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Les travailleurs handicapés en Esat, nouvelles stars de la relocalisation

Ils font de la relocalisation avec « un p’tit truc en plus » et ce n’est pas du cinéma. Des chefs d’entreprise parient sur le travail handicapé pour relever le défi du « made in France ». Au point de placer les établissements spécialisés au cœur de leur stratégie industrielle. Une démarche inclusive aux multiples avantages économiques, à condition de savoir s’adapter.

Kraken Lighting travaille avec l'Esat de La Guyonnière, à Montaigu-Vendée, « un sous-traitant comme un autre », assure le PDG Nicolas Forget. Photo Kraken Lighting/Nicolas Forget

Katia Tardy ne manque pas d’appétit. Ni d’audace. Dans la plus pure tradition gourmande de Nantes, la cofondatrice des marques de biscuits Et Tok ! et Kignon est bien décidée à s’inviter à la table de ses glorieux aînés. « Nous espérons devenir aussi gros que LU, BN et les autres », lance la responsable marketing et commerciale. Cerise sur le cookie, elle compte relever ce défi sans ouvrir une seule usine, ni bâtir le moindre site. Le secret de sa recette tient en quatre lettres : Esat.

Les Établissements et services d’aide par le travail sont en effet au cœur de la stratégie de développement concoctée par Katia Tardy et ses compères Louise Doulliet et Alix Guyot. Leur projet consiste à s’appuyer exclusivement sur ces structures d’insertion professionnelle pour travailleurs handicapés, afin d’assurer la production et le conditionnement de leurs gâteaux. D’où le nom de leur entreprise, Handi-Gaspi, clin d’œil également à leur démarche anti-gaspillage.


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Ce mode de fonctionnement, le trio l’expérimente depuis mars 2022 à l’Esat de La Soubretière, à Savenay. Avec un certain succès : l’an dernier, l’établissement a sorti trente tonnes de biscuits de ses fourneaux et la société a triplé son chiffre d’affaires en un an pour atteindre 450 k€. Handi-Gaspi s’apprête à « essaimer » en région lilloise, à Paris et à Lyon. « Nous pouvons obtenir la même force de frappe qu’un industriel à partir de ce maillage d’ateliers locaux, et ainsi relocaliser », assure la dirigeante.

Relocaliser par le travail handicapé ? Drôle d’idée à l’heure des gigafactories et autres industries 4.0 dopées à la tech et aux robots. Et pourtant, Katia Tardy n’est pas la seule à explorer cette réindustrialisation à visage humain. Nicolas Forget y croit lui aussi. Il a totalement intégré l’Esat de La Guyonnière, en Vendée, à la stratégie de développement de Kraken Lighting, son entreprise de luminaires en bois (150 k€ de CA en 2023).

Kraken Lighting a trouvé dans les travailleurs de l’Esat de La Guyonnière la main-d’œuvre qu’il lui aurait été difficile à trouver autrement dans un département proche du plein-emploi. Photo Kraken Lighting/Nicolas Forget

Flexibilité et adaptabilité, mais aussi proximité et rapidité

« L’établissement est notre partenaire d’assemblage et de production », résume le PDG. Les travailleurs handicapés fabriquent 70 à 80 % des appareils de la marque. Un choix apparu comme une évidence au lancement de Kraken Lighting : « On voulait s’assurer une souplesse de production, sans avoir forcément la capacité d’embaucher. »

Pratique pour démarrer, l’Esat s’est avéré utile pour anticiper la suite. « On l’a choisi parce qu’il pouvait nous faire des pièces uniques, aussi bien que des grandes séries, avec l’avantage d’un prix fixe quel que soit le volume », poursuit Nicolas Forget. L’entreprise en a aussi profité pour soigner ses process. « On doit préparer nos pièces avant de les envoyer à La Guyonnière », explique le cofondateur de Kraken Lighting. « Cela nous a obligés à une certaine rigueur pour structurer la production et nomenclaturer nos produits. Une gymnastique indispensable pour notre industrialisation. »


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Flexibilité, adaptabilité, mais aussi proximité et rapidité, dans l’implantation comme dans l’exécution. Katia Tardy a retrouvé toutes ces qualités à La Soubretière. D’ailleurs, pour elle, aucun doute, les 1 430 Esat du pays sont une « opportunité » rêvée pour relocaliser sans difficulté. « En moins de six mois, on a ouvert un atelier semi-industriel à moindre coût sur notre territoire. En milieu ordinaire, ce genre de projet aurait été long, lourd, onéreux et compliqué à monter. »

avec les esat, Notre modèle devient plus puissant que notre produit.

À Saint-Aignan-de-Grandlieu, Alain Marboeuf, lui, a poussé la démarche plus loin. Le président de Bat’Ipac (200 k€ de CA 2023) propose un matériau de construction à base de carton (l’Ipac). Il en a confié la fabrication à l’Esat du Landas, à Rezé, mais prévoit de la développer à travers « la mise en place de lignes low-tech dans n’importe quelle structure d’insertion en France ». Avec pour seule exigence « que la demande soit suffisante sur le territoire d’implantation ». L’ouverture est conditionnée à un besoin local en Ipac équivalent à la construction d’au moins cent logements.

Mais ce préalable n’est pas innocent. Car Bat’Ipac a fait de l’insertion « une force commerciale » et Alain Marboeuf en joue volontiers avec ses interlocuteurs (bailleurs sociaux, élus). « On leur propose de créer, sur leur territoire, une filière de production d’un matériau biosourcé avec de l’inclusion sociale. Donc, de la relocalisation de travail et du circuit court. Au final, notre modèle est plus puissant que notre produit », s’enorgueillit-il.

Ligne de Bat'Ipac à l'Esat de Rezé

Bat’Ipac fait produire son matériau de construction à l’Esat du Landas, à Rezé. Photo Bat’Ipac

Des travailleurs d’Esat en demande de missions

Toutes ces initiatives ont de quoi réjouir l’association nantaise GreenActes, engagée sur ces enjeux depuis 2013. Signe des temps, elle-même s’est lancé le défi d’investir dans un site de 700 m² à vocation industrielle, dans l’espoir d’y attirer des entreprises pour les faire travailler avec du personnel en insertion. Baptisé SolInnov, ce projet à 2,1 M€, a pris ses quartiers à La Roche-sur-Yon. Il ambitionne de devenir « le premier centre européen d’innovation et d’expérimentation pour la transition écologique et inclusive ».

A La Roche-sur-Yon, le projet SolInnov vise à attirer des entreprises, pour les faire travailler avec du personnel en situation de handicap. Photo GreenActes

Un pari osé que Virginie Da Silva, en charge de son pilotage, voit comme une opportunité, dans un contexte porteur, du fait de la RSE et de la conjoncture. « On parle réindustrialisation et difficultés de recrutement. Mais il existe toute une main-d’œuvre que l’on ignore », déplore cette ancienne chargée de recrutement. « Dans les Esat, les personnes réclament du travail à leurs moniteurs. On marche sur la tête ! »

Sabrina Warnery acquiesce. Son organisme Esatco Atlantique encadre près de 1 800 professionnels dans ses dix-neuf sites de Loire-Atlantique (dont 15 Esat, pour 18,5 M€ de CA). « Nous avons de plus en plus de mal à leur trouver des missions longues », regrette la directrice du développement commercial. Un paradoxe, quand, au même moment, « les difficultés d’embauche portent rarement sur les emplois les plus qualifiés… », euphémise-t-elle.

C’est aussi pour cette raison que Kraken Lighting n’a pas hésité. Dans un département proche du plein-emploi, « on savait qu’il serait compliqué de trouver une main-d’œuvre ouvrière », éclaire Nicolas Forget. L’entreprise de luminaires y a aussi trouvé son compte, avec un coût de production jusqu’à quatre fois inférieur à celui d’un fournisseur français classique. De quoi retrouver de la compétitivité, notamment sur les marchés les plus exposés à la concurrence internationale. Le cofondateur de Vebo Grégory Delemazure voit ainsi, dans l’assemblage en Esat de ses kits d’électrification pour vélos, « un pied de nez au dumping social de l’Asie ! »

Margaux Rallier et sa grand-mère, à l'origine de la marque d'articles de toilette Benenota

Sur les conseils de sa grand-mère, Margaux Rallier s’est tournée vers les Esat pour sa marque d’articles de toilette Benenota. Photo Marie Jonchere

Équipements, logistique, prototypage… Des obstacles à la croissance

Vebo dans les transports, Bat’Ipac dans le bâtiment, Handi-Gaspi dans l’alimentaire, Kraken Lighting dans l’éclairage… Et si les Esat étaient la solution miracle pour relocaliser ? En 2020, Margaux Rallier s’y est essayée, elle aussi, dans le textile. À l’époque, la jeune entrepreneure de Sautron croyait avoir trouvé la solution idéale pour répondre au succès des articles de toilette de sa marque Benenota. « Avec les Esat, on réfléchissait ensemble à la façon de travailler, ils n’imposaient ni commande minimum ni avance de trésorerie », énumère-t-elle. « C’était rassurant, car accessible et moins risqué. »

Las, les avantages sont vite devenus des obstacles. Au bout d’un an, Margaux Rallier touche aux limites de ses quatre établissements partenaires. « Ils ne pouvaient pas produire plus par manque de moyens humains, matériels et de process industriels. » Les sites ne sont pas équipés pour la découpe des tissus, un seul propose le conditionnement en bout de chaîne. Et aucun ne gère les approvisionnements. « Je devais m’occuper de tous les stocks et de tous les accessoires pour tous les Esat », se souvient-elle. Impossible aussi de concevoir de nouveaux produits : « Personne n’était capable de m’aider sur la recherche, le sourcing, le prototypage… » Benenota se tourne alors vers la Manufacture de Clisson pour se faire aider et y fabriquer ses plus grosses pièces. Mais les coûts ne sont plus les mêmes. Fin 2022, elle délocalise au Portugal. Avant de jeter l’éponge, six mois plus tard.

Le secteur adapté est si protégé qu’il en devient invisible.

Ces écueils, Kraken Lighting pense s’en être prémuni grâce à une collaboration précoce et progressive avec La Guyonnière. « Il faut du temps pour mettre en place la relation, comprendre ce qu’ils font, tester, contrôler, améliorer… » Les ajustements sont inévitables, mais la répartition des rôles est censée aider à les fluidifier : aux structures d’accueil l’accompagnement humain, aux entreprises l’expertise produit. Margaux Rallier en reste pourtant persuadée : le « made in Esat » ne se prête pas à tout. Si c’était à refaire, elle n’y recourrait que pour « des gammes limitées, produits éphémères ou accessoires ».

Grégory Delemazure, lui, a fait d’emblée le choix des petites séries (600 kits pour démarrer). Mais Vebo est parti avec un autre atout : ses produits sont écoconçus. Idem chez Kraken Lighting : « On réfléchit en amont à la simplicité et la réversibilité du montage de nos appareils, car on les veut réparables et recyclables », explique Nicolas Forget. Ce qui permet, derrière, de séquencer leur assemblage en une succession de tâches basiques, adaptées aux travailleurs en situation de handicap.

Notice d'assemblage de Kraken Lighting à l'attention de son Esat partenaire

Pour fabriquer en Esat, Kraken Lighting a découpé l’assemblage de ses luminaires en une série de tâches simples. Photo Kraken Lighting/Nicolas Forget

Les Esat appelés à « faire leur révolution »

Pour Katia Tardy, tous ces prérequis ne tiennent pas. « Pendant le Covid, les Esat ont su cracher des masques », assène la dirigeante d’Handi-Gaspi. « Ils ont cette capacité à monter des projets et aller sur de nouveaux métiers assez vite. Nous en sommes la preuve ! » Mais elle reconnaît que pour embarquer dans la relocalisation, les structures d’insertion doivent faire leur révolution. « Le secteur adapté est si protégé qu’il en est invisible, avec des structures éclatées qui ne savent pas se vendre. » « Normal, ce sont des professionnels du médico-social », rebondit Virginie Da Silva. « Ils ont vocation à prendre soin des personnes. Pas à s’intégrer dans des schémas économiques extérieurs. »

Mais, sur ce point, de gré et de force, la donne change : depuis 2021, le gouvernement déploie un « plan de transformation » pour rapprocher les Esat du milieu ordinaire, autour de « l’accompagnement par le travail », notion désormais intégrée dans leur nom. « L’État sort les établissements de leurs habitudes, à savoir vivre de subventions, pour les faire réfléchir à leur modèle économique », traduit la chargée de projet de GreenActes. Un tournant matérialisé, chez Esatco Atlantique, par la mise en place d’une direction commerciale. À sa tête, Sabrina Warnery confirme : « Cette réforme nous oblige à ce que nos dix filières métiers soient rentables. On travaille donc à simplifier notre offre, rencontrer nos clients, prospecter, communiquer… Et identifier de nouveaux besoins. »

Ce vaste chantier, réalisé sous contrainte financière, nourrit un espoir chez Virginie Da Silva : « qu’il amène à s’interroger sur la place du handicap dans la société. Bien souvent, on ne s’y intéresse que si on est concerné. L’expérience personnelle reste le principal point d’entrée chez les chefs d’entreprise », constate-t-elle. Signe que le chemin est encore long vers l’inclusion. Mais la relocalisation par les Esat pourrait être un moyen d’aider les personnes handicapées à sortir de l’ombre, pour que leur succès ne se limite pas qu’aux écrans de cinéma.

En chiffres

120 000 personnes en situation de handicap employées dans les 1 430 Esat de France
27 établissements en Loire-Atlantique, 14 en Vendée
Source : Réseau Gesat (2023)