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Entretien – Monique et Thibaut Lebeaupin : « On a toujours travaillé ensemble »

Intermédiaire dans le domaine des produits de la mer, Jean Lebeaupin a intégré en 2021 le club très fermé des entreprises centenaires. Ce tournant symbolique a été l’occasion d’enclencher la transmission de cette PME familiale de 23 personnes des mains de Monique Lebeaupin à celles de son fils, Thibaut. L’occasion pour les deux dirigeants de revenir sur le chemin parcouru et de regarder celui qui s’ouvre.

Monique Lebeaupin, Thibaut Lebeaupin, Jean Lebeaupin

Monique et Thibaut LEBEAUPIN, dirigeants de Jean Lebeaupin © Benjamin Lachenal

Quelle est l’histoire de votre entreprise ?

Monique Lebeaupin : On est une famille de pêcheurs de Trentemoult. La société Jean Lebeaupin a été créée par le grand-père de mon mari. À l’époque, ils étaient tous pêcheurs de Loire et c’est le seul à avoir pris une tangente en ouvrant en 1921, avec son épouse, une poissonnerie de détail à Nantes. La distribution de poissons se faisait alors par le marché de gros qui se trouvait sur l’île Feydeau, à la place de ce qui est maintenant l’immeuble Feydeau. Tous deux ont pris l’initiative, en plus de leur poissonnerie, de prendre un poste sur ce marché de gros et, au fur et à mesure, ils ont développé cette activité jusqu’à finalement laisser tomber la poissonnerie. Ce marché de gros a été transféré dans les années 1950 au Champ de Mars, regroupant toutes les activités alimentaires. À ce moment-là, mes beaux-parents ont repris l’activité. En 1969, le général de Gaulle a mis en place la législation sur l’organisation de la distribution des produits alimentaires, créant les Min (marchés d’intérêt national, NDLR). On est alors partis sur le Min de Nantes qui était alors très novateur et on y est restés jusqu’en 2018 et la création du pôle agroalimentaire.

 

Quelles ont été les grandes évolutions pour votre activité ?

ML : Nous sommes passés de 21 à 5 !

Thibaut Lebeaupin : il y a eu beaucoup de fusions et de disparitions durant cette période.

ML : Ceux qui n’avaient pas évolué dans leur activité ont effectivement été amenés à disparaître. Les gens venaient en effet moins sur le Min, il a fallu organiser des tournées de livraisons. Et puis il y a eu l’arrivée des grands groupes, comme Pomona, qui ont racheté des entreprises.

TL : Il y avait auparavant des entreprises spécialisées. Quand les groupes sont arrivés, ils se sont positionnés en généralistes.

ML : Sans oublier les normes vétérinaires européennes qui se sont mises en place dans les années 1995 et auxquelles il a fallu s’adapter : ceux qui étaient en fin de carrière n’ont alors pas investi et ont préféré arrêter leur activité.

 

Comment votre entreprise a-t-elle fait pour résister à ce mouvement de concentration ?

ML : À ce moment-là c’était ma belle-sœur qui était à la tête de l’entreprise et elle a toujours été dans l’innovation. On a été dans les premiers à être informatisés, elle a également mis rapidement en place des camions sur la route pour les tournées.

TL : Elle a aussi été la première à mettre les téléphones dans les camions, bien avant l’arrivée du téléphone portable.

ML : Et elle voulait que l’entreprise reste indépendante. Ça fait d’ailleurs partie de nos valeurs !

 

Comment vous, Monique, êtes-vous arrivée à la tête de l’entreprise familiale ?

ML : Quand je me suis mariée au fils de la maison, ils étaient alors trois associés, ma belle-sœur gérant la société car c’était elle qui avait les meilleures compétences pour la gestion. Ce n’était pas courant alors d’avoir des femmes mais chez nous c’était différent car ma belle-sœur était célibataire et mon mari plus jeune, ça s’est donc fait naturellement. C’était une femme de caractère, elle était respectée, reconnue.

L’engagement, ça a du sens pour moi, ça fait partie de mes valeurs et il n’était pas question que je lâche l’affaire. J’ai serré les dents et j’y suis allée. Monique Lebeaupin

Jean Lebeaupin

© Jean Lebeaupin

 

Elle avait 25 ans quand elle a pris les rênes après le décès brutal de mon beau-père. Et elle-même est morte à 50 ans, j’ai su que j’allais prendre la direction de l’entreprise un mois et demi avant son décès. On ne pense jamais que les gens vont mourir… À l’époque, j’avais une activité de commerciale dans une entreprise de négoce en produits de décoration. Le relai s’est fait assez naturellement en 1995. J’avais alors une quarantaine d’années et on était 13 dans l’entreprise.

 

Diriez-vous que vous avez vécu un choc des cultures ?

ML : Oui, forcément. Avec quand même un avantage, c’est qu’étant dans une société de négoce, je travaillais déjà avec des professionnels. Et puis je vivais dans cette famille depuis longtemps déjà, j’étais très imprégnée de cet univers : je connaissais pas mal de clients et de fournisseurs. Par ailleurs, j’avais eu une formation de comptable puis fait 20 ans comme commerciale : ça aide !

 

Est-ce que pour autant la transition a été facile ?

ML : Non ! (rires) C’était un changement de monde. À l’époque, on faisait encore la vente au carreau, à 5h du matin. Quand vous devez vous lever entre 1h et 4h du matin et que vos journées se terminent à 22h, le rythme n’est pas le même… Mais ce que j’avais appris de ma vie d’avant m’a beaucoup servi et je l’ai apporté dans l’entreprise. J’ai amené d’autres méthodes. Dès que je suis arrivée, on a fait évoluer de façon très rapide notre système informatique, par exemple.

Au niveau management, ça n’a pas forcément été facile non plus. Les équipes me voyaient un peu comme un Ovni. C’était un personnel plus rude on va dire… En tout cas, ça me changeait beaucoup de la décoration, forcément. Mais l’engagement, ça a du sens pour moi, ça fait partie de mes valeurs et il n’était pas question que je lâche l’affaire. J’ai serré les dents et j’y suis allée.

 

À quel moment vous êtes-vous sentie pleinement à votre place ?

ML : Je pense que je n’ai pas mis très longtemps, deux à trois ans.

TL : Ma mère a rapidement eu la reconnaissance de la filière, qui a un fonctionnement un peu à part… Par exemple, on ne traite pas de bons de commande chez nous, on se met d’accord par téléphone et ça équivaut à une tape dans la main.

ML : Quand les gens vous voient fonctionner, ils se montrent vite respectueux car ils savent que ce n’est pas un travail facile et ils reconnaissent l’investissement. Et puis j’ai eu quelques personnes qui m’ont soutenue, notamment parmi les fournisseurs. Ça a été important pour moi.

 

Quelles ont été les évolutions majeures à l’issue de votre arrivée à la tête de l’entreprise ?

ML : Les années 1990 ont été fondamentales. Entre les normes européennes, le passage à l’informatique… On était une jeune équipe qui avait été formée initialement ailleurs et qui était demandeuse d’évolutions donc on n’a pas eu de mal à le faire très vite. On est sortis de notre entreprise aussi, ce que tout le monde ne faisait pas à l’époque. On est allés dans les salons, on s’est montrés, ce qui nous a ouvert l’esprit. C’est ce qui nous a permis de mettre en place des choses.

 

En 2018, vous avez quitté le Min. Dans quel contexte ?

ML : La vente au carreau s’est arrêtée d’elle-même, on livrait désormais nos clients et ça n’avait plus de sens d’être au Min. Ce dont on avait besoin, c’était d’avoir un vrai atelier de marée, avec différents espaces de stockage, de découpe, de surgélation…

On a donc profité du projet de déplacement du Min. J’ai fait partie du bureau de Min avenir pendant dix ans et on a travaillé d’arrache-pied pour que ce transfert se fasse de la meilleure façon possible. Il nous fallait d’abord un emplacement qui soit visible, facile d’accès. De toute façon, un certain nombre d’activités ne pouvaient être réintégrées dans le Min car elles étaient dans l’industrie agroalimentaire, elles avaient besoin de surfaces très grandes, comme nous. Et comme le pôle Agropolia était dans le même projet… Puis il a fallu négocier avec la métropole, sachant que le temps politique n’est pas le temps des entreprises.

TL : De leur côté, beaucoup d’entreprises avaient peur de s’éloigner du centre de la métropole.

 

Jean Lebeaupin

Les équipes de Jean Lebeaupin aux 100 ans de l’entreprise organisés par l’agence événementielle La Louve © Jean Lebeaupin

 

Avec le recul, cet éloignement du centre-ville est-il un inconvénient ?

ML : Pour nous, ça ne change pas grand-chose, dans la mesure où les clients ne venaient déjà plus chez nous depuis longtemps, c’est nous qui allons vers eux. Au contraire même, ça nous a beaucoup aidés car on a pu mettre sur pied un outil vraiment adapté. On a aussi travaillé sur la pénibilité pour les salariés en production qui non seulement travaillent de nuit, mais aussi entre 0 et 2°C.

TL : Et dans un milieu salin et humide.

 

De quelle manière cet outil a-t-il pu répondre à la problématique de la pénibilité dans votre activité ?

TL : Par exemple, nos viviers sont faits de façon à ce que nos salariés n’aient pas besoin de mettre les mains dans l’eau froide, qu’ils n’aient pas à porter les bacs pour les sortir de l’eau. Il m’a fallu un an avec l’entreprise de viviers pour mettre cette solution en place. D’ailleurs, c’est le premier prototype qui se trouve ici. On a aussi des transpalettes électriques pour les bacs de criée, un système de pesée automatique sur rouleaux…

On a aussi adapté l’environnement de travail dans les bureaux avec du mobilier sur-mesure qui permette aux salariés d’être debout ou assis. L’ergonomie du matériel informatique, des chaises, a elle aussi été pensée. Comme on a travaillé aussi bien dans les bureaux qu’en production, on connaît précisément les avantages et inconvénients de chaque poste.

Je suis fier de dire que certains salariés sont restés 40 ans ici parce qu’ils y étaient bien. Thibaut Lebeaupin

Subissez-vous cette problématique du recrutement et de la fidélisation que connaissent nombre d’entreprises ?

ML : Le recrutement, c’est une catastrophe depuis des années, mais particulièrement depuis le Covid.

TL : C’est par vagues, mais pour le recrutement on observe un écart grandissant entre deux populations : celle des bureaux et celle de la production. Sachant que pour cette dernière, ce sont souvent des personnes en rupture scolaire ou qui ont eu un changement dans leur vie.

ML : On entend certains nous dire qu’ils préfèrent rester au chômage parce qu’ils gagnent plus avec les allocations. Tant qu’on ne reconnaîtra pas le travail, on aura ce problème !

Malheureusement aussi, dans nos métiers, il n’y a pas d’apprentissage, à cause du travail de nuit. Et les jeunes ne connaissent pas nos métiers, ce qui est aussi de notre faute car jusqu’à présent on ne communiquait pas dessus. On est en train de se rendre compte par le biais de notre association interprofessionnelle, Loire océan filière pêche 1 dont je suis la vice-présidente, qu’à tous les maillons de la filière on ne trouve pas de jeunes. Et dans les écoles ils ne viennent pas se rapprocher de nos filières. Or, un jeune bien formé peut vraiment faire carrière dans nos métiers, s’éclater et bien gagner sa vie. Il va falloir qu’on se regroupe et qu’on mène une vraie réflexion sur la façon dont on pourrait, de façon dynamique et moderne, amener les gens, et notamment les jeunes, à venir travailler dans nos entreprises.

TL : Les parents ont aussi une mauvaise représentation de nos métiers qui ne sont pas vus comme « sexys ».

ML : Or ce sont des métiers techniques ! Il y a des poissonniers qui sont meilleurs ouvriers de France et pour avoir cette reconnaissance-là, il faut cumuler énormément de connaissances et de travail. Mais ça, on n’en parle jamais.

TL : Pourtant, par rapport à d’autres secteurs, on n’est pas sur des emplois précaires. Aujourd’hui, il nous manque trois chauffeurs, un commercial, et on vient enfin d’embaucher un fileteur en production que l’on a eu beaucoup de mal à trouver. Quand j’embauche, c’est forcément en CDI. Et si on est conscients que les gens ne restent plus 40 ans dans une entreprise, ils peuvent y faire 10 ans en construisant une carrière.

 

Vous venez de fêter vos 100 ans. Quels sont vos projets ?

ML : On a une seconde activité que nous sommes les seuls à proposer dans la région : la Marée nantaise. C’est une tour à glace qui produit des paillettes que l’on vend aux poissonniers pour leurs étals, mais aussi aux particuliers, aux bars et restaurants, aux traiteurs, aux associations sportives… On fait 11 tonnes jour et on veut offrir un vrai développement à cette activité.

Et ici, on est en pleine finalisation de la transmission avec Thibaut. C’est donc une nouvelle étape pour l’entreprise.

TL : Ça va faire 20 ans que je suis en formation ! J’ai commencé comme chauffeur l’été pour faire un remplacement. À l’époque j’étais loin de penser que j’y ferais ma vie professionnelle. Et j’ai même souvent dit : « je ne reprendrai jamais l’entreprise ! ». Quand on a 20 ans, on n’a surtout pas envie d’y aller… Mais quand on en a 40, on a envie de profiter de la vie différemment. Sur le mode de fonctionnement, on n’est pas des start-up, on évolue lentement, mais on est sûrs de ce qu’on veut apporter aux gens qui travaillent chez nous. Par exemple, je suis fier de dire que certains salariés sont restés 40 ans ici parce qu’ils y étaient bien. On ne sera jamais multimillionnaires, mais ce qui me motive c’est ça.

 

Et du coup, quels sont vos projets à vous Thibaut ?

TL : Continuer ! (rires)

ML : Thibaut va prendre la direction mais on a toujours travaillé ensemble. On a toujours fonctionné comme ça dans les générations précédentes et il n’y a pas de raison que ça change !

 

  1. Cette association interprofessionnelle régionale fédère notamment les pêcheurs (360 bateaux en Pays de la Loire), les acheteurs en criée (340), 5 halles à marées, les transformateurs et distributeurs, les pêcheurs fluviaux, mais aussi des institutionnels comme le Conseil régional des Pays de la Loire, autour de problématiques communes.