Couverture du journal du 02/04/2025 Le nouveau magazine

René Martin, fondateur et directeur de La Folle Journée : Quand l’audace entrepreneuriale compose avec la musique classique

René Martin organise près de mille deux cents concerts par an avec l’énergie intacte de son éternelle adolescence. Fils de commerçants de la campagne nantaise, cet infatigable passionné a révolutionné le paysage musical avec des festivals emblématiques comme La Folle Journée, qui rayonne jusqu’en Europe et au Japon, et le Festival international de La Roque-d’Anthéron, devenu la référence mondiale pour les amateurs de piano. Visionnaire et gestionnaire hors pair, il a conçu un modèle économique unique où l’audace entrepreneuriale sert la culture. Alors que La Folle Journée 2025 s’apprête à célébrer les « villes phares », son créateur revient sur son parcours militant, partage sa vision de la musique et dévoile les secrets de son succès.

René Martin. BENJAMIN LACHENAL - IJ

La Folle Journée 2025 propose un voyage musical sur le thème « Villes phares ». Est-ce une façon de montrer l’entrelacement entre culture et économie ?

Chaque édition de La Folle Journée s’articule autour d’un thème, car tout projet culturel doit être pédagogique. Cette année, nous mettons en lumière les « villes phares », ces grandes capitales qui, à travers les siècles, et grâce à leur dynamisme économique, ont joué un rôle central dans l’histoire de la musique.

Prenons Venise au XVIIe siècle. C’était une ville extrêmement riche où l’on construisait des théâtres et des salles de concert, où les mécènes parrainaient des orchestres. Cette prospérité a attiré les meilleurs musiciens d’Europe. Au XVIIIe siècle, Londres a pris le relais. Même sans grands compositeurs locaux, la capitale anglaise est devenue une plaque tournante culturelle grâce à ses moyens financiers. C’est là que le génie allemand Haendel a choisi de s’installer pour vivre décemment de son art après s’être aperçu qu’il était sous-payé en Italie. Cette dynamique se retrouve au XIXe siècle à Vienne, où des figures comme Beethoven ou Brahms, venus d’ailleurs, s’établissent pour bénéficier de l’effervescence musicale.

Puis, lors de l’Exposition universelle de 1900, Paris devient la capitale mondiale. Avec cinquante-cinq millions de visiteurs, l’événement a attiré des artistes du monde entier, des Russes comme Rachmaninov ou Tchaïkovski aux Espagnols qui y ont composé certains de leurs chefs-d’œuvre, dont le Concerto d’Aranjuez. Paris a également été un lieu de formation incontournable pour les compositeurs américains tels que George Gershwin ou Leonard Bernstein. Enfin, toujours au XXe siècle, c’est New York qui s’impose. C’est là que naissent le jazz, la musique de film et les comédies musicales, portées par une incroyable diversité culturelle. Ce melting-pot, où l’on crée sans barrière, reflète l’effervescence de la ville. « Villes phares » montre comment économie et culture s’entrelacent et façonnent des lieux d’exception où l’art et la musique prennent leur essor pour marquer leur époque.


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Et si vous deviez nous conseiller un moment incontournable de cette XXXIe édition ?

La Folle Journée regorge de moments uniques et 2025 ne fait pas exception. Si je devais en choisir un, je mettrais en avant les interprétations des Quatre Saisons de Vivaldi. Ce chef-d’œuvre, connu de tous, sera revisité à travers plusieurs transcriptions. La plus originale intègre la musette, cet instrument ancien à vent proche de la cornemuse très répandu dans les régions françaises au XVIIIe siècle. Entendre une telle version, mêlant la musette à un orchestre, promet une expérience musicale rare et émouvante. Nous présenterons également des œuvres emblématiques de la musique américaine, dont une adaptation étonnante de la Rhapsody in Blue de Gershwin, interprétée par un trio jazz et un grand orchestre. Bien sûr, la musique vénitienne et baroque sera à l’honneur, avec des œuvres majeures comme le Messie de Haendel, le Requiem de Brahms ou encore les Vêpres de la Vierge de Monteverdi.

Mais, La Folle Journée c’est aussi un tremplin pour de jeunes talents. Je suis particulièrement enthousiaste à l’idée d’accueillir Sophia Shuya Liu, pianiste prodige canadienne d’origine chinoise âgée de seulement seize ans.

Concert sous les gigantesques platanes au Festival International de piano de La Roque-d’Anthéron. CRÉA

L’équilibre de La Folle Journée repose sur l’autofinancement, le mécénat et les subventions. Est-ce une approche toujours tenable dans un contexte économique difficile ?

Absolument. Ce modèle trouve ses racines dans une expérience fondatrice en Provence. À mes débuts, en tant que chargé de mission à la Drac en région Paca, j’ai constaté que de nombreux maires aspiraient à développer des projets culturels, souvent freinés par le manque de moyens. J’ai donc imaginé une structure sans murs, flexible, capable d’accompagner ces initiatives tout en recherchant des financements privés.

Ainsi est né le Festival de La Roque-d’Anthéron, à la suite d’une rencontre marquante avec Paul Onoratini, maire-patron et mécène. En visitant le parc du château de Florans, dont il était propriétaire, j’ai découvert un site de 12 hectares niché en bordure de la vallée de la Durance avec une allée majestueuse de platanes et un immense bassin circulaire. Cet écrin naturel d’une beauté inégalée, stratégiquement situé entre Aix-en-Provence et les Alpilles, réunissait le charme d’une Provence intime et le potentiel d’un site culturel exceptionnel. Dès la première édition, nous avons imaginé une scène sur pilotis au-dessus du bassin et organisé des concerts dans un cadre simple et inspirant. Le festival a trouvé son équilibre financier dès sa première année, grâce à une gestion rigoureuse et quelques partenariats. Aujourd’hui, La Roque-d’Anthéron s’autofinance à 70 %.

La Roque-d’Anthéron est donc votre premier fait d’armes. Est-ce un modèle que vous avez reproduit par la suite ?

Oui, tout à fait. Après mes études en gestion et administration des entreprises, je suis revenu à Nantes avec l’envie de créer quelque chose d’innovant. C’est ainsi qu’est né le Centre de réalisation et d’études artistiques (CRÉA). Cette association est unique : elle regroupe cent vingt personnes et repose sur un modèle de gestion de la culture qui place l’esprit d’entreprise au cœur de sa démarche.

Chaque projet que nous développons, qu’il s’agisse de collaborations avec des mairies ou de grands sites, s’appuie sur une organisation rigoureuse. L’idée est de concilier créativité et contraintes économiques. Si un projet nous paraît inviable, nous avons l’humilité de l’écarter. Mais c’est justement cette confrontation permanente entre l’artistique et l’économique qui me stimule. Mon rôle dépasse souvent celui de directeur artistique, même si c’est ainsi qu’on me désigne la plupart du temps. Prenez l’exemple de La Roque-d’Anthéron : en plus de la programmation artistique, j’étais aussi très impliqué dans la gestion. Chaque projet que je porte repose sur le CRÉA, qui facture des honoraires pour les prestations. Cela me permet de combiner des responsabilités à la fois artistiques et techniques.

La Folle Journée a commencé par une idée que j’ai proposée à Jean-Marc Ayrault lors de l’inauguration de la Cité des congrès de Nantes : programmer l’intégrale des symphonies de Beethoven sur une semaine, interprétée par plusieurs orchestres. Le succès a été immédiat. Fort de cette expérience, j’ai imaginé le concept de La Folle Journée, en transformant les salles de réunion de la Cité des congrès en véritables salles de concert. L’objectif était simple : briser l’image élitiste de la musique classique et la rendre accessible à tous.

Vous évoquiez le Luberon, puis la Cité des congrès. Les lieux ont-ils une grande importance pour vous ?

Oui, absolument. Les lieux sont essentiels dans ma démarche. Chaque espace possède une personnalité unique, et j’ai toujours considéré qu’il fallait leur apporter une âme. La musique, bien qu’elle soit une forme d’art abstrait, se transforme en fonction de l’environnement où elle est jouée et crée une atmosphère propre. Le lieu devient un acteur clé de l’expérience, un espace de vie à part entière.

Je privilégie toujours des lieux qui ont une forte identité et une capacité à sublimer les événements. Prenez la Cité des congrès de Nantes : transformer ses salles de réunion en espaces de concert avec l’aide d’acousticiens a été une manière de réinventer ce lieu et de l’adapter à la vision de La Folle Journée. Ce choix a été déterminant pour attirer le public et casser les codes traditionnels des festivals classiques.

À l’international, cette même attention portée aux lieux a été cruciale. À Tokyo, par exemple, La Folle Journée s’est installée dans le Tokyo International Forum, l’un des plus grands palais des congrès du monde. Ce site, qui a marqué une révolution culturelle au Japon, a offert un écrin exceptionnel à l’événement, tout en agissant comme un catalyseur culturel. Sa force, son architecture et son histoire ont beaucoup contribué au succès de La Folle Journée là-bas. Finalement, un lieu n’accueille pas seulement une manifestation, il l’élève, lui donne une résonance particulière et joue un rôle actif dans son rayonnement.

René Martin. DR

Comment passe-t-on d’un festival de piano, à la fois intimiste et exigeant, à un événement populaire comme La Folle Journée ?

Tout commence par une idée et une bonne dose d’audace. Quand nous avons créé le festival à La Roque-d’Anthéron, on m’a dit que c’était mission impossible. « Mais d’où sort-il, ce jeune Nantais ? », disait-on. Par ailleurs, ce qui m’attendait, c’était un vrai Clochemerle : un entrelacs de rivalités politiques locales, parfois burlesques, mais toujours très réelles. La Roque-d’Anthéron, commune de droite, était entourée de villes communistes et socialistes. Entre elles, c’était la guerre froide. Personne ne voulait nous prêter des chaises, pas même Marseille. Qu’ai-je fait ? J’en ai loué à Nantes et les ai fait acheminer par camion. De plus, se procurer des pianos relevait de l’exploit. J’ai alors contacté Yamaha. Ils m’ont envoyé des pianos d’exception directement du Japon escortés par leur meilleur accordeur.

Tout avançait ainsi, avec des obstacles qui, au lieu de m’arrêter, devenaient des défis à relever. Mais le vrai tournant est venu d’un coup de pouce inattendu. Jacques Lonchampt, journaliste au Monde, en vacances dans le Luberon, salue à la « une » du quotidien en août 1981 la première édition de cette manifestation provençale à laquelle il prévoyait un grand avenir. Cet écho médiatique a fait exploser la billetterie et attiré l’attention de toute la presse.

La suite a été un véritable effet boule de neige. Le festival a gagné une crédibilité internationale. De partout, les agents m’ont envoyé leurs artistes. Et j’ai ainsi rencontré le pianiste soviétique Sviatoslav Richter qui m’a confié la direction de deux événements prestigieux : Les Fêtes musicales en Touraine à la Grange de Meslay et les Soirées de décembre au Musée Pouchkine à Moscou.

Vous avez grandi avec la chanson populaire. Comment êtes-vous tombé dans la musique classique et pourquoi vouloir la partager avec un large public ?

Mes parents étaient commerçants, et chez nous, on écoutait de la variété. Un jour, le coiffeur de mon village vendait sa batterie. Je l’ai achetée et, peu à peu, je me suis passionné pour cet instrument. J’ai commencé par jouer du rock, puis du jazz, et même à animer des bals de mariage. C’est en explorant le jazz, notamment à travers le multi-instrumentiste et compositeur américain Charlie Mingus, que j’ai découvert une nouvelle dimension musicale.

Quand Mingus décède en 1979, je lis Moins qu’un chien, où sous forme d’une longue confession à un psychiatre il raconte, sur son lit d’hôpital, avoir entendu les quatuors de Béla Bartók à la radio. Il s’est alors exclamé : « C’est la musique que j’ai toujours cherché à faire. » Intrigué, j’ai acheté l’intégrale de Bartók, et ce fut là une révélation. Bien que complexe et savante, cette musique m’a profondément touché.

Dès lors j’ai décidé de me plonger dans la musique classique. J’ai vendu ma batterie, acheté un piano, et je me suis inscrit au conservatoire. Même si c’était tard pour devenir un instrumentiste accompli, j’ai alors exploré l’histoire de la musique, l’harmonie et l’écriture. Rapidement, des compositeurs comme Mahler, Beethoven et Mozart m’ont fasciné. Mais je n’aspirais pas à devenir musicien. Ce que je voulais, c’était partager cette passion.

Est-ce à ce moment-là que vous avez organisé votre premier concert ?

Oui, c’est là que tout a commencé. Cette passion du partage m’a toujours accompagné, dans le rock, le jazz ou le folk. Je réunissais des copains chez moi pour écouter des disques toute la nuit. Je me suis dit : « C’est ça, mon métier. » À vingt-deux ans, j’ai organisé avec mon ami Mark Thompson une série de concerts à Nantes avec Wilhelm Kempff, l’un des plus grands pianistes. Le succès a été immédiat.

J’ai toujours été fasciné par la capacité de la musique à rassembler les gens. Je me souviens d’un concert de U2 à la Beaujoire avec trente-cinq mille jeunes. Je me suis demandé pourquoi ce public ne viendrait pas écouter Schubert ou Mozart. J’étais convaincu que ces œuvres pouvaient toucher un large public, mais souvent elles restent inaccessibles. Mon métier, c’est d’organiser des événements qui provoquent des rencontres musicales et de ne pas me limiter à un public conquis.

Mon métier, c’est d’organiser des événements qui provoquent des rencontres musicales et de ne pas me limiter à un public conquis

Comment passe-t-on du rock de U2 à La Folle Journée ?

Je suis passionné certes par le rock et aussi par la poésie. Et le film Il postino de Michael Radford a profondément marqué ma réflexion. Il raconte l’histoire d’un jeune facteur presque illettré qui découvre le pouvoir des mots grâce au poète chilien Pablo Neruda, en exil en Sicile. Avec la poésie, il parvient à séduire une serveuse dont il est amoureux, transformant sa vie et celle du village. Ce film, vu par deux millions et demi de spectateurs en France, illustre comment la beauté et la simplicité des mots peuvent toucher un large public. Je me suis dit : si ces millions de spectateurs apprécient la poésie, ils peuvent tout autant être émus par les Impromptus de Schubert.

Mais je ne souhaitais pas naïvement imiter les grands concerts rock dans les stades. La musique classique, c’est avant tout une expérience intime, de concentration et de silence, et c’est cela que je voulais préserver dans le cadre de La Folle Journée. Inspiré par mes observations au Musée d’arts de Nantes, j’ai imaginé un événement où les gens circulent dans différentes salles pour écouter des concerts, créant ainsi une expérience immersive et interactive.

Pour rendre cette musique accessible, j’ai souhaité également dépasser les barrières pécuniaires, notamment pour les habitants des zones rurales autour de Nantes, d’où je viens. Pour cela, il était crucial de proposer des prix très bas. Mais rendre la musique abordable ne suffisait pas : un format adapté était aussi essentiel. J’ai donc opté pour des concerts de quarante-cinq minutes, afin que le public non initié reste captivé sans décrocher.

Pour concrétiser cette vision, j’ai évidemment sollicité les artistes. Je leur ai proposé un modèle de co-production, des cachets raisonnables et de jouer deux, trois ou quatre fois dans des configurations variées, en duo, en trio, en quatuor avec piano…

Cela vous a valu quelques critiques, certains vous accusent de montrer les interprètes comme des bêtes de foire, de les obliger à enchaîner les concerts à un rythme d’enfer ?

Oui. L’Association française des agents artistiques (AFAA) n’a pas du tout apprécié ma démarche. Je connaissais les pratiques en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, et les cachets versés dans ces pays. En France, la réputation était celle de l’opulence, mais je proposais des rétributions inférieures à ce que les agents attendaient.

Au départ, cela agaçait et la chambre syndicale s’est réunie pour traiter le cas René Martin, car je remettais en question le système. Mais j’étais déterminé à créer un nouveau modèle économique, plus pragmatique et accessible. À force, ils ont compris que cela allait être difficile de lutter et ils ont fini par accepter mon approche.

À présent, je programme près de mille deux cents concerts par an, et je fais tourner presque tous les grands musiciens, preuve que la formule basée sur la réalité des coûts et des prix acceptables par le public est un succès. J’ai toujours calculé de manière transparente : on part de la capacité de la salle, on ajuste les prix que les gens acceptent de payer, et ce qui reste après avoir couvert tous les frais revient à l’artiste, avec des sommes bien supérieures à ce que nous, organisateurs, percevons.

René Martin. BENJAMIN LACHENAL – IJ

je programme près de mille deux cents concerts par an, et je fais tourner presque tous les grands musiciens

La Folle Journée a-t-elle révolutionné le système des concerts classiques ?

Absolument. La Folle Journée a joué un rôle essentiel dans cette transformation. À l’époque, la musique classique à Paris était très élitiste et peinait à attirer du public. Entre 1995 et 2000, de nombreux concerts se jouaient dans des salles à moitié vides. Certains organisateurs prônaient de rendre les concerts gratuits ou d’offrir une place pour chaque billet acheté. C’était une aberration. Ces artistes, comme des médecins ou des chirurgiens, ont passé des années à perfectionner leur art. Pourquoi ne mériteraient-ils pas d’être justement rémunérés pour leur travail ? La quête de perfection a un prix.

C’est pourquoi je n’ai jamais organisé de concert gratuit. En revanche, j’ai toujours veillé à proposer des billets à des prix accessibles, parfois quelques euros. Il y a une réalité économique à respecter : acheter un billet, même à petit prix, donne de la valeur à l’expérience. Mais au-delà de l’accès, je voulais créer un espace où les spectateurs se sentent libres de rester, d’échanger, de vivre un moment de partage. C’est ainsi qu’est né le « kiosque Pleyel », le cœur vibrant de La Folle Journée. Cet espace permet à chacun de profiter de concerts sans acquérir plusieurs tickets, un peu comme l’ambiance d’un concert de rock où l’on partage un instant convivial. Bon, nous ne proposons pas de frites… mais l’idée était là… Un lieu de rencontre où les gens peuvent écouter de la musique, discuter, s’imprégner de l’atmosphère.

Je souhaitais également éviter que La Folle Journée devienne un événement compartimenté, avec un festival « in » et un « off », comme à Avignon où le « off » a fini par prendre le pas sur le « in ». Mon objectif était que chacun puisse se sentir concerné, qu’un amateur ou un semi-professionnel se dise : « Cela pourrait être moi qui joue. » Aujourd’hui, ce modèle porte ses fruits : des écoles de musique, des conservatoires de Nantes, mais aussi des villes telles que Tours ou La Roche-sur-Yon, y participent.

Trente et un ans plus tard, avez-vous réussi à effacer l’image élitiste de la musique classique ?

Je pense que oui, et j’en suis très fier. Nous avons désacralisé la musique classique, changé son image, et même transformé son économie. Aujourd’hui, pratiquement toutes les grandes structures dans le monde proposent des concerts de quarante-cinq minutes. Notre modèle a été copié partout et je ne peux qu’en être ravi. Une belle idée mérite d’être partagée et reproduite. Si quelqu’un veut s’inspirer de notre concept et créer son propre marché de la musique classique à partir de Nantes, j’en serais enchanté. Je n’ai jamais eu de culte de l’exclusivité. Au contraire, je suis convaincu qu’en partageant, on se libère la pensée. C’est dans cette dynamique d’échange que réside, je crois, le véritable esprit d’innovation.

Tokyo, Lisbonne, et surtout Paris vous font les yeux doux… pourquoi avez-vous choisi de rester à Nantes ?

C’est un choix assumé. J’aurais pu m’installer à Paris, mais j’ai voulu préserver un certain équilibre. Paris est une ville magnifique, mais elle impose un rythme de vie intense. Je connais tellement d’artistes là-bas, et ils me sollicitent souvent pour leurs concerts. Si j’y vivais, je serais tenté d’y assister presque tous les soirs, ce qui signifierait des soirées prolongées, des dîners tardifs et des nuits écourtées. Or, moi, je dois être au travail à 8 h 30. À Nantes, je garde un certain recul. J’aime la tranquillité, le vélo, les promenades à la campagne. Nantes me permet de maintenir une relation privilégiée avec les artistes. Je les connais bien, je connais leurs familles, leurs enfants. C’est un rapport plus authentique, différent de celle qu’on aurait à Paris, une ville qui, malgré tout son charme, reste celle des courtisans.

Lorsque vous fairez un pas de côté, La Folle Journée survivra-t-elle ?

Je le crois profondément, car au fond, je ne suis qu’un passeur. Mon rôle a toujours été d’observer, d’écouter, et d’apprendre du monde qui m’entoure. J’ai grandi ainsi, avec cette curiosité insatiable et cette énergie qui ne m’ont jamais quitté.

Ce qui me rassure, c’est le travail que je mène avec les jeunes. Je suis constamment ébloui par leur niveau intellectuel et leur engagement. Ce sont des jeunes talentueux, porteurs de valeurs fortes, et qui ne reculent pas devant le travail. À travers nos échanges, j’essaie de leur transmettre ce que j’ai appris, de leur donner des clés pour aller plus loin. Ils sont prêts, et je suis convaincu qu’avec eux, La Folle Journée continuera de briller.

Bien sûr, il y aura toujours une empreinte René Martin. Mais j’ai ouvert de nombreuses portes et posé des bases solides qui permettront à d’autres initiatives et visions de prendre le relais. Ce qui compte, c’est que l’esprit de La Folle Journée, son audace et son accessibilité, perdurent au-delà de ma présence.

Et pensez-vous que la musique savante peut toucher les jeunes générations ?

Je pense que La Folle Journée a prouvé que la musique classique n’est pas ringarde. Depuis toujours, je combats les idées reçues et tente de briser les clichés qui entourent cette musique. Fondamentalement, je crois que la musique peut avoir un impact immense sur les jeunes.

J’ai cinq enfants et, au fil des années, j’ai vu des adolescents traverser des moments difficiles, parfois même de véritables crises existentielles. Et pourtant, grâce à la musique, ils ont trouvé un chemin. Prenez un enfant qui écoute le mouvement lent du Concerto pour piano n° 9 de Mozart : il peut vivre un moment de pure lumière, une révélation qui l’aide à sortir d’une impasse. C’est ça, la force de la musique.

Et puis, il n’y a pas que le classique. J’écoute aussi du rap, par exemple Eminem, et je suis fasciné par l’énergie brute et la violence qui s’en dégagent. Chaque genre musical a sa propre puissance. L’essentiel est de partager ces différentes formes de musique, car plus on en découvre, plus on développe une démarche personnelle et profonde.

Jouer d’un instrument est une richesse inestimable, une école unique de l’écoute. Un enfant apprenti musicien développe une oreille fine et une concentration accrue. Il apprend à écouter, à s’écouter, à chercher le son, ce qui le rend plus réceptif, non seulement en musique, mais dans tous les aspects de la vie.

Ce qui est important, c’est donc l’attention ?

Exactement. L’attention est au cœur de tout.