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Florence Touzé : marketing implicatif : « on est à la croisée des chemins »

Professeur de la faculté Audencia, co-titulaire de la chaire Impact positif, Florence Touzé est aussi l’auteure de Marketing, les illusions perdues, qui vient d’être rééditée dans une version enrichie. L’occasion de passer en revue avec cette experte les nécessaires évolutions de deux disciplines souvent décriées : le marketing et la communication.

Florence TOUZÉ

Florence TOUZÉ Enseignante-chercheuse et auteure © Benjamin Lachenal

Dans votre livre, vous partez du postulat selon lequel le marketing et la communication sont devenus des gros mots…

Les expressions «c’est du marketing», «c’est de la com’», dites avec une connotation négative, c’est le petit bruit que l’on entend beaucoup dans les médias, qui est repris par l’opinion d’une manière générale et amplifié par les réseaux sociaux et les politiques. C’est presque devenu du langage courant, et cela induit que ce n’est pas vrai, voire que c’est une arnaque. Alors que c’est comme pour tous les métiers finalement: ça peut être bien ou mal fait. Ce sont des disciplines et des outils et ils sont ce qu’on en fait.

Quel est votre constat concernant ces deux disciplines ?

Elles ont pour mission de fédérer et de rendre commun, ce qui est d’ailleurs l’étymologie même du mot communication. Ce sont des disciplines assez jeunes toutes les deux –elles ont moins de cent ans– et en si peu de temps elles ont réussi à créer de la défiance. Si c’était des métiers qui pouvaient faire rêver dans les années 1970-80, aujourd’hui, à l’inverse, je connais des communicants qui ont presque honte de dire qu’ils font de la communication alors qu’ils adorent leur métier et qu’ils font des choses très bien. Il y a une espèce de désaffection, parce qu’il y a cette défiance. Et puis il y a ce moment très particulier que l’on  est en train de vivre: on a pris conscience qu’il va bien falloir changer, faire le deuil d’un style de vie. Or, un des éléments explicatifs de ce style de vie, c’est la communication et le marketing qui nous ont éduqués, stimulés. L’imaginaire principal de ces cinquante dernières années était de dire: on sera heureux si on consomme toujours plus et toujours moins cher. Et quand on voit certaines campagnes de soldes, on voit bien que ce n’est pas tout à fait terminé. À la grande différence que le public réagit désormais.

Est-ce que l’on peut dire que le marketing et la communication sont inextricablement liés à notre système capitaliste ?

Je ne crois pas. Tels qu’on les connaît aujourd’hui, ils sont intimement liés, mais on peut tout à fait en faire autre chose. C’est aussi le sillon que j’essaie de creuser. À titre personnel, j’enseignais le marketing et la communication et auparavant j’avais débuté mon parcours professionnel en agence de pub. J’étais donc à fond dans le système… Et puis, quelques années après mon arrivée chez SciencesCom, j’ai pris conscience que mon évolution personnelle et ma consommation partaient dans un sens totalement opposé à ce que j’enseignais. J’étais en plein dans la dissonance cognitive. Il fallait que je change quelque chose. Soit je changeais de métier, soit je changeais mon métier. Et j’ai eu la chance d’être suivie par l’école qui m’a laissée en parler dans mes cours, ce qui n’était pas gagné. Ça m’a permis de creuser ce sillon, en tâtonnant et en étant très seule au départ. J’étais en effet entre deux écosystèmes : celui des marketeurs et celui du développement durable entre lesquels je voulais construire un pont, ce que j’ai fait, brique par brique.

Vous dites que le rejet du marketing n’est qu’un symptôme…

Le consommateur, et au-delà, les publics, ne sont pas paisibles aujourd’hui. Sachant que le gros défaut du marketing c’est d’avoir sectionné les gens en différentes parties. On n’est jamais que consommateur ou que citoyen, on est tout à la fois dans nos vies. Quand une personne sent qu’elle est prise par morceaux et que ces morceaux vont dans des sens différents, c’est difficile à vivre, donc forcément il faut trouver un bouc émissaire: la pub à la télévision par exemple… Et la crise sanitaire ajoute une couche supplémentaire: on est pris en étau entre la nécessité de consommer moins pour la planète, mais en même temps on nous demande en ce moment d’aider les commerçants et de sauver l’économie. Je pense qu’il y a un grand besoin d’apaisement, même s’il n’est pas forcément conscient.

Vous dites aussi que les aspirations des publics ont changé.

On s’est rendu compte que l’on n’est pas plus heureux en consommant davantage. Ces grosses machines qui poussent à consommer, notamment la grande distribution ou la publicité permanente, sont plus des pollutions qu’autre chose. Et d’autres modèles comme le commerce de proximité ou les échanges entre pairs ont émergé. On a également pris conscience de la dégradation de l’environnement, de la disparition de certaines filières et de savoir-faire. Tout cela mis bout à bout fait qu’à un moment donné on regarde les choses un peu différemment, dans des temporalités différentes selon chaque personne. Souvent, le déclencheur, c’est la naissance d’un enfant ou d’un petit-enfant. Et ce n’est pas linéaire non plus. Par exemple, on peut avoir une prise de conscience donc un comportement très cohérent pour son alimentation, mais pas du tout pour ses voyages ou son habillement. De manière générale, le consommateur devient plus autonome, se met en distance d’une autorité de la distribution, des marques ou des médias qu’il ne reconnaît plus.

Le consommateur devient plus autonome, se met en distance d’une autorité de la distribution, des marques ou des médias qu’il ne reconnaît plus

Vous remettez aussi en question des références fondamentales ?

Je me suis offert la liberté de regarder les outils que j’appliquais par habitude. Par exemple, la pyramide de Maslow, je la vois encore enseignée partout de la même manière alors qu’elle date de 1943… Est-ce qu’on est vraiment dans le même monde aujourd’hui? Si on regarde le monde occidental par exemple, on était tous convaincus que les deux étages du bas – les besoins physiologiques et de sécurité – étaient acquis. Sauf que ce n’est plus vrai et la pandémie nous l’a bien rappelé, remettant en question cette espèce de tranquille assurance des sociétés développées. Ce que l’on comprend aussi, c’est que l’on ne va pouvoir assurer ces besoins que si on s’en occupe collectivement.

Vous évoquez la fin d’une époque. A-t-on déjà basculé ou sommes-nous en train de le faire?

Ça dépend de quoi l’on parle. Si c’est des pratiques de consommation, des modèles économiques et d’entreprise, on est en train de basculer. Il y en a qui sont très avancés, d’autres qui ont à peine accepté l’idée. Et sur les plans du marketing et de la communication, on a toutes les réalités en ce moment. Des rémanences de vieux modèles comme «c’est les soldes, allons remplir nos placards !» à des initiatives de professionnels de la communication comme B Side qui devient entreprise à mission.

Florence TOUZÉ

Pour Florence TOUZÉ, «ces grosses machines qui poussent à consommer, notamment la grande distribution ou la publicité permanente, sont plus des pollutions qu’autre chose.»  © IStock

Votre faites la proposition d’un marketing implicatif. Comment le définissez-vous?

La proposition du marketing implicatif c’est de mettre les compétences du marketing -c’est-à-dire écouter, faire de la pédagogie, accompagner, valoriser- au service de projets soutenables qui facilitent le réemploi, diminuent l’utilisation de ressources, intègrent correctement les parties prenantes… Cela implique de faire sortir le marketing et la communication de leur seul objectif commercial pour les faire remonter dans les dimensions stratégiques des entreprises, dès le début des projets. Et que l’offre soit adaptée aux besoins, que la relation que l’on mette en place entre l’entreprise et ses publics soit constructive et que les impacts, s’ils ne sont pas positifs, soient le moins négatifs possibles.

Un des reproches que l’on peut faire au marketing, c’est d’avoir détruit la valeur coût, les repères, d’avoir laissé croire que tout le monde pouvait avoir tout

Qu’est-ce que cela implique?

Je crois qu’on est à la croisée des chemins. On a d’abord pensé qu’avoir une offre responsable était un moyen de se différencier, ce qui est encore vrai sur certains marchés. Mais ce que l’on peut espérer c’est que, petit à petit, toutes les offres deviennent responsables. Il va donc de nouveau falloir s’appuyer sur l’originalité des propositions pour se différencier. En plus de ça, la communication elle-même ne doit pas inciter à la consommation, être discriminante. Il y a d’ailleurs une recommandation de l’ARPP, l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité, qui donne un certain nombre de bonnes pratiques pour ne pas tomber dans une communication irresponsable. Si vous regardez aujourd’hui les campagnes de publicité, la plupart se revendiquent responsables. La première question est d’abord de savoir si ce qui est dit est vrai, mais je crois que beaucoup de campagnes sont plus de l’ordre de la maladresse, voire de l’excès d’enthousiasme, que du cynisme ou de la tromperie volontaire.

Il faut que l’on apprenne à faire ce métier différemment. Ce que je vois aussi, c’est que les campagnes qui cochent toutes les cases sans faire d’erreurs, sont très informatives et pas très intéressantes. On est vite sur des fiches techniques… Il va falloir trouver la façon de montrer patte blanche tout en étant intéressant et attractif. Car si consommation responsable n’est égale qu’à frustration, ça ne va pas marche.

Est-ce que ce marketing implicatif est une opportunité pour les entreprises?

Si l’opportunité aujourd’hui est dans le fait d’avoir un coup d’avance sur son secteur, la véritable opportunité est induite. Comme le marketing implicatif pose des questions industrielles et de ressources, les entreprises se mettent à travailler entre concurrents pour mieux acheter, mieux gérer leurs déchets… Cela crée des dynamiques extrêmement intéressantes et c’est porteur de plein d’innovations. Et, alors que ces démarches peuvent faire peur pour leur coût, les entreprises se rendent compte aussi qu’elles sont sources d’économies qu’elles n’avaient pas imaginées.

Florence TOUZÉ

© Benjamin Lachenal

Quelles sont les conséquences pour l’organisation de l’entreprise?

Il y a des conditions de mise en œuvre. D’abord, le modèle en silos n’est plus possible: il faut être transversal, être organisé en projets plutôt qu’en métiers. Et en projets élargis : plus seulement à l’échelle de l’entreprise, mais en associant les consommateurs, les fournisseurs. Il faut ouvrir les cercles qui ne faisaient que se côtoyer. Cette agilité implique nécessairement moins de silos. Et cela nécessite aussi de déranger beaucoup de gens… Ça veut dire changer les manières de travailler, ce qui n’est pas forcément évident ni agréable. Encore une fois, il faut de la pédagogie et de la communication au cœur de tout cela.

L’autre condition, c’est la question du coût. Un des reproches que l’on peut faire au marketing, c’est d’avoir détruit la valeur coût, les repères, d’avoir laissé croire que tout le monde pouvait avoir tout. Si on n’explique pas, là encore, la valeur et le coût des choses, on scie la branche sur laquelle on est assis. Les entreprises qui veulent en permanence faire moins cher réduisent leurs marges, les salaires, achètent plus loin et mal. Ce sont des filières, des emplois qui sont détruits et on se retrouve dans un cercle complètement délétère.

Quel message voudriez-vous adresser aux entreprises?

Tirez un fil, allez échanger avec des gens qui ont avancé, prenez le temps de vous former pour identifier toutes les choses qui vont être mises en mouvement. Il y a quelques années, on incitait à la politique des petits pas. Là on est tous d’accord pour dire qu’il faut les faire vite ! Mais vous allez en tirer du positif, probablement là où vous ne vous y attendez pas et à tous les niveaux. Que ce soit dans les relations avec vos publics -clients, fournisseurs, sous-traitants-, avec vos collaborateurs, dans vos innovations et vous allez y trouver du sens ! Sans oublier la marque employeur. Car les entreprises de rêve des étudiants d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes que celles d’il y a dix ans…

marketing

180 pages, édition enrichie: janvier 2021
(première parution: avril 2015)

Le marketing, la communication sont aujourd’hui accusés de complicité dans la dégradation de la planète et d’autres maux de société.

Pourtant ces métiers peuvent être clés dans la promotion d’un autre monde. Mais il ne suffira pas d’un petit coup de peinture verte, une réforme radicale s’impose, sans naïveté ni manipulation, sans complaisance ni faux semblant…