ont vu qu’on concrétisait notre programme, leur regard a changé. Et puis la tendance aujourd’hui est de s’intéresser à l’impact des entreprises.

Indirectement aussi, comme on a beaucoup communiqué avec d’autres dirigeants, questionné leur mode de gouvernance, je pense qu’on a eu un impact.

Pour notre départ, on a reçu des messages de nos fournisseurs, de nos clients nous disant avoir beaucoup appris en se comparant.

Vous venez de transmettre la direction de l’entreprise à Damien Vostry et Arnaud Chevalier. Qu’est-ce qui a motivé votre choix ?

CC : Un jour on est tombé sur des jeunes motivés. Quand Damien est arrivé chez nous, il avait 26 ans et Arnaud, 24 ans. On les a stimulés pour développer leur altruisme, car pour être dirigeant, il faut l’être. On leur a donné envie de s’occuper de la collectivité alors que c’est plutôt ingrat, les gens étant peu reconnaissants envers ceux qui s’impliquent pour eux. Quand je les écoute aujourd’hui, ils savent pourquoi ils sont là et pourquoi ils ont voulu postuler à la succession. C’est un sujet de fierté.

Comment s’est passée la transmission ?

CC : Elle a pris cinq ans. Depuis deux ans, Damien anime les conseils d’administration. Et depuis un an, on ne prend plus de décision, on était là en support. On les a vraiment mis en situation.

MB : Le conseil d’administration les a officiellement élus PDG et DGD depuis le 31 août.

CC : On a investi énormément dans leur accompagnement, leur formation, on a même ralenti, il y a trois ans, le développement de la boîte pour qu’ils n’aient pas un trop gros patrimoine industriel à gérer. Je suis convaincu qu’une des raisons de non réussite des transmissions, c’est le manque de progressivité dans la montée en puissance des successeurs.

Qu’allez-vous faire maintenant ?

CC : Si on était sollicités pour soutenir l’entreprise solidaire, je serais capable de remettre un grand coup de rein pour valoriser ce type de structures, la transmission. Pour moi, c’est presque le combat d’une vie !

MB : Je suis administratrice du Réseau Entreprendre et responsable de la commission Impact au niveau national, composée d’une dizaine de membres. Elle met en valeur les démarches environnementales, sociales et sociétales. Je vais aller au bout de mon mandat.