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Fabienne Lamothe, cofondatrice et gérante du restaurant Ô Bell’ Endroit : « Changer le regard de l’entreprise sur le handicap »

Ô Bell’ Endroit est un restaurant "pas si" différent des autres au cœur de la zone d’activité Bell à La Roche-sur-Yon. En salle, une équipe de serveurs porteurs de trisomie 21. Ce lieu, Fabienne Lamothe et sa sœur Sonia Morin l’ont imaginé fin 2018 pour leur frère Valentin en s’inspirant du restaurant Le Reflet à Nantes. Leur volonté : montrer que les personnes en situation de handicap s’intègrent parfaitement en milieu professionnel ordinaire et que rien n’est infaisable, à condition, pour l’entreprise, d’anticiper et de bien définir ses besoins. Pour IJ, Fabienne Lamothe raconte l'aventure d'Ô Bell’ Endroit.

Ô Bell' Endroit, restaurant, La Roche-sur-Yon, Vendée, trisomie 21

Fabienne Lamothe. ©Benjamin Lachenal - IJ

Comment est né le projet du restaurant inclusif Ô Bell’ Endroit ?

C’est une histoire de famille. Nous sommes une fratrie très soudée de cinq frères et sœurs. Valentin, le petit dernier, né en 1997, est porteur de trisomie 21. Lors de mes études – un DUT Gestion des entreprises et des administrations et une licence Gestion du personnel -, j’avais déjà en tête qu’un jour, si j’étais responsable des ressources humaines, j’intégrerais Valentin dans l’entreprise où je travaillerais. En 2007, j’ai été embauchée en CDI pour participer à la création d’un service RH. Très vite, j’ai intégré le comité de direction, ce qui m’a permis d’avoir une vision globale de l’entreprise.

Pendant ce temps-là, Valentin grandissait. En 2016, il approchait de ses 20 ans et était sur le point de terminer son parcours en IME (Institut médico-éducatif). C’est quelqu’un de très jovial, très avenant avec les personnes sans handicap, mais plus réservé avec les personnes handicapées. Son stage en Esat (Établissement et service d’aide par le travail), ne fut pas très concluant. Ses éducateurs l’ont alors orienté vers un foyer de vie, à la journée. C’est de l’occupationnel, du ludique, pas un travail ou une formation, donc beaucoup moins stimulant pour Valentin. Or, nous qui le connaissions bien, pensions qu’il était capable de travailler.

De mon côté, je me demandais à quel moment j’aurais le cran de faire quelque chose professionnellement avec Valentin. Quand j’ai eu 30 ans, notre père a entendu parler d’un restaurant nantais sur le point d’ouvrir, dont le concept était de confier le service à des personnes porteuses de trisomie 21. Son nom : le Reflet. C’était le premier restaurant du genre à ouvrir en France. Forcément, le concept de Flore Lelièvre, la fondatrice du Reflet, nous a intrigués.

Qu’avez-vous fait alors ?

Une première visite, en février 2017, en famille, mais sans Valentin, nous a conquis. On le voyait bien y faire un stage. Quelques semaines plus tard, on est revenu avec lui et cette idée en tête. Valentin n’a pas une bonne élocution. Pourtant, à la fin du repas, il est de lui-même allé voir le barman pour lui demander un stage. Pour nous, ce fut un déclic.

Au même moment, mon patron m’a annoncé qu’il voulait se séparer de l’entreprise. C’était le coup de pied qui me manquait, j’ai officialisé mon envie de changer de vie. J’attendais mon deuxième enfant mais j’aspirais à autre chose. Les planètes s’alignaient. C’était le moment de se lancer.

Était-ce un choix facile ?

Non, mais c’était une évidence : je voulais tellement au fond de moi mener ce projet avec Valentin. Cela s’est fait naturellement, mais ça a pris du temps. Il s’est passé près d’un an entre le moment où j’ai décidé de me lancer et celui où j’ai quitté officiellement mon travail, en mars 2018. Et il a fallu patienter encore près de neuf mois avant l’ouverture du restaurant. Pendant ce temps-là, Valentin avait effectué deux stages au Reflet.

Comment avez-vous opéré votre reconversion ?

J’avais besoin de mûrir mon projet. Entre mars et août 2017, j’ai mis un instant de côté l’idée du resto et j’ai commencé par faire un bilan de compétences pour savoir exactement ce que je voulais. Les métiers qui ressortaient n’étaient pas administratifs, mais très éclectiques. Ça allait du journalisme au maraîchage, en passant par les métiers du commerce et de la restauration. J’ai poursuivi par une formation sur l’entrepreneuriat à la CCI de Vendée. J’ai également beaucoup échangé avec Flore Lelièvre. Nous avons le même âge, le même parcours. Son frère est également porteur de trisomie 21 et c’est dans ce contexte qu’elle a imaginé un lieu de travail possible pour des personnes en situation de handicap.

Au printemps 2018, après une rupture conventionnelle avec mon employeur, j’ai suivi une formation de deux mois de serveuse en salle, avec un restaurant d’application de 30 couverts. Je ne pouvais rêver mieux comme première expérience. J’avais la salle entière rien que pour moi. Préparation de la salle, prise de commande, service, paiement : j’ai tout appris en accéléré.

Vous avez créé Ô Bell’ Endroit en famille. Comment est-elle associée au projet ?

Nous sommes six associés en tout : mes parents, ma sœur aînée Sonia Morin et son mari, mon conjoint et moi. Ensemble, nous avons investi 30 000 €, soit près de 15 % du budget global.

Je suis la seule en reconversion. Ma sœur souhaitait s’engager à mes côtés, mais d’une autre façon. Elle est enseignante spécialisée dans un lycée où elle gère une classe de jeunes autistes âgés de 18-20 ans qu’elle prépare à la vie professionnelle. Elle ne se voyait pas quitter ce travail qu’elle adore, ni déménager. Et puis, financièrement, cela n’aurait pas été viable. Alors nous avons trouvé plusieurs solutions pour qu’elle puisse s’impliquer concrètement.

Lesquelles ?

C’est elle qui a adapté les outils de travail au handicap de la trisomie 21. C’est son métier. Par exemple, seuls deux serveurs savent lire. Alors, sur la carte amenée aux clients, à côté du nom de chaque plat écrit en toutes lettres est associé un symbole. Ce qui permet à chaque serveur, lecteur ou pas, de présenter le menu et de prendre la commande en toute autonomie. Même principe pour les boissons où chaque produit est associé à une lettre ou à un symbole.

Chaque matin, les serveurs ont des missions à faire avant le service. Ils peuvent par exemple aider à la préparation des repas mais ils n’y sont pas “attitrés”. Leurs missions peuvent varier entre la salle et la cuisine.

Les six premiers mois ont été très difficiles. Je m’épuisais à répéter à chacun ce qu’il avait à faire. Alors Sonia a là aussi imaginé un outil très visuel : un tableau associant la photo de chaque serveur à une série de pictogrammes, chacun correspondant à une mission.

Enfin, parfois, Sonia vient me remplacer ou me donner un coup de main. Pour ces missions ponctuelles, en accord et en toute transparence avec l’Éducation nationale, nous lui avons fait un contrat de travail.

À quelles difficultés avez-vous dû faire face ? Et à l’inverse y a-t-il eu de bonnes surprises ?

La plus grande difficulté a été d’oser se lancer. Femme, avec deux jeunes enfants, en reconversion professionnelle dans le milieu de la restauration : sur le papier, il y avait beaucoup de défis à relever. Pourtant, le rendez-vous à la banque a été plus facile que je ne l’imaginais. La banquière avait vu un reportage sur Le Reflet et avait très envie de soutenir un projet comme le nôtre. Nous n’avons pas eu besoin d’aller voir d’autres banques. Le reste du projet a été financé par un prêt du Réseau Entreprendre Vendée (15 000 €) et par un financement participatif. C’était une façon pour nous de voir comment les gens percevaient le projet. Et là encore, belle surprise puisque 140 contributeurs nous ont apporté 14 000 €.

Comment Valentin a-t-il a accueilli le projet ?

Comme quelque chose de chouette car c’était une solution à la fin de l’IME. Avec mes parents et ma sœur, nous lui avons annoncé les choses progressivement. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, la difficulté a été de lui faire comprendre que moi, sa sœur, je devenais sa cheffe. Je n’avais pas mis de mot sur la relation hiérarchique que nous allions avoir. Pour moi, c’était une évidence, mais pas pour Valentin. Il a eu du mal à accepter mes consignes. Il y a eu des jours difficiles. Il nous a bien fallu une année de rodage pour que notre relation professionnelle soit fluide.

Quelle a été votre stratégie pour recruter ?

Évidemment, nous avons recruté Valentin en premier. Pour les autres serveurs, nous avons contacté des IME, des associations comme l’Areams1 ou l’Adapei-Aria2 pour présenter notre projet. Cette piste n’a finalement pas abouti. Nous nous sommes également rapprochés de l’association Trisomie 21 Vendée et, grâce à eux, nous avons recruté nos deux Timothé. Pour Sarah, c’est le réseau amical qui a fonctionné, nos parents se connaissaient. Quant à Marine, la petite dernière, c’est le fruit du hasard. Il nous manquait quelqu’un. Marine était une habituée. Ses parents étaient d’anciens restaurateurs. Et voilà.

Et pour votre cheffe de cuisine ?

Nous recherchions quelqu’un avec une vraie expérience de chef de cuisine mais aussi avec une sensibilité, un intérêt pour le monde du handicap.

Un jour, j’ai reçu un message d’une ancienne éducatrice spécialisée auprès de jeunes adolescents handicapés. En reconversion, elle travaillait depuis six mois dans un restaurant. Elle n’avait aucun diplôme, mais une grande passion pour la cuisine. Contre toute attente, sa candidature m’a interpellée. J’ai aimé son discours très concret, ancré dans la vraie vie. Je l’ai reçue sur le chantier. Elle avait des étoiles plein les yeux et se projetait totalement. Alors j’ai recruté Rebecca.

Côté management, quelle organisation avez-vous adoptée ?

En salle, nos serveurs sont tous en CDI, à temps partiel, à raison de 18 heures par semaine, réparties sur quatre journées de cinq heures maximum. Nous avons en effet pris en compte la fatigabilité importante et la mobilisation plus faible des personnes porteuses de trisomie 21. Et nous avons fait un mix avec nos besoins et nos capacités financières. Finalement, nous sommes ouverts du lundi au vendredi midi, les jeudis et vendredis soir et un samedi par mois. Nous sommes installés dans une zone commerciale avec une clientèle essentiellement de salariés. Cette organisation répond donc aussi à une stratégie commerciale et de performance économique.

Pour l’encadrement, il y a Rebecca en cuisine et moi, en salle. Au quotidien, nous veillons sur eux, nous les stimulons et leur redonnons si nécessaire les consignes à chaque étape, pour que le service s’enchaîne normalement, tout en cultivant l’autonomie.

Ô Bell' Endroit, restaurant, La Roche-sur-Yon, Vendée, trisomie 21

Fabienne Lamothe et une partie de son équipe : Rebecca, cheffe de cuisine, et les deux serveurs Thimothée. ©Benjamin Lachenal – IJ

Quels messages souhaitez-vous porter à travers ce restaurant ?

Je veux montrer le vrai visage, les vraies capacités des personnes porteuses de trisomie 21. Elles sont dans l’échange, la compréhension des consignes, l’autonomie. Elles sont capables de travailler ensemble et de s’intégrer en milieu professionnel ordinaire. Il suffit d’anticiper, de prévoir et d’apprendre à les connaître.

En 2022, en France, 38 % des personnes reconnues handicapées sont en emploi, soit près de deux fois moins que dans l’ensemble de la population3. Pourtant, toutes les entreprises d’au minimum 20 salariés sont soumises à l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés (OETH) dans une proportion d’au moins 6 % de leur effectif4.

Quelle réaction cela vous inspire-t-il ?

Avant tout, je ne veux surtout pas faire partie des donneurs de leçon. Ce que j’ai fait avec Ô Bell’ Endroit, je l’ai fait pour Valentin et pour moi aussi, simplement parce que j’aurais mal vécu de voir mon frère malheureux dans son travail. C’est un don de soi important et tout le monde n’a pas forcément la force ou l’envie de le faire, et je le comprends. Ce que j’aimerais, c’est juste que notre exemple puisse faire changer le regard des gens, de l’entreprise sur le handicap. Je voudrais que chaque dirigeant, chaque salarié, se pose la question de ce qu’il peut faire pour favoriser l’inclusion des personnes en situation de handicap dans son entreprise. Or, on le voit bien, il reste beaucoup à faire pour l’inclusion professionnelle des personnes handicapées.

Il suffit d’anticiper, de bien définir ses besoins et la manière dont on peut éventuellement adapter le poste.

Qu’est-ce qui pêche encore ? Que peuvent améliorer les entreprises ?

Il y a beaucoup de peurs. Peur que cela soit compliqué. Peur d’une baisse de productivité. Peur du regard du client, de l’image de l’entreprise. Autant de freins et de préjugés qui peuvent être levés facilement. Il faut provoquer la rencontre. Entreprises, familles et associations doivent échanger pour découvrir le monde de l’autre et apprendre à vivre ensemble. En interne, il suffit d’anticiper, de bien définir ses besoins et la manière dont on peut éventuellement adapter le poste. Et pour mener à bien cette intégration, salariés, responsables d’équipe et dirigeant(s) doivent discuter en amont. Avoir un responsable Handicap qui pilote ce sujet est une bonne piste. En résumé, rien n’est infaisable.

Vers qui les entreprises doivent-elles se tourner pour en savoir plus ?

Le monde du handicap n’a rien de simple. C’est une vraie nébuleuse administrative et je comprends que cela puisse effrayer les entreprises. Ce n’est pas facile de savoir où trouver l’info pour adapter un poste et le financer. Le plus évident reste de se tourner vers des structures comme Cap Emploi 85, tournée vers l’entreprise et l’emploi des personnes handicapées, ou l’Agefiph, l’Association nationale de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées. Depuis 1987, elle soutient le développement de l’emploi et le maintien en poste des personnes en situation de handicap dans les entreprises du secteur privé. C’est une première porte d’entrée.

Dans un contexte inflationniste, comment réussir à conjuguer rentabilité économique et ambition sociale ?

Après le Covid, l’inflation et la flambée du prix de l’énergie sont venues à leur tour nous fragiliser et plomber notre trésorerie. Avec beaucoup de rigueur et de bon sens, nous arrivons cependant à être à l’équilibre.

J’ai en effet la chance d’avoir une cheffe de cuisine qui n’aime pas le gaspillage. Elle utilise des produits frais et de saison, adapte les quantités aux réservations, et retravaille tous les produits qui n’ont pas été utilisés : on ne jette quasiment rien. Côté approvisionnements, nous faisons particulièrement attention aux prix et je n’hésite pas à faire plusieurs grossistes et supermarchés pour trouver le meilleur prix.

Pour sécuriser notre chiffre d’affaires, il y a un an, nous avons diversifié nos services. Nous avons installé un petit coin épicerie où nous vendons quelques bocaux faits maison. Cela reste un chiffre d’affaires à la marge (250 € par mois, NDLR) mais nous cherchons à développer ce côté boutique. En parallèle, nous avons lancé un service traiteur qui s’adresse aussi bien aux entreprises qu’aux particuliers. Nous produisons, livrons et, à la demande, assurons le service. À ce jour, nous avons réalisé une cinquantaine de prestations.

Je veux aussi que l’on parle de nous en tant qu’entreprise et restaurant et pas uniquement via l’étiquette du handicap.

Comment vous projetez-vous dans les cinq ans à venir ?

À ce jour, je n’ai pas le projet d’ouvrir d’autres restaurants. Mon ambition première est de continuer à prendre soin du cocon créé il y a cinq ans et d’en assurer le bon fonctionnement. Je veux continuer à communiquer sur ce que l’on fait, sur notre identité, mais je veux aussi que l’on parle de nous en tant qu’entreprise et restaurant de qualité, reconnu à La Roche-sur-Yon et en Vendée, et pas uniquement via l’étiquette du handicap et de la trisomie 21. Côté développement, je mise plutôt sur l’activité traiteur. C’est chouette parce que l’on va chercher des gens qui ne seraient peut-être pas venus forcément au restaurant.

Sur le plan humain, j’entends accompagner le mieux possible nos salariés, s’ils en ont besoin, dans l’évolution de leur capacité. On sait que le vieillissement des personnes porteuses de trisomie 21 est souvent plus rapide et donc il est fort probable qu’à 50 ans, ils ne puissent plus travailler avec nous. Il y aura des passages difficiles, je le sais, mais on s’adaptera au fur et à mesure comme nous l’avons toujours fait.

En chiffres

  • CA (2023) 201 000 €
  • Entre 8 et 9 salariés
  • 35 couverts
  • 5e restaurant en France à avoir confié le service à des personnes porteuses de trisomie 21

1 L’Areams (Association ressources pour l’accompagnement médico-social et social) intervient dans plusieurs domaines, dont le handicap et de l’inclusion, en Vendée et dans les départements limitrophes.

2 L’Adapei-Aria de Vendée agit en faveur de l’insertion sociale des personnes en situation de handicap.

3 Publication de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) –ministère du Travail, octobre 2023.

4 En cas de non-respect de l’OETH, les entreprises s’exposent au versement d’une contribution financière annuelle à l’Agefiph. Le montant de cette contribution est calculé en fonction du nombre de travailleurs handicapés que l’entreprise aurait dû théoriquement employer.