Vous allez succéder à Jean Blaise en janvier 2025 à la direction du Voyage à Nantes, société publique locale chargée de faire rayonner la métropole par ses actions culturelles. Pourquoi avoir relevé ce nouveau défi ?
Ce n’était pas une idée qui a traversé les décideurs nantais, mais plutôt la mienne. En fait, c’est moi qui ai décidé de postuler. Généralement, je change de ville tous les sept ans, mais cette fois, je n’avais pas envie de partir. J’ai reconstruit une vie ici depuis huit ans, même sans avoir d’attaches particulières avec Nantes. De plus, nous savions tous que Jean Blaise allait prendre sa retraite, ce qui m’a poussée à réfléchir.
J’ai une double formation que j’ai longtemps cachée. J’ai étudié à HEC avant de devenir conservatrice de musée. Pendant une grande partie de ma carrière, cela a été perçu comme un handicap, car dans le milieu culturel, avoir fait des études de commerce est souvent associé à une vision gestionnaire, plutôt qu’artistique. Au début, il y avait une défiance envers ceux qui n’étaient pas des purs produits de l’histoire de l’art ou du monde artistique. Cela a créé un sentiment d’inconfort, mais je me rends compte que cela m’a aussi caractérisée. Je ne me suis jamais sentie tout à fait à ma place, ni ici ni nulle part ailleurs.
Un exemple qui illustre cela est mon expérience de huit ans au sein de Terra Foundation, où j’ai cherché à traduire la culture américaine pour les Français et vice versa. C’est un travail sans fin, car il est souvent plus facile de recourir aux clichés sur l’autre culture que de bâtir un pont authentique entre elles. Cela m’a permis de comprendre que ma vision du monde n’est qu’une petite part de l’ensemble.
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Cette dualité, c’est aussi ce qui vous a poussée à cacher longtemps votre formation HEC, n’est-ce pas ?
Oui, tout à fait. Quand j’ai candidaté pour mes premiers postes de conservatrice, j’ai été confrontée à des jurys qui me réprimandaient : « Que faites-vous dans un musée ? Vous devriez travailler à la boutique ou à la Réunion des musées nationaux qui était à l’époque l’institution qui gérait financièrement les musées. J’ai ressenti une défiance claire. Une camarade de HEC, qui est maintenant conservatrice à la Cité de l’architecture, m’a dit qu’elle ne révélait jamais son parcours. Ça montre à quel point on éprouvait cette suspicion illégitime.
J’ai dès lors caché ma formation pendant quinze années. Mais en arrivant comme directrice du LaM (musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) à Villeneuve-d’Ascq, j’ai décidé de m’en libérer. Un musée est, après tout, une petite entreprise bien que sa vocation ne soit certes pas de faire de profits. Mon expérience en gestion a donc du sens dans ce contexte. Lorsque je participe aux rencontres de l’Association Progrès du Management (APM), qui réunit des dirigeants dans le domaine de la formation managériale, je me rends compte que nos préoccupations sont souvent les mêmes, la dimension de solitude, la responsabilité, le risque, le saut dans le vide, la prise de décision. Et du coup, je me sens en empathie avec eux. Bon, ils me trouvent un brin bizarre, un peu zèbre, mais ils m’acceptent quand même.
Donc, pour candidater à la direction du VAN, vous vous appuyez sur cette double formation, École nationale du Patrimoine et HEC ?
Oui. Être directrice, c’est gérer un musée, un lieu inscrit dans son territoire. Les musées sont le reflet de leur territoire, et le Voyage à Nantes, pour reprendre l’expression de Houellebecq, est « juste une extension du domaine de la culture ». À Nantes, le tourisme est avant tout culturel. Les visiteurs s’y rendent pour découvrir les expositions, le parcours artistique. Je suis frappée par l’impact que le VAN a sur la ville, aussi bien symboliquement qu’en termes de visibilité.
Je sais que le poste est perçu comme très important, mais je me rends compte qu’en tant que directrice, tout en intégrant ma vision, je vais embrasser l’héritage de Jean Blaise. Nantes a beaucoup changé grâce au Voyage à Nantes, et cela doit continuer. Je ressens une hésitation dans la cité entre son passé de village et son identité de métropole. La culture peut aider à réconcilier ces deux aspects.
La ville doit être à l’aise dans sa complexité, et je veux servir cette incertitude qui fait son charme.
Le Voyage à Nantes est un événement incontournable pour la culture et l’identité de la ville. Quelle est votre vision pour son évolution et quels nouveaux projets ou thématiques souhaiteriez-vous explorer ?
Je pense que l’art peut y jouer un rôle clé. Jean Blaise a mis l’accent sur les spécificités urbaines et je partage cette vision. Nantes est un kaléidoscope de rencontres et de contrastes. Il est essentiel d’accepter cette fragmentation. La ville doit être à l’aise dans sa complexité, et je veux servir cette incertitude qui fait son charme.
Nantes est réellement urbaine dans ce sens-là et Jacques Demy l’a très bien décrit dans ses films. C’est une ville où la rencontre entre des choses contraires est possible à tous les coins de rue. Le fermé et l’ouvert, l’ouvrier et le bourgeois, la mer et la campagne, le fleuve et la petite rivière… C’est vraiment une ville où le militant de gauche et le traditionaliste de droite peuvent se rejoindre. Moi, c’est ce qui me plaît. Et cela me correspond. Lorsque l’on a une identité incertaine, peut-être qu’on chérit les lieux incertains. J’aime cette ambivalence de Nantes. Elle me parle et je veux la servir.
Mais on pourrait aussi mettre l’accent sur l’élément naturel. Or, à mon arrivée, j’ai été frappée par la lumière, l’eau et la nature qui rendent cette ville unique. L’eau est particulièrement emblématique, car elle est omniprésente. Je souhaiterais explorer cette thématique dans les prochaines années, tout en m’inscrivant dans la stratégie nantaise d’écologie et d’attention au vivant. Je crois fermement que l’art et la nature détiennent le pouvoir de nous reconnecter à nous-mêmes et au monde.
En prenant la direction du Voyage à Nantes, projet vaste et multisectoriel, vous devrez répondre à des attentes de performance. Pensez-vous que ce rôle vous mettra sous plus de pression que vos précédentes fonctions, notamment au Musée ?
Non, il y a autant d’obligations de résultat au Musée. Chaque année, on fixe un budget qu’il est impératif de respecter. La régie directe du musée ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’objectifs à atteindre. En fait, c’est très similaire à ce que je ferai au Voyage à Nantes.
J’ai dirigé un établissement public de coopération culturelle, le LaM dans la métropole lilloise, où j’étais en tous points responsable, juridiquement et financièrement. J’ai toujours réussi à équilibrer mes budgets. La confiance que l’on m’accorde dans cette nouvelle mission provient de ma capacité à assumer cette responsabilité ainsi que de mon expérience de direction à Nantes où je fais mes preuves depuis huit ans.
Mais au-delà des chiffres, ce qui compte vraiment pour moi, c’est le management. À Villeneuve-d’Ascq, j’avais déjà une équipe, et ici au Musée, nous sommes soixante-deux collaborateurs. Cela me passionne. Au départ, je n’avais pas l’envie de gérer des équipes ; mon attirance pour les musées venait de l’art, des expositions, de l’écriture sur l’art. J’ai découvert que j’aimais manager lors de mon passage à la fondation Terra, même si, tout au début, c’était un formidable défi.
Au musée de Nantes, j’ai également fait preuve de mon aptitude à mener mes collaborateurs vers un projet commun. Je savais que, même si je n’étais pas leur employeur direct, il était crucial de les entraîner avec enthousiasme.
La liberté que l’on accorde à ses collaborateurs, c’est une forme de confiance bien plus efficace que le contrôle.
Comment définiriez-vous votre style de management et ce qui vous distingue en tant que dirigeante ?
Je suis très inspirée par les pratiques entrepreneuriales américaines. Ce qui m’a frappée dès le début, c’est leur capacité à complimenter. Savoir reconnaître le bon travail d’un collaborateur n’est pas anodin, et cela peut décupler l’engagement de chacun.
Ensuite, je crois fermement que la liberté que l’on accorde à ses collaborateurs, c’est une forme de confiance bien plus efficace que le contrôle. Je suis donc une manager assez libre. Je donne des idées, un cadre abstrait, et je demande souvent : « Je ne sais pas bien comment faire, est-ce que vous voulez bien m’aider ? » Cela crée une dynamique bien plus forte que de dire exactement ce qu’il faut faire qui génère le plus souvent des résistances. L’autoroute est large, et j’accorde de l’espace aux équipes pour innover.
Au Musée, par exemple, des expositions qui mêlaient une thématique de la vie avec une l’art, comme Hypnose, Chaplin, Le voyage en train… ont émergé de cette collaboration. Quand l’idée vient de l’équipe, vous êtes tranquille, ça va bien se passer !
Qu’aimeriez-vous laisser en héritage aux équipes du Musée ?
Je souhaite léguer la culture de collaboration, d’ouverture et d’engagement. Je veux qu’ils se souviennent que l’art doit être partagé et célébré. J’espère qu’ils garderont à l’esprit que notre travail n’est pas seulement une question de gestion, mais aussi une vocation. Gérer un musée ou un projet culturel, c’est avant tout une passion pour l’art et le désir de le partager avec le plus grand nombre.
En regardant en arrière, je réalise que cette dualité entre l’amour de l’art et les exigences de la réalité est un cheminement que j’ai appris à embrasser. J’ai de moins en moins de réticence à affirmer que j’aime l’art et que ma mission est de le partager. Cela demande du courage, mais je suis convaincue que c’est essentiel pour inspirer ses équipes.
Je me projette en train de transmettre ces valeurs. Je sais gérer la réalité d’un budget et voir ce qui cloche. Mais au-delà, j’espère qu’ils se souviendront que chaque exposition, chaque projet, est une chance de donner vie à l’art et d’éveiller les esprits.
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Vous avez beaucoup mis l’accent sur la cohésion et l’harmonie au sein des équipes. Après huit années au musée, comment souhaitez-vous que votre approche continue d’influencer le travail collectif ?
C’est une question difficile. J’ai tendance à partir après un certain temps lorsque je sens que j’ai fermé un cycle. Cependant, je pars en laissant un esprit d’équipe solide. J’ai travaillé dur pour encourager cette solidarité, et c’est gratifiant de voir les équipes avancer harmonieusement.
Je compare souvent cela à une mayonnaise : vous pouvez maîtriser les ingrédients et le geste, mais la réussite dépend de la magie collective. Quand une équipe commence à chanter de concert, il est difficile de déterminer d’où vient la musique. J’aimerais que cette harmonie se poursuive, même si je ne serai plus là.
Le lieu même a une force incroyable, c’est surtout un musée avec une collection riche. J’espère avoir inspiré les équipes et qu’elles continuent de travailler ensemble, à se soutenir mutuellement. Je suis convaincue que les lieux et les gens sont plus forts que les chefs d’orchestre. C’est une question de modestie, et c’est ainsi que je m’en vais. Je souhaite le meilleur pour le Musée d’Arts et je désire qu’il ait un directeur ou une directrice qui l’emmène encore plus loin.
Avec l’exposition « La pluie » programmée au Musée début 2025, vous avez peut-être inspiré Jean Blaise pour choisir l’eau comme thème du Voyage à Nantes 2025. Pensez-vous que le Musée d’Arts s’intégrera davantage dans le cadre du VAN à l’avenir ?
Pas forcément. Le musée s’inscrit déjà dans le Voyage à Nantes par les installations d’art contemporain que nous accueillons chaque été. En juillet et en août, nous faisons en sorte d’avoir des installations ou des expositions qui résonnent avec cet événement. C’est un devoir pour les institutions de collaborer avec les grandes temporalités de la ville, et le Voyage à Nantes en fait partie.
Cependant, le musée n’a jamais pu vraiment s’inscrire dans ce cadre avant sa réouverture en 2017. Mais il n’a jamais été question pour moi de ne pas le faire. Je pense que le musée continuera sur cette voie, même si je ne le dirigerai plus. J’espère qu’ils recruteront quelqu’un d’intéressant, avec de nouvelles idées.
Est-il facile pour vous de tourner la page lorsque vous quittez une institution que vous avez pilotée ?
Non, ce n’est pas le cas. J’éprouve une mélancolie horrible en retournant dans les lieux où j’ai travaillé, et par conséquent je les évite. C’est comme un ancien amour : si cet amour est malheureux, cela vous rend malheureux. S’il est heureux, ça vous rend aussi malheureux parce qu’il n’est pas heureux avec vous. C’est difficile, et je ne sais pas comment je vais gérer mon départ cette fois-ci puisqu’en même temps je reste. C’est assez bizarre pour moi. Mon mari s’en plaint beaucoup. Il en a marre. Il aime beaucoup Nantes, mais il adorait tout autant Villeneuve-d’Ascq. Il voudrait juste qu’on arrête de bouger.
Bon, je dis toujours, c’est un peu une petite blague, que pour le moment, il préfère changer de ville plutôt que changer de femme. C’est ma chance.
En tant que femme dirigeante dans le secteur de l’art et de la culture, vous êtes un modèle. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes filles qui aspirent à des parcours similaires au vôtre ?
La question des femmes est un enjeu important. J’ai fréquemment rencontré de jeunes femmes qui n’osaient pas prendre des responsabilités. Même lorsque je les encourage à le faire, beaucoup hésitent. J’ai eu des modèles féminins qui ont joué un rôle essentiel dans ma carrière. Par exemple, ma directrice à la Terra Foundation était une Texane lumineuse et généreuse, et je pense souvent à elle comme à une figure inspirante, comme un modèle de vivre le fait d’être une femme et d’être en situation de décider harmonieusement. Je ne songe pas à la façon dont elle a réussi ni à sa stratégie pour y parvenir, moins encore à ses cercles d’influence. Ça, c’est assez déprimant. Ce sont plutôt des images un peu floues qu’on garde dans la tête sur des femmes que l’on admire et on se dit, voilà, c’est comme ça que je voudrais faire quand je serai grande.
Donc, peut-être que je représente cela pour de jeunes femmes, bien que je ne sois pas certaine d’être un modèle. Par exemple, je n’ai pas du tout la même relation avec ma fille que j’avais avec ma mère. Avec ma fille j’ai une relation très complice et je suis une sorte de coach gratuit pour elle. Mais elle ne m’écoute pas tout le temps et surtout, elle m’écoute très peu pour les études et le professionnel. Elle m’écoute plus pour les relations amicales et amoureuses. Donc, c’est un peu raté comme influence !
Le message que vous souhaitez transmettre est donc « osez », notamment dans le milieu culturel ?
La difficulté pour les filles est souvent liée à la prise de responsabilités. Bien qu’il y ait beaucoup de femmes dans le secteur, elles craignent de franchir ce cap. Mon message serait de ne pas considérer comme un frein le fait d’être une femme. La meilleure tactique est d’agir comme si cela n’avait pas d’importance et d’y aller en toute innocence en ignorant les préjugés que les gens pourraient avoir à votre égard.
Avec mon expérience, on ne me pose plus la question de l’arbitrage entre vie professionnelle et vie personnelle. À HEC, en revanche, on nous le renvoyait constamment. Comment allez-vous concilier votre vie de femme et votre vie professionnelle ? C’était la question clichée de tous les entretiens. Pour rentrer dans les écoles d’abord, pour les stages ensuite, et enfin pour accéder aux emplois. Mais c’était une autre époque et je ne suis même pas sûre que l’on en ait encore le droit de la poser. J’ai toujours fait comme si cela n’était pas un problème, et ça a porté ses fruits.
Ça ne m’est jamais arrivé que l’on me dise, Sophie Lévy, je sais que vous pouvez faire ça, jamais. J’ai lutté pour chacun des postes que j’ai occupés. Est-ce que c’est parce que je suis une femme, je n’en sais rien. Mon père, qui a une carrière extraordinaire, m’a dit, « moi, je n’ai jamais demandé le moindre poste, on me les a toujours accordés ». Et moi, je lui répondais, « on ne m’a jamais accordé le moindre poste, j’ai lutté pour chacun d’entre eux ».
Vous avez sans doute réussi à concilier vie privée et réussite professionnelle. Est-ce votre mari qui s’est sacrifié en changeant régulièrement de ville pour vous suivre ?
Non, il a souvent changé de ville, mais il ne s’est pas vraiment sacrifié. Il est entrepreneur, il a des parts dans des entreprises dans les pays de l’Est et il voyage beaucoup. Quand il est en France, il peut travailler de n’importe où. Il souhaite juste que l’on s’installe quelque part, enfin. Mais si vous l’écrivez, il risque de s’en servir contre moi !
Sophie Lévy en neuf dates :
1990 HEC (Hautes Études Commerciales)
1992 Maîtrise en histoire de l’art
1995 École nationale du Patrimoine
1995 Conservatrice au Musée des Beaux-Arts de Dijon
2000 Conservatrice en chef du Musée d’art américain de Giverny
2008 Directrice adjointe conservatrice Terra Foundation for American Art
2009 Directrice conservatrice LaM (Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut)
2016 Directrice conservatrice du Musée d’arts de Nantes
2025 Directrice du Voyage à Nantes