Comment est née l’aventure Shopopop ?
Antoine Cheul : J’étais en Inde, j’avais cette idée de concept en tête en lien avec les Dabbawallahs. En en discutant avec un prof, il m’a parlé de Johan qui avait gagné un concours de start-up et qui avait envie de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale. On s’est rencontré autour d’une bière et c’est parti comme ça.
Quelle était l’idée de départ ?
Johan Ricaut : L’idée était de répondre à la problématique, très technique quand on la regarde d’un point de vue logistique, de la livraison du dernier kilomètre. L’analyse de départ étant qu’il y avait un trou dans la raquette par rapport aux solutions proposées, notamment dans la raquette économique ; les modèles actuels étant très difficiles à faire tenir sur le plan de la rentabilité. Ce qui nous a fait pencher pour l’économie collaborative, c’était cette mobilité présente partout, tous les jours. On savait transporter des personnes à travers les flux existants grâce à Blablacar et on s’est dit qu’on pouvait faire la même chose, sur des trajets plus petits, pour transporter des marchandises.
AC : Dès le départ, l’idée était de proposer un service qui fonctionne aussi bien en milieu rural qu’en ville. Ce qui nous permet aujourd’hui de couvrir 60 % des zones rurales reculées (ZRR). C’est lié à notre histoire aussi : j’ai grandi dans un village de mille habitants.
Quel est le visage de votre communauté de livreurs ?
JR : Le premier réflexe est d’imaginer que c’est un étudiant, mais on n’en a pas tant que ça. D’autant qu’aujourd’hui on est surtout ancrés dans la distribution alimentaire : il faut une voiture pour livrer des courses. Si on veut donner un « persona », c’est plutôt un actif qui profite de son trajet domicile/travail/domicile pour faire des livraisons. Après, ça changera peut-être. On a aujourd’hui des partenariats avec des enseignes comme Eram et une paire de chaussures peut très bien se transporter à pied ou à vélo…
Vous êtes à la croisée de plusieurs thèmes aujourd’hui centraux, que ce soit l’économie collaborative, la digitalisation du commerce, la logistique du dernier kilomètre… Vous avez eu le bon « time to market » !
AC : On a travaillé pour avoir de la chance ! Un épisode comme le Covid, qui a accéléré de deux ou trois ans les usages, on ne pouvait bien entendu pas le prévoir. Maintenant, quand c’est arrivé, tout était en place et on enregistrait déjà une forte croissance…
Cet effet Covid, pour vous, est-il durable ?
AC : Absolument. Au plus fort du Covid, lors du premier confinement, on a triplé notre chiffre d’affaires. Aujourd’hui, quand on est sur ce niveau de chiffre d’affaires, c’est une toute petite journée. En fait, le premier confinement a été un gros coup d’accélérateur, l’activité a baissé un peu derrière et ensuite elle n’a cessé de grimper.
Vous vous inscrivez en opposition avec les géants du e-commerce. Quelles sont les valeurs que vous revendiquez ?
AC : Nos shoppers sont des particuliers qui vont livrer en moyenne huit à dix fois par mois. On est très loin d’un emploi, et d’ailleurs on se bat pour que les gens ne surutilisent pas la plateforme. On ne veut pas que ce soit pour eux un boulot, sinon on se retrouverait dans un modèle social qui ne nous convient pas. On ne veut surtout pas devenir nécessaires à leur vie.
JR : Concrètement, en fonction de son activité sur l’application, l’utilisateur voit les prochaines livraisons avec un delta supplémentaire par rapport à un autre moins actif. On développe aussi dans l’application la notion de trajets réguliers, ce qui permet de renseigner ses déplacements et d’être notifié plutôt sur des livraisons qui correspondent à son trajet plutôt que d’opérer un trajet spécifique. On ne veut pas se retrouver avec une communauté de dix personnes à l’échelle de Nantes qui vont faire cent livraisons tous les jours. D’ailleurs, ce n’est pas nous qui attribuons une livraison à l’utilisateur, c’est lui qui la choisit. S’il n’a pas envie d’utiliser l’application pendant trois ou quatre semaines, personne ne va venir le rappeler à l’ordre, il ne sera pas pénalisé.
AC : Derrière cet engagement, il y a aussi un impact écologique important. Si on est capables de proposer la bonne livraison, intrinsèquement, on sera vertueux. Aujourd’hui, la philosophie est là, mais on n’est pas encore en mesure de calculer l’impact carbone de Shopopop. On a encore un gros travail de datas et d’ergonomie à faire pour en arriver là. On espère pouvoir le faire d’ici la fin de l’année prochaine. De manière générale, on travaille en continu sur notre appli pour faire en sorte qu’elle colle au mieux avec notre discours.
De quelle manière percevez-vous les modèles qui émergent ?
AC : Avec l’ubérisation, il y a une tendance à l’appauvrissement des personnes. Le système fait que l’on abuse de leur manque de maturité économique. Parallèlement, plus les gens consomment sur Amazon, plus on va voir se développer les dark kitchen ou les dark store 2. Le risque, c’est de n’avoir que des murs dans nos villes et plus de vitrines avec à l’intérieur des commerçants passionnés. Aux débuts de Shopopop, on était tombés par hasard sur un permis de construire pour une dark kitchen. Quand on a vu ça, on s’est dit : « Ok, c’est ça le plan. D’abord, ils récupèrent la connaissance dans les restaurants et après ils vont vouloir récupérer cette part de valeur ajoutée. » Et c’est ce qui se passe : aujourd’hui, même les cuisiniers sont ubérisés et on perd tout le sens de l’artisanat. Pour les dark store, c’est pareil.
JR : À terme, ce que l’on voit c’est que les magasins vont perdre la porte d’entrée que constitue la relation client. Ils n’auront plus la donnée de consommation du client. Ce qui fait que, demain, si un Gorillas veut sortir du modèle dark store pour avoir des magasins, il saura exactement quels produits avoir en quelle quantité, à quel moment de l’année pour quelle typologie de population. De ce fait, les partenariats qui se nouent actuellement entre ces plateformes et les acteurs de la distribution nous semblent assez étonnants… Les distributeurs pensent ainsi faire un peu de croissance avec du chiffre d’affaires complémentaire et aller toucher une population consommatrice sur les applis.
Plus les gens consomment sur Amazon et plus on va voir se développer les dark kitchen ou les dark stores. Le risque, c’est de n’avoir que des murs dans nos villes.
Mais les distributeurs pourraient faire la même chose ?
AC : C’est déjà le cas. Carrefour a investi dans Cajoo et vient de lancer Ok Market. Pour autant, ce n’est pas leur cœur de métier et ça ne veut pas dire que ça fonctionnera.
Et vous, cette tendance vous inquiète-t-elle ?
JR : Non, car par définition, les dark store et l’ubérisation sont des modèles très urbains. Les délais de livraison sur lesquels ils s’engagent font qu’ils ne peuvent pas livrer à vingt kilomètres. Et puis on est sur une typologie de consommateurs très connectés, très urbains. Ce sont donc des services qui vont opérer dans les grandes métropoles, mais ils n’iront jamais à Vitré, Redon ou Les Sables d’Olonne !
AC : … Ou alors, de manière très dégradée. Par exemple, Uber Eats est présent à Vitré, ville de 17 000 habitants. Mais, là-bas, les gens font leurs courses pour la semaine, alors que ce modèle colle à tout ce qui rentre dans un petit cube qu’on met sur le dos. Même si ce modèle semble prendre aujourd’hui, il faut savoir que ces courses sont aujourd’hui très subventionnées, à coup de promos. Ce n’est pas rentable. Tant qu’on n’est pas extrêmement majoritaires sur ce type de marché, on est morts car c’est très capitalistique.
Quels sont vos enjeux désormais ?
JR : On en a trois. D’abord, sortir de l’exclusivité l’alimentaire en nous diversifiant. Ensuite, s’ancrer davantage dans les commerces de proximité, que ce soit en centre-ville ou dans les territoires, pour accompagner fleuristes, cavistes, cordonniers, boutiques de textile… Les commerçants indépendants finalement, qui ont pignon sur rue. On veut leur permettre de faire de la livraison en deux heures afin de mieux répondre aux attentes de leur clientèle, sans que ce soit complexe pour eux techniquement. Enfin, troisième enjeu démarré il y a presque un an : dupliquer ce qu’on a fait en France à l’échelle européenne. Actuellement, nous sommes présents en Italie, au Portugal, en Belgique et au Luxembourg. Et nous serons en Espagne et aux Pays-Bas avant la fin de l’année. Pour cela, on va faire une nouvelle levée de fonds dont on dévoilera le montant d’ici la fin octobre.
Avez-vous des concurrents à l’échelle européenne ?
JR : On n’en a pas identifié sur notre modèle. Il y a d’autres solutions de livraison qui suivent plutôt les codes de l’ubérisation.
AC : Mais il faut convaincre. Il y a plusieurs freins, liés à la culture de chaque pays. Par exemple, la pénétration du e-commerce alimentaire n’est pas la même partout, ni le taux d’adoption des pratiques collaboratives. Chez nous, Blablacar est devenu un mode de transport comme un autre, mais ce n’est pas toujours le cas à l’étranger. Il y a un peu d’évangélisation à faire…
JR : On doit aussi s’adapter aux pratiques de consommation. En France, on est très drive, alors que dans les autres pays, ils font du click & collect. On vient s’inscrire dans cet usage en leur proposant de passer du « clic & retiré » au « clic & livré ». Autre exemple : au Portugal, la sortie au supermarché est l’équivalent de la sortie au marché chez nous. Les gens vont dans les supermarchés quasi quotidiennement et du coup ont de tous petits paniers d’achats. On doit s’adapter pour trouver dans quel modèle d’usage de consommation la livraison collaborative va être la plus efficace.
AC : On ne veut pas arriver avec notre arrogance de Français, du coup on a des petites équipes de trois à six personnes en local selon l’avancée.
JR : La ressource technique reste à Nantes en revanche, elle est mutualisée pour tous les pays.
Dans un monde parfait, où vous voyez-vous dans cinq ans ?
AC : On voudrait couvrir l’Europe, peut-être même aller au-delà. Quand on a préparé la levée de fonds, on a trouvé un concurrent américain qui fait à peu près la même chose que nous et on s’est dit qu’il y avait un marché là- bas. Aller à la conquête de l’Amérique c’est un peu le délire de tout entrepreneur ! Déjà, ce qu’on a fait en France, c’est fabuleux. Si on peut arriver à le faire en Europe, ce sera extraordinaire et si on arrive à aller au-delà ce sera complètement dingue ! C’est vraiment du challenge entrepreneurial. On a réussi à avoir une certaine taille et on pense qu’on a les capacités à faire une belle licorne « Tech retail » européenne. Mais, à l’inverse de certains, on n’a pas besoin d’atteindre une taille critique monstrueuse, on a déjà atteint la rentabilité.
JR : On s’était dit qu’il faudrait qu’on arrive à faire émerger un nouveau standard, le faire accepter à l’échelle de la France. Aujourd’hui, cette case est cochée. Le nouveau challenge qui peut nous animer c’est la reproduction à l’échelle européenne, avec une dimension d’entreprise nouvelle aussi. Pour la première case on était entre 25 et 50 salariés, tout le monde faisait tout. On arrive maintenant à l’échelle de la centaine, c’est une autre façon de piloter, de prendre des décisions.
AC : Cette taille nous permet aussi de lancer d’autres projets… On en a d’ailleurs un sur lequel on va communiquer à l’occasion de Start West, le 19 octobre.
On peut en savoir plus ?
AC : C’est un projet avec d’autres entrepreneurs du territoire sur lequel on travaille depuis le mois de juin. Ça s’appelle Premier étage. L’idée est que les entrepreneurs de la Tech aident les néo-entrepreneurs en apportant du financement notamment.
JR : L’idée est aussi de partager les compétences et les ressources de chacun.
AC : On a eu la chance de recevoir beaucoup de l’écosystème nantais et on estime que maintenant c’est le moment de rendre. On est dans Réseau entreprendre, La Cantine, le CJD… et, en accompagnant des boîtes, on s’est rendu compte qu’à un moment il manque le premier financement. Même si on n’est pas « blindés», à plusieurs on arrivera à aider plus que par des bons mots, car in fine il faut de l’argent… De cette façon, il y aura plus de talents sur le territoire et tout le monde en bénéficiera.