Couverture du journal du 26/04/2024 Le nouveau magazine

Entretien avec Chiara Danieli, DG du groupe Bouhyer : « L’international, seul, c’est mission impossible ! »

Dirigeante du groupe Bouhyer, fonderie ancenienne centenaire spécialisée dans le contrepoids (250 salariés, 50 M€ de CA), Chiara Danieli est aussi vice-présidente de la CCI, en charge de la stratégie internationale et vice-présidente de l’International ouest club. De fait, 90 % de l’activité de l’ETI se déroule à l’export. Entretien avec une fervente défenseur de l’internationalisation des entreprises à quelques jours de la nouvelle édition d’International Week.

Chiara Danieli, DG du groupe Bouhyer

Chiara Danieli, DG du groupe Bouhyer © Benjamin Lachenal

Votre activité est très dépendante de l’export. Comment ça se présente pour vous en ce moment ?

Nous avons connu quatre années de croissance avant le Covid. La pandémie a eu un fort impact sur notre activité avec -25 % de CA en 2020, mais nous sommes de nouveau en très forte croissance : nous avons récupéré notre courbe d’avant la crise, avec +30 %.

 

Quelles sont les particularités liées à votre marché ?

Nous avons une activité de fournisseur de premier rang et fabriquons sur plans. Une fois que le marché pour une pièce est gagné, nous avons la série à produire pendant plusieurs années. Nous avions fait des investissements en machines d’usinage, en métallurgie et acquis de nouvelles séries avant la pandémie et cette année nous allons profiter pleinement de ces parts de marchés gagnées. Parallèlement, nous bénéficions d’une croissance du marché, le BTP profitant à plein des plans de relance à travers le monde.

 

Comment fonctionnez-vous avec vos clients étrangers ?

Ils se situent essentiellement en Allemagne, Angleterre et Italie. Ce sont des relations de partenariat de très longue date, plutôt sereines et constructives. En Allemagne, par exemple, nous co-concevons les pièces avec nos clients. Leurs acheteurs sont en place depuis trente ans et nous avons la même équipe en face. Il y a donc une relation de très grande confiance fondée sur notre interdépendance. Sans contrepoids ils ne peuvent pas produire leurs machines de levage (grues, charriot élévateurs, pelleteuses…) et pour s’adapter parfaitement à leurs engins, nos produits sont très techniques, donc difficilement reproductibles du jour au lendemain. Et l’on dénombre peu d’acteurs sur ce marché.

 

Est-ce que vous avez des enjeux particuliers ?

Notre stratégie est de bâtir une relation de telle sorte qu’elle ne dépende pas du seul acheteur ou bureau d’études. Pour établir ce type de relation, il faut avoir de la stabilité dans les équipes, à la fois au niveau de la direction, du service commercial, à la qualité, la production, la logistique… à tous les étages finalement. L’ancienneté moyenne est d’ailleurs de 17 ans chez nous. Mais nous sommes à un tournant générationnel : des anciens collaborateurs vont partir et doivent être remplacés. On recrute aujourd’hui dans toutes les classes d’âge.

En ce moment, la crainte est plutôt de ne pas réussir à satisfaire les besoins de croissance de nos clients. Après, notre sujet est de les accompagner dans l’évolution de leurs produits, avec un besoin de qualité de plus en plus exigeant, ou de leurs marchés. Notre valeur ajoutée, c’est aussi notre expertise. On devient un peu leur bureau d’études… Cela nécessite des investissements importants pour les accompagner mais en même temps, ils nous permettent d’avoir de l’avance sur les prochaines tendances des marchés. C’est plus de contraintes, cela nécessite plus de compétitivité, mais ça nous permet aussi de ne pas nous asseoir sur nos acquis. Pour moi, c’est une opportunité pour rester à la pointe de la technologie et connaître l’évolution des services aussi.

groupe Bouhyer

Groupe Bouhyer © Benjamin Lachenal

 

Quels impacts la crise du Covid a-t-elle eu sur votre manière de travailler à l’international ?

Le premier impact a été l’impossibilité d’aller voir nos clients. Ce qui nous a imposé, à nous comme à eux, de travailler à distance. C’était presque plus difficile pour nos clients que pour nous, notamment en Allemagne. Ils ont eu du mal à se mettre à la visio… Au final, on s’est habitués. Mais nous sommes sur un marché un peu traditionnel et il y a des aspects de la négociation commerciale qui sont plus faciles quand on est présents physiquement. On va donc reprendre les déplacements, mais je pense aussi qu’une partie des relations à distance va perdurer. Le Covid nous a permis d’avoir des relations plus fréquentes avec nos clients et les visioconférences nous ont rapprochés. Après, ça veut aussi dire que nos concurrents plus éloignés ont aussi plus de facilités pour rencontrer nos clients…

Je ne parle pas forcément pour nous, mais de manière générale, je pense que les relations commerciales vont évoluer dans le sens du digital. Et qu’il va falloir envisager de répondre à de nouveaux besoins sur le plan marketing et commercial. Par exemple, pour faire de la prospection. Or, si communiquer sur ses produits, ses services via le canal digital est assez facile en France, c’est plus complexe à l’international. Ça nécessite des compétences qui n’étaient pas nécessaires jusque-là.

 

Les exportations régionales ont chuté de 23 % en 2020 1. Quelle est votre analyse de la situation du territoire ?

On a une situation un peu particulière où deux acteurs majeurs – Les Chantiers de l’Atlantique et Airbus – drainent la plupart du commerce extérieur des Pays de la Loire. Et l’aéronautique a lourdement pâti de la crise.

À côté, il y a de plus petits acteurs très dynamiques sur le marché intérieur mais moins sur le marché international. La culture internationale est moins développée chez nous. Pour moi, c’est en partie dû à l’éloignement des Pays de la Loire par rapport au reste de l’Europe. Et puis il y a une question culturelle, propre à la France, qui fait que l’on est plutôt en relation avec les pays francophones. La France ayant eu beaucoup de colonies, elle s’est développée dans cette partie du monde, peu ailleurs. Et les entreprises françaises ont l’habitude de voir l’international comme une extension du marché intérieur. De ce fait, elles n’adoptent pas de véritable stratégie de conquête comme c’est le cas par exemple en Allemagne ou en Italie.

La problématique de la compétence des langues c’est aussi dû à cela. C’est plus facile d’aller commercialiser dans des pays qui pratiquent notre langue, car on n’a pas à faire d’effort, parce qu’il y a déjà beaucoup à faire dans l’Afrique francophone ou au Canada. Tandis qu’en l’Italie dont le peuple a beaucoup immigré, c’est plus « dans les gênes » !

 

Cette « excuse » n’a-t-elle pas fait long feu ? Cela fait quand même un moment que l’on a conscience de ce handicap…

groupe Bouhyer

Groupe Bouhyer © Benjamin Lachenal

C’est un facteur culturel de masse qui prend du temps à évoluer. En venant en France, j’ai constaté que la plupart des familles ne poussent pas leurs enfants à apprendre des langues étrangères, à aller à l’étranger. En Italie, les enfants de ma génération étaient tous poussés à apprendre le français, l’anglais, l’allemand. Toutes les familles italiennes ont des membres à l’international ! La France, elle, a eu pendant longtemps un marché intérieur très porteur et donc moins besoin d’aller à l’étranger. Et on le voit bien dans les entreprises. Parfois elles s’interrogent sur l’international comme opportunité de marché, mais ce n’est pas une véritable démarche stratégique. Souvent, d’ailleurs, le patron n’a pas de compétences internationales, et craint de ne pas comprendre ses interlocuteurs quand il va à l’étranger. Or, si le chef d’entreprise a cette réticence, il ne va pas donner d’élan à son équipe et ça ne devient pas une véritable stratégie. Dans notre entreprise, le personnel parle parfaitement la langue de nos clients mais, quand on cherche des compétences, c’est compliqué de les trouver en Loire-Atlantique ! Parfois, on doit aller jusqu’en Alsace pour trouver des gens qui maîtrisent l’allemand, sachant que déjà avec l’anglais, ce n’est pas gagné !

 

Que faut-il faire pour changer la donne ?

Il faut se doter de moyens en formant le personnel pour le commercial, l’administration des ventes, le service après-vente… Au niveau culturel aussi, il faut investir car l’international c’est beaucoup la compréhension de la culture de l’autre. C’est fondamental car avant même de comprendre les contraintes douanières, il faut comprendre comment l’autre fonctionne ! Il faut acquérir cette compétence culturelle mais elle coûte cher car ce sont des apprentissages longs à acquérir.

Les entreprises doivent aussi ne plus se focaliser sur le seul produit, mais réfléchir à ce qui peut être apporté en valeur ajoutée pour l’enrichir : services financiers, formations, impacts carbones… Aujourd’hui, quand on achète un téléphone, il apporte énormément de services au-delà de cette seule fonction. Il faut réfléchir de la même manière pour tous les produits. On n’exporte plus seulement un produit, mais aussi une image, un service après-vente, une qualité, un conseil, une formation pour les utilisateurs, la location plutôt que la vente…

Et cette offre doit être adaptée aux pays dans lesquels on veut exporter. Le premier pays que l’on démarche est le plus compliqué car il y a tout à apprendre. Ensuite on a une méthodologie plus établie mais, malgré tout, chaque marché a ses particularités. Par exemple, nous avions au départ un agent en Allemagne, mais on n’en a plus car nos clients préfèrent travailler directement avec nous. Tandis qu’en Italie, sans agent je ne pourrais pas travailler !

 

Dès lors, comment aider les entreprises du territoire à être plus performantes à l’international ?

Il faut leur permettre d’acquérir en très peu de temps ces compétences culturelles. Pour le faire à moindre coût et de manière efficace, il faut développer la coopération entre entreprises pour qu’elles puissent aller chasser ensemble des marchés, créer des synergies commerciales. L’international, si on s’y prend seul, c’est mission impossible ! Même pour une ETI comme la mienne !

J’en profite aussi pour rappeler qu’on a besoin d’avoir un aéroport efficient, efficace. On est déjà dans une région écartée du centre de l’Europe, pour avoir des entreprises performantes à l’international, il faut au minimum avoir un aéroport performant !

Pour avoir des entreprises performantes à l’international, il faut au minimum avoir un aéroport performant !

Que conseillez-vous aux primo-exportateurs ?

Pour moi, le bon parcours c’est de suivre un programme comme Dinamic ou de se faire accompagner par Team France Export 2 pour faire une première ana- lyse du marché, voir quels sont les pays cibles par rapport à son offre de produits ou de services. Puis d’y aller à travers un groupement d’entre- prises. Plusieurs se sont mis en place en Loire-Atlantique, par zones géographiques. Cela permet de diminuer les coûts et les risques en partageant par exemple le coût d’un commercial ou d’un VIE pour la prospection. L’International ouest club (IOC) aussi ça marche très bien. On organise des rencontres dans lesquelles les chefs d’entreprise parlent de leurs expériences, des difficultés qu’ils ont rencontrées et des solutions qu’ils ont trouvées. Par exemple, je suis animatrice du club Europe à l’IOC et nous avons mis en place un groupe WhatsApp. Quand un des membres a un besoin ou rencontre une problématique dans un pays, il envoie une demande sur le groupe et les autres peuvent répondre. C’est très efficace, peu coûteux et ça permet de tisser des liens pour ensuite aller plus loin.

Je pense qu’il faut développer davantage cette coopération, surtout en cette période post-Covid. La vitesse de mouvement des marchés s’est accrue, il y a de nouveaux risques et de nouvelles opportunités et pour avancer rapide- ment, les partenariats, la coopération sont essentiels. J’y crois beaucoup !

 

Quel est l’apport d’un événement comme International Week ?

C’est un outil pour rencontrer ses pairs, se poser les bonnes questions, rencontrer les acteurs de l’international. Il y a des délégations de pays étrangers, des cafés pays où on peut écouter l’expérience d’autres entreprises. C’est un bon moment de réflexion pour préparer une stratégie à l’international quand on est primo-exportateur, mais aussi quand on est confirmés comme nous. Par exemple, une session sera consacrée au thème du marketing digital sur lequel nous avons tout à faire !

 

  1. Source : Solutions & Co
  2. Dispositif public d’accompagnement des entreprises à l’international structuré autour de Business France, la CCI, Bpifrance et la Région.

 

http://www.bouhyer.com/