Couverture du journal du 26/04/2024 Le nouveau magazine

Entretien avec Magali Olivier, directrice opérationnelle La Cantine et Adrien Poggetti, directeur La Cantine : « On veut mélanger les genres »

Ils sont à la veille d’installer La Cantine dans les locaux flambants neufs de la Halle 6 Est, à Nantes, en plein cœur d’un Quartier de la création qui prend forme. Dirigeant ensemble, depuis douze ans, cette association qui anime l’écosystème numérique, Adrien Poggetti et Magali Olivier se sont arrêtés un moment. Le temps de regarder dans le rétroviseur et de faire le tour des enjeux de la Tech métropolitaine.

Magali Olivier, directrice opérationnelle La Cantine et Adrien Poggetti, directeur La Cantine

Magali Olivier, directrice opérationnelle La Cantine et Adrien Poggetti, directeur La Cantine © Benjamin Lachenal

Vous nous accueillez dans ce nouveau bâtiment que vous qualifiez vous-mêmes de totem pour la French tech. C’est une étape importante pour vous ?

Adrien Poggetti : C’est l’aboutissement d’un travail qui dure quasiment depuis les débuts de l’association… À l’époque, quand on avait ouvert la première Cantine, celle qui a brûlé il y a cinq ans, on avait sollicité les collectivités locales pour avoir un financement. Elles avaient accepté de nous soutenir à la condition que, lorsque ce bâtiment serait prêt, on vienne s’y installer, afin d’être parmi les acteurs qui contribueraient à la dynamique du Quartier de la création. On était loin d’imaginer qu’on y serait dix ans plus tard…

Quels sont la place et le rôle dévolus à La Cantine dans cette Halle 6 ?

AP : En opération directe pour La Cantine, on va disposer de 1 800 m2, plus les parties communes, ce qui nous fait un total de 2 500 m2 à gérer, contre un peu plus de 1 000 m2 dans nos anciens locaux. Ce qui est important, c’est que ces 2 500 m2 vont servir de point de jonction entre tous les acteurs. C’est un bel outil pour continuer ce que l’on sait faire et une forme de concrétisation de la vision que l’on porte depuis dix ans.

Magali Olivier : On a aussi la mission d’animer tous les locataires de la Halle 6 en plus de nos coworkers et de l’équipe de La Cantine. Et comme on se rapproche physiquement aussi d’acteurs comme l’Université de Nantes, l’École de design, ça va nous permettre de mieux travailler avec eux.

AP : Et même, plus largement, avec l’ensemble des acteurs du quartier. Il y a une vraie attente là-dessus ! Le fait d’avoir autour de nous le Mediacampus, l’École des Beaux-Arts, Stereolux, les Makers, les industries créatives et culturelles… on est dans un environnement extraordinaire ! Et l’idée, c’est que la Halle 6 soit le lieu où tout cela se croise ; ça va être hyper intéressant à travailler au quotidien. Et puis, on ferme aussi une boucle avec cette inauguration du 9 décembre. Plusieurs start-up sont nées dans cette Halle 6, comme Intuiti, Do you buzz, qui ont été quelque part à l’origine de la naissance de l’association il y a treize ans.

Avez-vous le sentiment que La Cantine soit arrivée à maturité ?

AP : En tout cas, on a fait un bon bout de chemin ! On a vu les débuts de l’écosystème des start-up. On a accompagné une première génération d’entrepreneurs, puis une deuxième et aujourd’hui une troisième. On a beaucoup appris nous aussi, fait des erreurs… L’échec fait partie de l’aventure et on le valorise, l’important étant de ne pas faire deux fois les mêmes bêtises.

Vous évoquez trois générations d’entrepreneurs. Comment les caractériseriez- vous ?

AP : La première étaient des défricheurs. Ces entrepreneurs, tels Mickael Froger Julien Hervouet (CEO de Lengow et iAdvize, NDLR), ont pris des claques pour ceux qui sont arrivés après, ils ont ouvert des lignes aussi. Il y a eu des réussites, d’autres se sont plantés… À La deuxième génération, ils étaient un peu plus nombreux et bénéficiaient de l’expérience de la première. C’est Gens de confiance, AlloVoisins, 10-Vins… Ils ont contribué à structurer l’écosystème, nantais et national, accompagné le mouvement de fond qu’est la French tech. Quant à la nouvelle génération, on a des entrepreneurs qui essaient d’amener du sens dans les projets, de mettre la Tech au service de quelque chose. C’est vraiment un souhait que l’on a de travailler sur l’impact sociétal, mais aussi environnemental, de la Tech. Même si, bien sûr, il y a encore des gens qui créent des boîtes « juste pour lever des millions »…

MO : On veut remettre la Tech à sa place, c’est-à-dire au service du vivant et pas l’inverse.

AP : C’est sans doute la grande différence entre La Cantine historique et celle d’aujourd’hui. On a la chance d’avoir des start-up comme Smartway, Lhyfe, qui montrent qu’il y a des modèles économiques possibles sur des technologies qui ont un vrai impact positif.

 La Cantine

© La Cantine

Pour autant, est-ce qu’il y a une volonté de décourager celles qui vont de levées de fonds en levées de fonds, sans créer de la valeur ?

AP : On n’en est pas là encore. Mais c’est vrai qu’on peut s’interroger sur les modèles de certains entrepreneurs qui font peu de cas de l’impact de ce qu’ils proposent. C’est un vrai sujet éthique. Nous, on ne refuse d’accompagner personne, on n’est pas là pour juger les entrepreneurs et leurs projets. Mais c’est sûr qu’on fera plus d’effort pour ceux qui portent des projets qui ont du sens, au service de l’intérêt général. Il y a une question d’emplois créés aussi… Après, sur les formats d’événements que l’on propose, on met des doses de responsabilité, de sens, d’interrogation. On pousse les jeunes entrepreneurs à s’interroger sur leurs modèles de réussite, d’entreprise, les impacts. Ils nous écoutent ou pas, mais on essaie le plus possible de leur donner des clés de compréhension. En tout cas, globalement, ce que l’on voit c’est que le sujet du sens est de plus en plus présent. Il y a une vraie tendance de fond. D’autant que les jeunes générations sont de leur côté très en demande de sens. Et du coup, à l’heure où le recrutement est un sujet, les boîtes qui n’ont pas de sens ou d’impact ont de plus en plus de difficultés à recruter. Et quand on parle de sens, ce n’est pas juste le sens de l’activité, c’est aussi le bien-être au travail.

LA TECH EST AUJOURD’HUI UN PEU TROP BAC+5, MASCULINE, BLANCHE. OR LA « CONSANGUINITÉ » DANS LES BOÎTES N’A JAMAIS ÉTÉ UN FACTEUR CLÉ DE SUCCÈS

Justement. Parmi les enjeux qui apparaissent les plus immédiats dans le numérique, on pense évidemment au recrutement. Quel état des lieux faites-vous ?

AP : On a des problèmes de riches aujourd’hui dans la Tech ! Sur la grande métropole nantaise, le numérique c’est 10 000 emplois nets supplémentaires depuis 2014. On est ainsi passés de 19 000 à un peu moins de 29 000 en l’espace de sept ans. Il y a une dynamique de création d’emplois très rapide, avec de plus en plus de start-up, Nantes étant une métropole qui les attire et tant mieux ! Maintenant, c’est sûr que ça génère aussi des problématiques. Sur l’écosystème au sens large, on a aujourd’hui plusieurs challenges. Il y en a un premier, que tout le monde connaît, sur l’immobilier de bureaux, avec une hausse des prix. C’est un sujet dans le centre-ville de Nantes. Et puis ça génère surtout une concurrence entre les entreprises pour attirer les meilleurs profils. Quand l’écosystème était plus petit, les dirigeants faisaient en sorte de préserver l’équilibre des relations et évitaient de chasser les uns chez les autres. Aujourd’hui, ça devient plus difficile.

Une des solutions ne serait-elle pas de sortir la Tech de l’épicentre nanto-nantais ?

AP : Il faut avoir en tête qu’on a des entreprises qui, pour être attractives aujourd’hui auprès des talents, veulent mettre en avant leurs conditions de travail. Ce que nous disent les recruteurs, c’est que le salaire devient presque secondaire par rapport à ce critère. L’accessibilité des bureaux est devenue un sujet central aujourd’hui. Les salariés veulent pouvoir s’y rendre en vélo et que ça ne leur prenne pas plus de dix ou quinze minutes. De fait, on a des boîtes qui sortent de la périphérie nantaise pour revenir dans le centre afin d’être attractives auprès de ces profils. À l’inverse, je pense qu’on a aussi le devoir de mieux mailler notre territoire et de faire en sorte que la Tech, ça ne se passe pas qu’à Nantes. Qu’on arrive à recréer des hubs qui vont permettre d’avoir des mobilités moins brutales vers le centre-ville et plus éclatées. Mais ça va prendre un peu de temps… Même si c’est plus un sujet de développement économique, on a contribué à alimenter les dynamiques locales, notamment en travaillant avec les acteurs de la French tech Saint-Nazaire La Baule et, oui, je pense qu’il est essentiel de favoriser cela, au-delà même du territoire, en direction de la région, notamment Angers où il y a aussi un écosystème intéressant. Mais on n’a aucune volonté de faire à la place des acteurs. On ne va pas arriver et faire la leçon à tout le monde. En revanche, si les acteurs ont besoin de nous pour faire du retour d’expérience, qu’on les aide à structurer des démarches pour une dynamique sur place, on le fait avec grand plaisir. C’est d’ailleurs le cas à Saint-Nazaire aujourd’hui, ça a été le cas à Angers il y a quelques années.

Quels sont les leviers pour résoudre ce problème de main-d’œuvre ?

AP : On travaille beaucoup avec l’agence Nantes Saint-Nazaire développement pour mener des actions qui permettent d’aller chercher les talents dont les entreprises ont besoin.

MO : On va « chasser » des talents qui sont principalement à Paris. Des opérations de séduction sont menées, avec des jobs dating notamment et des animations dans le cadre d’événements qui ont lieu à Paris, particulièrement sur les profils techniques qui sont la priorité du moment. L’idée, c’est de montrer l’attractivité du territoire, notamment à travers la qualité de vie et l’intérêt de travailler dans les boîtes qui sont ici. Et l’autre piste sur laquelle on travaille, c’est la reconversion dans les métiers du numérique.

Et ça fonctionne ?

MO : Ça dépend des profils recherchés par les entreprises, sachant que sur les reconversions, forcément, on n’est pas sur des profils seniors.

AP : Sur Nantes métropole, il manque aujourd’hui à peu près 5 000 profils de développeurs et développeuses pour répondre à la demande des entreprises. Ce chiffre de 5 000, c’est en fait un déficit structurel. On sait que l’on forme entre 1 000 et 1 500 personnes sur le numérique tous les ans avec l’ensemble des formations que l’on a sur le territoire, Université et écoles privées. On sait aussi qu’en moyenne il y a entre 1 500 et 1 700 jobs créés chaque année. Ajoutée à cela la mobilité entre les entreprises, il y a un moment où l’on a beau faire de la reconversion, pousser à la création de formations, à la fin il manque toujours structurellement des profils. Ce n’est d’ailleurs pas un problème spécifique au territoire : je ne connais pas une métropole qui n’a pas cette problématique aujourd’hui.

ON EST PERSUADÉS QUE DES RENCONTRES ENTRE START-UP, PME, ETI, PERSONNES ISSUES DE QUARTIERS PRIORITAIRES… VONT NAÎTRE LES PROJETS DE DEMAIN ! DES PROJETS VRAIMENT REPRÉSENTATIFS DE LA SOCIÉTÉ

Y a-t-il d’autres actions menées ?

AP : On a mis en place des programmes. Ils participent à une sorte de prise de conscience sur le fait qu’il y a des publics, un peu loin de l’écosystème aujourd’hui, qui peuvent trouver, à travers les métiers numériques, une porte de sortie. La Cantine ne va pas résoudre le problème de l’emploi toute seule, mais avec un certain nombre d’acteurs sur le territoire. Pas mal d’actions sont menées pour sensibiliser, par exemple, les jeunes femmes dans les écoles ou les jeunes dans les quartiers. Ce sont de vrais enjeux pour les cinq à dix ans qui viennent car la Tech est aujourd’hui un peu trop bac+5, masculine, blanche. Or la « consanguinité » dans les boîtes n’a jamais été un facteur clé de succès. On essaie donc depuis deux, trois ans, de travailler là-dessus. Et on ne va pas se mentir : ça va être long de produire des effets…

MO : On est encore dans un imaginaire où les métiers de la Tech sont très connotés masculins. C’est dès l’école qu’il faut pouvoir changer cela.

Et à votre niveau, que faites-vous pour aller vers plus de parité dans les métiers du numérique ?

AP : On se bat pour avoir la parité dans les statuts de l’association. Ça fait deux ou trois ans qu’on n’a pas organisé un seul événement où il n’y a pas au moins autant de femmes que d’hommes sur scène, ce qui n’est pas un petit exploit dans un secteur où l’on compte 70 % d’hommes… Mais c’est un engagement qui nous paraît juste et nécessaire.

MO : Ça nécessite une vraie volonté car ça prend plus de temps de faire un événement qui tend vers la parité. Les femmes ont souvent du mal à prendre la parole en public, à se montrer. Elles disent ne pas se sentir légitimes et nous renvoient souvent vers… leur directeur. C’est le serpent qui se mord la queue. Les hommes, eux, n’ont aucun problème à monter sur scène! Quand on fait des appels à conférence, ceux qui répondent sont à 90 % des hommes. Après, parmi les plus jeunes, je sens quand même quelque chose qui est en train de monter. Les femmes ont plus confiance en elles, en leurs compétences. Il y a plus d’indépendantes aussi et, de ce fait, elles ont moins de mal à prendre la parole car elles sont expertes. Ce qui est certain, c’est que c’est un sujet complexe. On veut aider les femmes à prendre la parole, mais on ne sait pas non plus jusqu’où on peut aller. On n’a pas non plus envie d’être dans une forme de condescendance, avec un discours qui serait de dire « tu ne sais pas parler, on va t’apprendre à le faire… » Il faut trouver le bon curseur. Heureusement, il y a des structures comme Femmes du digital Ouest qui font ça très bien.

Jusqu’où souhaitez-vous ouvrir la Tech ?

AP : L’un de nos axes de travail actuellement est de faire le lien avec les PME et les ETI du territoire qui sont souvent innovantes mais qui parfois ne le savent pas et qui, en tout cas, jamais ne se disent que venir à La Cantine peut être une bonne opportunité pour elles. De challenger leurs équipes, de découvrir des start-up qui peuvent être intéressantes pour leurs activités… Un de nos enjeux, c’est de les inciter à venir.

MO : Notre volonté c’est vraiment de mélanger les genres. On est persuadés que des rencontres entre start-up, PME, ETI, personnes issues de quartiers prioritaires… vont naître les projets de demain ! Des projets vraiment représentatifs de la société.

AP : C’est un des sujets qui va nous intéresser dans les années qui viennent…

MO : Et qui permettra d’avoir une Tech plus responsable et répondant à de vrais besoins.

Web2day

© Web2day

Web2day, le retour !

Après une pause en 2020, le Web2day est de retour à Nantes les 1er, 2 et 3 juin 2022. Le festival, événement national de l’écosystème numérique et d’innovation, revient avec un mot d’ordre : l’ouverture. Ouverture sur le Quartier de la création avec de nouveaux lieux d’accueil. Ouverture sur un public élargi aux PME, aux ETI, à l’industrie… Ouverture, enfin, dans la programmation, avec d’un côté, des bonnes pratiques pour les professionnels du web et de l’innovation et de l’autre, une prise de hauteur sur des sujets sociétaux (santé, smart city…). Une centaine de speakers interviendra sur les trois jours pour 15000 personnes attendues.

Ouverture de la billetterie le 9 décembre sur Web2day.co