Quel a été votre parcours avant la création d’Happy Babees ?
J’ai grandi à Paris. Après une année de prépa, j’ai été pris à l’Essec (École supérieure des sciences économiques et commerciales). Je me suis mis au japonais pour les études et suis parti là-bas en tant qu’assistant parlementaire d’un député. Je suis revenu en France en 1996 et j’ai commencé à chercher du travail dans le conseil. J’ai été recruté par A.T. Kearney, un grand cabinet américain en stratégie. J’y suis resté une dizaine d’années. Ça a été passionnant intellectuellement mais éreintant car les deux dernières années j’ai enchaîné les missions pour des fonds d’investissement dans le cadre de LBO (Leverage Buy-Out, NDLR). J’ai quitté le conseil en 2007 pour un métier qui avait plus de sens.
Vers quel secteur vous êtes-vous tourné ?
Les services à la personne car je suis passionné d’épanouissement humain. À l’époque, je connaissais un directeur d’exploitation d’Ehpads. Son groupe, Noble Âge, recrutait d’anciens consultants pour superviser des établissements. J’ai postulé, ça a marché. On m’a alors confié 12 Ehpads en France et Belgique. L’aventure s’est arrêtée en 2015. Je me suis alors donné le temps de rebondir. J’ai envisagé de reprendre un éditeur de logiciels à Nantes, mais ça a capoté. En parallèle, j’ai cherché à devenir le bras droit d’un dirigeant… Sans succès.
Comment avez-vous basculé vers la petite enfance ?
Lorsque je suis devenu papa fin 2015 pour la deuxième fois, je rêvais de travailler dans ce secteur pour inventer des crèches d’un nouveau genre. J’avais envie de travailler sur cette période de la vie où une bonne partie se joue… C’est la phase d’éveil des possibles et des potentiels. Sauf qu’à l’époque, je ne me sentais pas légitime pour entreprendre.
Comment avez-vous passé ce cap ?
Je me suis fait accompagner par une spécialiste sur ma légitimité et me suis donné trois mois pour concrétiser ou non le projet. J’ai alors eu plusieurs signaux encourageants. D’abord à Nantes avec le Réseau Entreprendre. Puis à Cholet auprès de Nova Child, le pôle régional d’excellence dans l’enfance. Et enfin auprès d’un équipementier en mobilier qui m’a promis un geste commercial pour m’encourager.
Sur qui vous êtes-vous appuyé pour la création d’Happy Babees ?
J’ai eu la chance d’être hébergé au départ chez Syd (éditeur de logiciels basé à Saint-Herblain, NDLR), qui venait de créer son propre incubateur. Ça m’a permis d’être aiguillé quand j’avais des questions en finance ou sur la création d’entreprise. J’ai également sollicité mes amis du Centre des jeunes dirigeants, pour qu’ils me guident face aux problématiques que je rencontrais. J’ai enfin sondé une amie ayant de grosses responsabilités dans un groupe national de crèches. Elle m’a prévenu qu’il faudrait deux ans et demi voire trois ans pour ouvrir un établissement. C’est ce qui s’est passé : grâce à un prêt d’honneur de 40 k€ et l’accompagnement du Réseau Entreprendre, la première crèche a ouvert en septembre 2018 à la porte de Saint-Herblain.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre concept ?
D’inspiration Montessori, Pikler-Loczy et Ginott, l’approche éducative de nos crèches est ajustée en permanence en fonction de ce qui semble adapté à chaque enfant et possible pour les professionnels de la petite enfance.
Les collaborateurs prennent le temps d’échanger avec chaque parent, chaque entreprise, pour leur proposer un accompagnement de qualité et qui réponde à leurs besoins : horaires d’ouverture atypiques parfois, proximité géographique avec le lieu de travail, produits alimentaires biologiques… Un accompagnement qui sort également des horaires d’ouverture puisque chaque mois un atelier d’aide à la parentalité est proposé. Il s’appuie sur des méthodes de coaching parental pour les aider à être mieux dans leurs baskets.
Quels sont les bénéfices de ces pédagogies dites positives ?
Elles favorisent la construction de la confiance en soi, l’éclosion de chaque enfant et encouragent l’expression des potentiels. Pikler-Loczy est une approche construite autour de la motricité libre. Elle a été créée en Hongrie par la pédiatre Emmi Pikler, à qui on a confié les clés des pouponnières publiques de Budapest après-guerre. On a lui laissé carte blanche et elle a théorisé l’idée selon laquelle si on crée un contexte de grande sécurité affective et physique pour l’enfant et qu’on le laisse explorer librement, il va apprendre à son rythme. Ce faisant, il va construire une confiance en lui qui lui servira toute sa vie. La meilleure manière de préparer l’avenir des enfants, c’est de les aider, eux et leurs parents, à être à l’aise dans le changement, le rebond et à rester à l’écoute de leurs élans intérieurs.
Les enfants sont posés directement au sol dès qu’ils sont tout petits et vont apprendre à leur rythme.
Comment se traduit dans vos crèches cette motricité libre ?
Il n’y a pas de transat. Les enfants sont posés directement au sol dès qu’ils sont tout petits et vont apprendre à leur rythme. Leur corps va se muscler progressivement. Ils vont commencer par tourner le cou, passer sur le ventre, ramper…
En quoi votre concept est-il innovant ?
Il s’agit d’un projet global, dont la mission est d’être bénéfique à nos quatre parties prenantes : les enfants, les parents, les professionnels et le quartier. Nous pensons nos crèches comme des arbres nourriciers pour leur territoire, comme le fameux “arbre maison“ du film Avatar. C’est pourquoi on enrichit chaque année notre concept avec des innovations. Par exemple, nous avons récemment lancé le projet “regard“. J’ai choisi une photographe en phase avec le projet, toujours sur ce sillon de la singularité, pour révéler la beauté intérieure de chaque enfant, avant de partager les photos avec les parents. Dans un deuxième temps, nous avons déployé le projet pour nos collaborateurs. Avec la même conviction : la beauté de l’humain se révèle aussi à travers le regard bienveillant qui est posé sur lui.
Vous semblez également prendre sérieusement en compte la dimension RSE ?
Effectivement : on utilise du lait infantile biologique, 50 % de nos repas sont biologiques, 100 % de notre électricité est d’origine renouvelable… Nous avons également remplacé dès 2018 tous nos produits ménagers par de l’eau ozonée, dont la particularité est de rejeter de l’oxygène dans l’air. On a ainsi réduit de 95 % notre consommation de produits lessiviels. Tous nos locaux disposent aussi de purificateurs d’air fabriqués localement pour contribuer au bien-être des enfants et des professionnels.
D’autre part, sur l’éveil à la nature, chacune de nos crèches dispose de jardinières potagères bio dans le cadre d’un partenariat avec la start-up portugaise Noocity qui fabrique les bacs, et Culture et compagnie, un opérateur nantais qui en assure l’entretien en présence des enfants et des pros. Chaque fois que c’est possible, nous plantons également une “forêt urbaine“ à proximité de chacune de nos crèches, financée par des entreprises mécènes situées à proximité directe de nos établissements. Ces différents engagements ont permis à la crèche de Clisson d’être labellisée Ecolo crèche (1) et celle de Rezé est en cours de labellisation.
Comment fidélisez-vous vos équipes ?
Depuis le début, il y a des fondamentaux qui sont là : un management humaniste, un projet d’entreprise qui a du sens, la possibilité de prendre des initiatives avec une très grande facilité. Ensuite, côté salaire, j’ai commencé avec des rémunérations très ajustées au tout début, au Smic. Et chaque année, j’essaye d’ajouter des étages. Aujourd’hui, nous proposons un package de rémunération plus en phase avec le marché.
Sinon, on démarre le mois prochain le projet “découverte conviviale“. Il s’agit d’ateliers en soirée, par exemple où nous cuisinons tous ensemble avant de partager le repas. Maintenant, j’essaie d’inventer la suite avec notre modèle économique qui est bien particulier.
Justement, vous pouvez nous le présenter ?
Il y a trois payeurs : les entreprises, qui représentent à peu près 55 % du chiffre d’affaires, les familles, 20 % du chiffre d’affaires, et la Caisse d’allocations familiales (CAF), les 25 % restants. Les parents payent à l’heure d’accueil en fonction de leurs revenus. La CAF vient ensuite compléter ce taux horaire pour atteindre un tarif fixe de 5,35 € de l’heure. Les entreprises paient quant à elles un forfait de 14 000 € pour réserver un berceau à l’année.
Sauf que cette somme est impayable pour la plupart des entreprises… L’État a donc mis en place deux dispositifs fiscaux quand il a autorisé les crèches interentreprises privées. Le premier est un crédit d’impôt famille qui rembourse la moitié de la valeur du berceau à l’entreprise, soit 7 000 €. Le deuxième est un “demi-dispositif“ fiscal, où les 14 000 € du berceau sont considérés comme une charge standard dans le compte de résultat de l’entreprise. Elle vient donc réduire le bénéfice imposable, à hauteur de 25 %, soit une économie de 3 500 € d’impôts sur les sociétés. Finalement, le reste à charge est d’environ 300 € par mois et par berceau pour l’entreprise.
Quels bénéfices ont les entreprises à vous louer des berceaux ?
Aller chercher des nouveaux salariés, offrir une solution d’accueil à des collaborateurs déjà présents pour les fidéliser, éviter les congés parentaux subis… Bref, ce sont avant tout des enjeux RH qui sont des leviers de marque employeur et d’attractivité dans un contexte de pénurie de candidats.
Ça m’est arrivé qu’un dirigeant m’appelle pour me dire « j’ai une candidate en face de moi. Je sens que si je lui propose le berceau, elle vient chez nous ». Cette dernière a donc pris le berceau et le recrutement s’est concrétisé. Autre exemple : j’ai rencontré une DRH qui est restée un an de plus en poste pour garder l’accès au berceau jusqu’à ce que son petit dernier entre à l’école. Troisième cas : la personne qui aimerait revenir travailler après son congé maternité. Elle n’a pas envie de poser un congé parental, sauf qu’elle n’a aucune solution d’accueil. Dans ce cas, une place en crèche permet d’éviter le congé parental.
En quoi vos crèches sont-elles bénéfiques au territoire ?
Tous nos fournisseurs et prestataires de services sont des entreprises de la région qui ont envie de faire bouger les lignes avec nous, très ancrés dans la RSE et l’économie circulaire. Pour nos échelles Pickler destinées à accompagner l’apprentissage de la motricité des enfants, on a fait par exemple appel à la Fabrique des Potirons (menuisiers à La Chapelle-sur-Erdre, NDLR). Cette dernière les fait fabriquer par un Esat.
Nous avons également fait le choix de reverser une petite partie de nos bénéfices à des associations qui œuvrent dans le champ de l’enfance et de la parentalité. Pour celle de Saint-Herblain, on a soutenu, via la Fondation Break Poverty, l’association Regart’s à Bellevue, qui lutte contre le décrochage scolaire. Pour celle de Rezé, je me suis rapproché de Parrains par mille. Ça a permis de collecter 6 000 € pour l’association qui aide des enfants de milieux défavorisés. Et là, on vient de soutenir une nouvelle association, Iki Iki, qui accompagne des enfants qui ont vécu des violences très jeunes avec l’art-thérapie notamment.
« Je mets un point d’honneur à essayer d’inventer qui n’existe nulle part ailleurs »
À quel moment avez-vous envisagé de créer un réseau ?
Sachant que j’allais travailler au moins deux ans en vue de cette première ouverture, j’ai choisi de mettre à profit ce temps pour préparer et planter les graines des crèches suivantes. J’ai commencé à essaimer et naviguer, sillonner le territoire, aller dans les afterwork RH. Ça m’a permis de faire émerger de nouveaux projets qui se concrétisent tranquillement. Au départ, j’ai cherché un associé, professionnel de la petite enfance. Mais je n’ai pas trouvé et me suis finalement tourné vers un entrepreneur très aguerri de ma famille.
Comment fonctionnez-vous avec vos équipes, notamment en termes de recrutement ?
J’essaye de fédérer autour de moi une équipe de passionnés. Durant les entretiens, nous cherchons avant tout des êtres humains en phase avec les approches pédagogiques positives. Et qui ont un goût prononcé pour l’observation curieuse de l’enfant.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre culture d’entreprise ?
L’objectif est de proposer une culture d’entreprise où il fait bon vivre et travailler. Et où chacun va pouvoir apprendre et se former. Une vision très influencée par le Centre des jeunes dirigeants, pour une économie au service de l’homme. Je mets un point d’honneur à essayer d’inventer quelque chose qui n’existe nulle part ailleurs. Créer une entreprise où chacun est à la fois pleinement lui-même, authentique et sincère, tout en contribuant à un projet collectif. Happy Babees est une entreprise où la liberté de parole est clairement encouragée, tout comme l’authenticité.
Quels sont vos enjeux aujourd’hui ?
Le premier, c’est le recrutement car il y a actuellement des crèches qui ferment des places faute de collaborateurs. Pour la crèche qui ouvre à Atlantis (Saint-Herblain) en octobre prochain, j’ai lancé les recrutements en janvier. Le ruisseau de candidatures est si faible que si j’applique notre tamis de qualité, il reste vraiment très peu de profils compatibles. Ça pourrait devenir un aspect limitant pour notre développement à l’avenir. C’est pourquoi on commence à tisser des liens avec les organismes de formation pour faire connaître la patte Happy Babees et animer des modules de formation.
Ensuite, il y a l’enjeu qualitatif. Il y a des structures qui font des choses top et c’est ce sillon qu’il faut creuser. Il faut qu’on entende parler des crèches pour la qualité de vie qu’elles offrent et la qualité de ce qui s’y passe. La vague médiatique autour des scandales dans les crèches renforce la défiance des parents. Il y a donc aussi un enjeu de rassurance.
D’autre part, nous, opérateurs de crèche, sommes en partie responsables de la désaffection des Français pour ces métiers. C’est un secteur où il y a pas mal de discours qui sont relayés autour du mal-être des professionnels parce que ce sont des métiers difficiles et pas toujours bien organisés : crèche remplie au maximum, professionnels absents non remplacés… Il y a donc aussi un véritable enjeu à renverser l’image de tous ces métiers, leur redonner leurs lettres de noblesse, pour à nouveau susciter des vocations.
Quelles sont vos ambitions de développement ?
Depuis le début, mon but est d’ouvrir des crèches et d’en faire la plus belle aventure entrepreneuriale possible. Mon objectif n’est pas d’ouvrir des établissements à la pelle mais plutôt d’avoir le plus d’impact possible sur la société tout en conservant un très haut niveau de qualité. C’est vraiment ce qui me guide. Dans cette perspective, je propose un projet très innovant à la Fédération française d’entreprises de crèches, qui pourrait générer un impact sur des milliers de crèches en France. Mais il est encore un peu trop tôt pour entrer dans le détail.
(1) Le label Ecolo crèche valorise les efforts des équipes et permet au public comme aux collectivités de reconnaître les crèches engagées dans une démarche dans leur transition écologique. Il est renouvelable tous les trois ans.
Happy Babees en chiffres
- 50 collaborateurs en 2023
- 2 M€ de CA en 2022 (150 k€ en 2018)
- Une capacité de 131 berceaux sur trois crèches (Saint-Herblain, Rezé, Clisson)
- Une quatrième crèche de 39 berceaux en projet à Atlantis (Saint-Herblain)