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Entretien avec Mathieu Pérou, Chef du Manoir de la Régate : « Ceux qui vous ont formés font partie de vous »

Mathieu Pérou, chef de 28 ans du Manoir de la Régate, situé sur les rives de l’Erdre à Nantes, s’est vu décerner une première étoile du prestigieux Guide Michelin en janvier dernier. Il nous conte, avec une pincée d’humour, ses apprentissages culinaires et ses souvenirs d’enfant terrible…

Mathieu Pérou

Mathieu Pérou © Benjamin Lachenal

Le Manoir de la Régate fait partie d’une longue tradition familiale…

Il y a toujours eu des cuisiniers dans la famille. Mon arrière-grand-mère déjà avait acheté un petit café dont elle a fait une brasserie. Mon père et son frère, mon parrain, ont toujours été dans les bonnes odeurs de fourneaux… Ils ont eu un parcours de cuisinier dans les grandes maisons, à Paris notamment, et ils se sont associés pour acheter le fonds de commerce du Manoir de la Régate en 1995. Au dernier moment, le propriétaire leur a dit que, finalement, il vendait aussi les murs ou rien… Ils ont été voir toute la famille, ont fait un tour de table et c’est la famille qui a cru en ces petits jeunes et a aidé à acheter l’ensemble. Notre aventure du Manoir de la Régate a commencé, j’avais trois ans.

 

À quel moment avez-vous décidé vous aussi de vous engager en cuisine ?

J’avais des gros problèmes de comportement à l’école, je n’étais pas méchant mais plein d’énergie. Mes parents avaient pris des risques financiers et travaillaient beaucoup, c’était sans doute ma manière à moi de dire : j’existe ! Les seules fois ou je ne faisais pas de « c… », c’était quand ils me mettaient en cuisine. Je n’étais pas un prodige, j’avais la taille du plan de travail, ils me donnaient à éplucher les pommes de terre… Il y avait alors sept personnes, avec mon père et mon parrain qui étaient chefs. C’était l’ambiance des vieilles brigades, un peu dure, les « oui chef », les toques, cette ambiance me fascinait, j’avais une grande goule et ça me calmait… Quand j’ai terminé le collège, j’ai choisi la cuisine moi aussi. Je n’avais, c’est sûr, pas le comportement adapté à l’école mais une enseignante a convoqué mes parents pour leur dire que c’était dommage de choisir l’enseignement technologique alors que j’avais de bons résultats… C’est bizarre quand même aujourd’hui on a des personnes qui ont un bac+5 et qui veulent se reconvertir en cuisine, on a du mal à recruter… Il faut laisser les jeunes partir dans les filières qui les intéressent. Je suis parti au lycée des métiers de l’hôtellerie Nicolas Appert à Orvault. Au bout de deux semaines j’ai failli me faire virer. J’avais déjà des bases en cuisine et j’étais avec des élèves qui devaient tout apprendre, je m’ennuyais et j’em… les autres. Heureusement un prof, qui est aujourd’hui chef des travaux, m’a donné ma chance : il m’a proposé de faire des concours et m’a accompagné. C’est un père spirituel pour moi.

Le Manoir de la Régate à Nantes

Le Manoir de la Régate à Nantes © Manoir de la Régate

 

Et vous avez commencé à jouer le jeu ?

J’ai participé au Trophée Jean Rougié à Sarlat (Dordogne), sur le thème de la truffe et du foie gras. J’étais le plus jeune, j’avais 17 ou 18 ans, le jury était composé de gagnants du Bocuse d’or, il y avait seize chefs étoilés… Je suis arrivé troisième. Avec les concours, j’ai appris l’exigence, le dépassement de soi, je me suis beaucoup assagi, j’ai gagné en maturité… Avec mon BTS hôtellerie-restauration option art culinaire, je suis parti à la table des Frères Ibarboure au Pays basque, un restaurant étoilé depuis plus de trente ans, d’abord en pâtisserie, puis en cuisine. J’y étais bien, les deux frères avaient repris l’auberge familiale, il y avait une idée de transmission qui me plaisait. Je n’avais pas fait d’apprentissage alors la marche était haute mais je me suis accroché. Je suis ensuite arrivé en Vendée chez Thierry Drapeau, deux étoiles au Michelin, le chef s’entraînait pour le Bocuse d’or…

 

Vous avez toujours choisi des restaurants étoilés, vous vouliez vous mettre la pression ?

C’était très rigoureux, très exigeant. Tous les jours, au début, je me disais que je n’étais pas fait pour ça, mais je ne voulais pas décevoir, ma famille notamment. Les chefs étaient durs mais c’était pour vous préparer à la suite, à votre avenir. Je suis resté environ deux ans et j’ai demandé la permission de partir. C’est ce qui se fait : ces gens qui vous ont formés, ils font partie de vous, vous devez partir en bons termes, j’avais beaucoup de respect pour eux.

 

Pourquoi avez-vous choisi de partir ?

Mathieu Pérou

Mathieu Pérou © Benjamin Lachenal

Cela faisait deux ans que j’étais à Saint-Sulpice-le-Verdon. C’est un super terroir et j’ai beaucoup appris mais j’avais envie de voir ailleurs, la vie n’était pas trépidante. Monsieur Drapeau m’a dit : quand tu arrives à Sydney, tu vas dans ce restaurant et tu dis que tu viens de ma part. Il me donne l’adresse, j’arrive à Sydney avec quatre copains, on parlait anglais comme des vaches espagnoles ! Je suis donc arrivé chez Tetsuya’s, classé dans le top trois mondial. C’est le plus bel établissement que j’ai vu. Le chef était parti à Singapour en voyage dans un autre établissement, le sous-chef m’a proposé de faire un essai. Je ne comprenais pas trop, j’essayais de faire comme les autres, on me donnait des taillages, ce genre de choses, je savais faire. À la fin de la première jour- née tout le monde s’en va, je ne dis rien à personne, j’avais peur qu’on me dise non si je demandais si j’étais gardé… Cela a duré une semaine comme ça. Au bout d’une semaine, ils m’avaient oublié, je faisais partie de la cuisine, quoi. Le der- nier jour, je prends mon courage à deux mains, je prépare ma phrase pour demander si on me prend et on me dit que oui, on va me garder, mais comme je ne comprenais pas la langue on me mettrait sur les postes où ils ont besoin de renfort.

 

Vous avez pourtant bien progressé ?

Les deux premiers mois je croyais que j’allais me faire virer tous les jours, mais de fil en aiguille… j’ai fini par apprendre.

À un moment, on m’a mis responsable aux mises en bouche, il fallait faire une soupe froide et la faire vite redescendre en température. On m’explique en anglais qu’il y a deux boutons, l’un pour refroidir vite et l’autre pour congeler. Je me retrouve face à la machine et je me suis trompé, j’ai congelé. J’avais très peur, je suis allé voir le chef. Il m’a juste dit : « Qu’est-ce que tu fais encore devant moi ? Et bien recommence, dépêche-toi. » Je m’attendais à ce que qu’on s’énerve, comme en France. C’était exigeant, mais il y avait de la bienveillance. Je suis devenu sous-chef, au bout de six mois. Le chef japonais, Tetsuya Wakuda, avait un établissement en Tasmanie, où il recevait des grands propriétaires de maisons de saké. Il avait souvent besoin d’un cuisinier, je disais toujours oui, il m’emmenait beaucoup et partout avec lui, j’ai énormément appris.

 

Comment se fait-il que vous soyez revenu à Nantes ?

En 2016, mon père m’a appelé en disant qu’il était fatigué, qu’il ne savait pas s’il allait pouvoir continuer. Il ne m’a pas du tout mis la pression, en me disant que si j’étais bien là-bas, je devais continuer. J’ai toujours eu de supers rapports avec ma famille, et c’était un rêve de gosse de reprendre l’affaire. Mais quand j’ai vu vraiment la difficulté, je me suis dit que ce n’était pas forcément une fin en soi. Mon père travaillait 7j/7, n’avait plus d’équipe stable, c’était très compliqué. J’ai donc à nouveau demandé la permission de partir. Le chef était déçu mais quand je lui ai expliqué que c’était pour rejoindre mon papa il m’a répondu qu’il comprenait cela.

L’ambiance des vieilles brigades, un peu dure, les ‘‘oui chef’’, les toques me fascinaient. Mathieu PÉROU, chef au Manoir de la Régate

Vous êtes rentré immédiatement ?

Non, le chef m’a dit qu’il serait bête que je parte d’Australie sans connaître un vrai cuisinier du terroir australien, donc il m’a envoyé chez Peter Gilmore, dont le restaurant se situe dans les vingt premiers mondiaux. J’ai été en stage pendant six mois, responsable du poste viande. J’ai trouvé ça très classe de la part de Tetsuya, c’était une manière sans doute de me redonner un peu ce que j’avais donné. Pour moi c’était un déchirement de partir de chez lui, c’était comme une deuxième famille… D’ailleurs, certains reviennent me voir ici. Peter Gilmore était spécialiste de la fermentation, de techniques que certains commençaient à utiliser en France mais il était précurseur. Tout se bousculait dans ma tête, j’apprenais trop de choses en même temps… C’était génial. Après ce stage, je suis parti en Thaïlande, pour faire de la boxe pendant cinq mois, je la pratique depuis l’âge de 12 ans. Puis je suis rentré, je me suis mis dès le lendemain aux fourneaux. Mon père m’a laissé les manettes de la cuisine au bout de sept ou huit mois, mais c’est toujours son bébé, il est toujours présent dans le restaurant.

Avec les concours, j’ai appris l’exigence, le dépassement de soi. Mathieu PÉROU, chef au Manoir de la Régate

Mathieu PÉROU

Anne-Charlotte, Loïc et Mathieu PÉROU © D.R.

Comment définiriez-vous votre identité culinaire aujourd’hui ?

Techniquement, j’ai le bagage des maisons que j’ai fréquentées et, en plus, de différents horizons, mais ce qui m’a aidé aussi à avoir une vraie identité c’est que j’ai respecté le travail que faisait déjà mon père, qui était précurseur. Il travaillait déjà beaucoup avec de petits producteurs autour de chez lui, qui me connaissaient quand j’étais minot. J’ai mis un point d’honneur à poursuivre et j’ai élargi le cercle des fournisseurs locaux. J’ai même enlevé de la carte les poissons d’eau de mer pour privilégier les poissons d’eau douce. J’ai deux cueilleurs en permaculture qui ont dix hectares en biodynamie, avec des légumes et des herbes sauvages, un éleveur qui produit du veau bio nantais et du miel et a mis ses ruches à côté du restaurant. On est dans une enclave, sans pollution. Quand vous travaillez les produits de votre terroir, vous avez une identité qui en découle….

 

Vous avez eu, notamment pour ce travail de proximité, une étoile verte au Michelin. En plus de « la » distinction, votre première étoile le 18 janvier dernier. Vous l’attendiez ?

C’était un objectif à plus long terme. L’après-midi, je suis allé boxer avec des copains, je me suis fait ramasser ! En entrant dans ma voiture, je vois trente appels manqués et je contacte ma sœur. Elle me dit que le Guide Michelin essaie de me joindre depuis hier. Le directeur voulait s’entretenir avec moi en Facetime : je dis oui puis je regarde ma tête, j’avais un œil au beurre noir et mon chien sur la banquette arrière. Je me suis garé, le directeur m’a annoncé la nouvelle, j’ai eu l’impression que mon cerveau était déconnecté. J’ai eu beaucoup beaucoup d’émotion, j’ai pleuré. Mon père aussi était fier.

 

Comment vivez-vous la crise sanitaire ?

Nous avons réalisé d’importants travaux dans le restaurant. Quand les clients vont revenir, ils auront une belle surprise, en plus de l’étoile ! Nous faisons des plats à emporter du jeudi au samedi, nous avons proposé un menu spécial Saint-Valentin… Mais c’est plus pour garder le lien, nos quinze salariés sont au chômage partiel. Bien sûr on a des aides, mais certaines charges sont incompressibles. Des banques nous ont accompagnés sur la réfection de la cuisine malgré les risques liés à l’incertitude provoquée par la crise sanitaire, mais on ne peut pas changer les règles du jeu en cours de partie. Donc on a des emprunts qu’il faut continuer à rembourser alors qu’on n’a plus d’activité. Mais on est jeunes et positifs ! Ma sœur, Anne-Charlotte, qui a travaillé chez Cyril Lignac, nous a rejoints comme responsable de la salle et associée il y a dix-huit mois, à 26 ans, moi 28 ans. Mon père prépare sa succession.