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ENTRETIEN – Sophie Pineau, Getex : « Le luxe, clé de voûte du made in France »

Sophie Pineau est présidente de Getex, fabricant de vêtements à façon, installé à Challans depuis 1978. Dans les années 90, la fièvre de la délocalisation avait frappé durement la filière française du textile et de l’habillement. L’entreprise vendéenne avait alors opéré un virage stratégique en innovant et en montant en gamme sa production. Aujourd’hui, sa clientèle luxe, fer de lance du regain du made in France, porte 87 % de son chiffre d’affaires.

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Sophie Pineau, présidente de Getex. ©Benjamin Lachenal

Quels sont les savoir-faire et les spécialités de Getex ?

Fondé en 1978, Getex est aujourd’hui spécialisé dans la confection des pièces à manches (blousons, parkas, doudounes) garnies de duvet de canard ou de ouate floconnée, mais aussi des vêtements étanchés. Nous travaillons pour le secteur du luxe et du haut de gamme. Nous fabriquons aussi des vêtements administratifs et militaires, ainsi que des toiles industrielles pour le secteur automobile, pour des décapotables de luxe. En parallèle, nous avons une petite activité confidentielle : So&J.

Comment est née cette marque ?

En 2013, à la suite de la faillite d’un de nos clients du luxe, nous nous sommes retrouvés avec un stock important de tissu sur les bras. Nous avons alors décidé de lancer notre propre ligne de vêtements haut de gamme, So&J, au style chic et décontracté. So pour Sophie, J pour Joseph, mon père et ancien dirigeant de l’entreprise. Les premiers modèles sont vendus en 2015. Pour maintenir des prix abordables, la confection est confiée à notre filiale tunisienne Fermyl. Chaque année, nous proposons trois à quatre modèles différents : les 200 pièces confectionnées sont vendues auprès des salariés et de particuliers vendéens. Toutes sont issues de fins de stock et de rouleaux ou de chutes de tissus. Il y a aussi la gamme So&J Business qui s’adresse aux entreprises. Pour leurs cadeaux de fin d’année ou pour leurs événements, nous leur proposons des doudounes sans manche ou des soft shell[1] avec leur nom ou logo.

Votre père, Joseph Moreau, achète Getex en 1992. Alors que le phénomène de délocalisation explose, quels virages fait-il prendre à l’entreprise ?

Quand mon père[2] achète Getex, l’entreprise est saine. Elle fabrique des vêtements « femme » et « enfant » en grande série pour des marques de moyenne et bas de gamme. La société compte alors 110 collaborateurs et trois sites : deux à Challans et un à Sallertaine[3], à proximité. Elle dispose aussi depuis 1988 d’une filiale tunisienne qui emploie 35 personnes. En pleine montée de la délocalisation, c’est un atout pour maintenir les coûts de production, mais cela reste insuffisant pour conserver l’emploi localement. Pour décrocher de nouveaux marchés, mon père décide de mettre le cap sur l’innovation et de monter en gamme. Getex acquiert alors deux nouveaux savoir-faire.

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Fermyl, filiale tunisienne de Getex depuis 1988. ©Getex

D’abord, la confection de vêtements étanchés. En 1995, nous décrochons notre premier contrat avec un service public français. La fabrication a d’abord lieu en France, puis rapidement en Tunisie. La dernière commande a lieu en 2016. Depuis, ce grand groupe a fait le choix de faire fabriquer ses tenues administratives en Asie. Cette longue collaboration nous a néanmoins ouvert un nouvel horizon : celui des vêtements administratifs et militaires.

L’autre grande initiative de ces années 90, c’est celle de la doudoune et de son duvet de canard. Ce savoir-faire nous a permis de conquérir le marché du luxe.

Si ces deux virages stratégiques nous ont aidés à nous démarquer de la concurrence, ils ne nous ont pas permis d’échapper à la crise économique de 2008. Entre licenciements, départs volontaires et départs à la retraite non remplacés, quand j’arrive en 2011, Getex ne compte plus que 60 salariés à Challans contre 160 en Tunisie.

Aujourd’hui, trente ans plus tard, le made in France est de nouveau tendance. Quel est votre regard sur le sujet ? 

Pour moi, la fièvre de la relocalisation est née massivement avec le Covid. Chez Getex, après trois jours de fermeture seulement, nous nous sommes retrouvés à fabriquer des masques en tissu pour un grand laboratoire vendéen, à plus de 5 000 exemplaires. Mode Grand Ouest, qui fédère les acteurs textile et habillement de la Normandie à la région bordelaise, en passant par la région Centre, a parallèlement structuré la filière. Le groupement a acheté du tissu pour ses 105 adhérents et a créé un site marchand dédié. Cette production nous a considérablement rapprochés et a remis du sens dans nos entreprises. Nos couturières se sont senties utiles.

Deux ans plus tard, nous ressentons le regain du made in France via nos clients « luxe », avec une forte hausse de la demande en 2022. Mais en-dehors de ce secteur, je ne pense pas qu’il y ait de viabilité économique. Vu le coût de travail en France, je crains que cela ne soit qu’un feu de paille ou du moins une niche. En automatisant la fabrication, on peut éventuellement limiter le coût de la production. Mais cela nécessite un investissement et l’automatisation est donc une solution pertinente pour les grandes séries. Pour moi, la relocalisation, c’est à la fois une question de marché, de volume et de main-d’œuvre disponible, autrement dit de recrutement.

Je crois davantage à une relocalisation à l’échelle Euromed, une zone pour l’industrie textile qui comprend tous les pays de l’Est sauf l’Ukraine, le sud de l’Europe et le Maghreb (Maroc et Tunisie)[4] et avec laquelle nous avons des droits de douane préférentiels. Cela aura forcément des retombées positives en France. Pourquoi ? Parce que lorsque nous lançons une production dans notre filiale tunisienne, tout ce qui est réalisation de prototype, achat de matière, logistique est géré en France, à Challans.

En 2011, vous arrivez dans l’entreprise dans une perspective de transmission. Comment s’organise-t-elle ?

Après 11 ans dans la finance, j’ai démissionné de mon poste dans un fonds d’investissement pour rejoindre Getex comme directrice générale. Cinq ans auparavant, j’avais déjà questionné mon père sur le sujet. J’avais une bonne situation. Il m’a dit non. J’ai poursuivi ma carrière. Mais l’envie de passer de l’autre côté de la barrière était de plus en plus forte. Un jour, j’ai étudié un projet de reprise et je l’ai présenté à mon père pour avoir son avis. Il m’a écouté attentivement et m’a dit : « Si tu veux absolument diriger une entreprise, viens chez Getex. Laisse-moi un an pour m’organiser. »

Le 1er juillet 2011, je suis arrivée chez Getex. Trois plus tard, je rachetais 100 % du capital. Mon père m’a guidée progressivement dans cette nouvelle aventure. En 2012, il a pris sa retraite mais a réellement quitté l’entreprise l’année suivante, deux ans après mon arrivée. Parfois, comme sur le projet de la nouvelle usine, il m’arrive encore de le solliciter.

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Getex, un fabricant textile et habillement basé à Challans. ©Getex

Quelles valeurs vous a-t-il transmises ?

Il m’a transmis son ouverture d’esprit, son goût pour l’innovation et son sens de la confiance, même si, pour moi, la confiance n’exclut pas le contrôle. Au contraire, mettre en place des outils de pilotage permet de prendre les bonnes décisions au bon moment. Mon père avait également un management convivial : sur ce point, ce fût plus difficile pour moi. Les premières années, je dirigeais beaucoup via les mails. Instaurer plus de convivialité au quotidien m’a pris du temps. Aujourd’hui, je traduis cette valeur par davantage de communication, véritable ciment de l’entreprise.

Quelle est votre politique RSE ?

En 2014, nous avons commencé par mettre en place un plan de prévention des troubles musculo-squelettiques (TMS). Tous les matins, nous commençons la journée par des échauffements. Il y a deux ans, nous avons formalisé notre politique RSE. Sur le volet bien-être au travail, nous avons ajouté des cours de pilates, une fois par semaine, après le travail. Depuis le confinement, une journée sur deux commence par dix minutes de méditation. Fin 2019, en concertation avec les salariés, nous avons lancé le projet de la construction de la nouvelle usine. Nous avons emménagé en août 2021 dans ce bâtiment plus spacieux, plus confortable et équipé de nouvelles machines. Grâce à son isolation et son système de chauffage améliorés, notre consommation d’énergie a baissé de 50 %. Cela représente une économie de 30 % sur la facture. En parallèle, nous avons réduit nos déchets de 60 % en améliorant le tri.

Dans cette perspective de développement durable, nous participons actuellement à une expérimentation initiée par le Collectif Émergence, association ligérienne d’artisans-créateurs [5], autour de leur collecte, du tri et de la revalorisation des déchets textiles et cuir en Pays de la Loire. Sachant que, depuis deux ans, nos clients luxe nous imposaient déjà la collecte et le recyclage de leurs chutes de coupe.

Vous participez à l’étude sur l’Ecodesign score. De quoi s’agit-il ?

Nous participons à cette étude grâce à la dimension écoresponsable de notre marque et pour représenter les petites entreprises. À l’image du nutriscore, l’Ecodesign score est un outil pour mesurer l’impact environnemental des vêtements sur l’ensemble de leur cycle de vie. Cette démarche, pilotée par le Défi[6], s’inscrit dans le cadre de la loi Climat et résilience. Elle repose, entre autres, sur des indicateurs de traçabilité, de durabilité ou d’écoconception. La note A, B, C, D ou E prend en compte les émissions de gaz à effet de serre, les atteintes à la biodiversité, la consommation d’eau et autres ressources naturelles. L’Ecodesign Score devrait être obligatoire à partir du printemps 2023 pour toutes les marques qui vendent des vêtements en France.

Comme toute la filière, vous rencontrez des difficultés de recrutement. Qu’avez-vous mis en place pour y remédier ?

Ces difficultés de recrutement existent depuis longtemps. Chaque année, en Pays de la Loire, 400 personnes obtiennent un diplôme dans les métiers de la mode (couturière, modéliste…). Or les entreprises ligériennes du textile et de l’habillement n’arrivent à capter que 20 % de cette main-d’œuvre nouvellement qualifiée. La majorité des nouveaux diplômés partent à Paris, temple de la mode, ou s’installent dans une autre région. La filière ligérienne ne peut pas compter uniquement sur la formation initiale pour répondre à ses besoins.

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Sophie Pineau, présidente de Getex. ©Benjamin Lachenal

C’est pourquoi, chez Getex, avec l’aide de Pôle emploi, nous avons lancé en 2022 une POE, une préparation opérationnelle à l’emploi, à destination des personnes sans activité. À l’issue d’une formation de base de trois mois, réalisée en interne entre septembre et décembre, nous venons d’embaucher huit personnes en CDI. C’est la sixième fois en dix ans que nous utilisons ce mode de recrutement, mais c’est seulement la deuxième fois que la formation se déroule au sein de Getex. Et c’est ce qui fonctionne le mieux.

Ce POE représente 70 % de nos recrutements en 2022. Notre objectif est de recruter 17 autres couturières d’ici 2025. J’ignore encore si ce sera via un POE. Il y a un an, nous avons créé une petite équipe de recrutement. Nous nous réunissons régulièrement pour faire le point sur nos actions et améliorer notre marque employeur. C’est un travail de longue haleine : entre 2019 et 2021, les recrutements ont à peine suffi à remplacer les départs en retraite et volontaires. En 2022, nous arrivons enfin à inverser la tendance avec dix arrivées contre six départs.

Une mauvaise image de la profession explique-t-elle aussi cette situation ?

Aujourd’hui, je ne pense pas. L’image de nos métiers s’est considérablement améliorée et nous avons aussi des candidatures spontanées. Il y a effectivement la question de la rémunération. C’est sans doute notre point faible. En début de carrière, selon la grille de la convention collective, le salaire d’une couturière est légèrement au-dessus du Smic. Chez Getex, en 2022, nous l’avons augmenté de 8 %. Nous ne pouvons faire mieux, au risque de ne plus être compétitif. C’est aussi pour ces raisons, pour défendre la profession au niveau national, pour faire du lobbying, que je suis présidente de Mode Grand Ouest depuis 2021 pour un mandat de trois ans. Je fais aussi partie de l’Institut français du textile et de l’habillement (IFTH) et de la Fédération française du prêt à porter féminin comme administrateur.

Quels sont vos projets ?

2023 sera placée sous le signe de l’innovation. Depuis 2018, Getex fait partie du projet InnoFabMod, piloté par l’IFTH, l’Institut français du textile et de l’habillement. Sa vocation : imaginer l’atelier de fabrication de vêtements du futur. L’un des volets est dédié à la cobotique. La cobotique désigne la coopération, l’interaction entre un robot et un humain. À partir du mois de février, nous allons accueillir un cobot au niveau de la préparation de coupe. Il sera en test jusqu’à la fin de l’année. L’objectif est double : diminuer les TMS ainsi que les coûts de production. Parallèlement, nous poursuivrons l’automatisation de certaines opérations de couture.

En chiffres

  • Getex (Challans) : 60 salariés
  • Fermyl (filiale) : 160 salariés
  • CA (2022) : 4 M€ dont 87 % dans le secteur du luxe, 10 % dans les secteurs administratif et militaire, et 3 % pour la toile industrielle. So & J : moins de 1% du CA.