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Entretien avec Sandrine Charpentier de Mixity : « Le social, parent pauvre de la RSE »

Inaugurée en grandes pompes en présence de Marlène Schiappa, alors secrétaire d’état chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, Mixity a vu son lancement contrarié par la crise sanitaire. Reste qu’avec sa proposition de faire progresser la diversité et l’inclusion dans les entreprises, la start-up n’est pas seulement en prise directe avec l’actualité : elle propose des outils pour s’attaquer à des sujets de fond. Entretien avec sa cofondatrice et Présidente, Sandrine Charpentier.

Sandrine Charpentier

Sandrine Charpentier © Benjamin Lachenal

Dans votre parcours, qu’est-ce qui vous a conduit à la création de Mixity ?

Après des études de journalisme, je me suis orientée dans les relations publiques. En rejoignant Canon France, j’y ai découvert une culture japonaise très innovante avec la philosophie Kyosey, qui veut dire « vivre et travailler ensemble pour le bien commun ». On faisait de la RSE sans que cela s’appelle encore comme ça. Et ça m’a donné une fibre.

Des années plus tard, lorsque je me suis installée à Nantes, après avoir vendu ma première entreprise de conseil en relations publiques, j’ai eu envie de m’impliquer à fond dans le digital et de m’engager socialement. Je me demandais souvent en regardant ce milieu : « Où sont les femmes ? »

En 2002-2003, j’avais tenu un blog sur le leadership au féminin, mais sous un nom d’emprunt. À l’époque, je n’assumais pas… Écrire, c’était bien, mais, à un moment, je me suis dit que ça n’allait pas faire avancer le sujet : j’ai eu envie d’agir. Il n’y avait rien sur les femmes dans la tech sur le territoire et je voulais les rendre visibles, montrer qu’elles peuvent aussi travailler dans cet univers-là. C’est comme ça qu’avec Sandrine Fouillé 1 nous avons d’abord créé un prix pour mettre en avant les femmes qui réussissent dans le digital, qui s’est transformé ensuite en une association : Femmes du digital Ouest.

En 2016, je me suis relancée dans un projet entrepreneurial. Digitaly avait un volet transformation digitale et un autre sur l’innovation sociale, avec des programmes pour encourager à davantage de mixité, de diversité, autant de sujets qui m’animent fortement. On a participé notamment à la conception du programme Négotraining pour former les femmes à la négociation salariale et accompagné la mise en place d’accords d’entreprises sur l’égalité professionnelle.

 

Quel a été le déclic pour la création de Mixity ?

En faisant ces accompagnements, je me suis rendue compte que, dans les entreprises, sur tous ces sujets-là, il n’y avait pas de données disponibles. Il fallait aller chercher des infos dans plein de fichiers Excel, çà et là. Ça montrait bien que ce n’était pas un sujet stratégique porté par la direction de l’entreprise et qu’il n’y avait pas de pilotage. Le social est vraiment le parent pauvre de la RSE : autant, il existe plein d’outils pour mesurer son bilan carbone, autant, sur le volet social, il n’y avait alors rien. Pareil sur les moyens : quand on prend les budgets alloués à la responsabilité sociale et ceux à la responsabilité environnementale, on est dans un rapport de un à dix !

 

Pourtant, l’actualité récente va plutôt dans le sens de vos engagements…

Sur les douze derniers mois, on a vu une prise de conscience très forte à cause d’événements malheureux qui ont généré les mouvements Me Too et Black Lives Matter. Et la crise sanitaire a aussi joué un rôle. On s’est tous dit : « Mais au fait, et l’humain dans tout ça ? »

Dans les entreprises, au-delà du volet syndical et RH, finalement, ce n’était pas forcément un sujet dont la direction générale s’était emparée. Ça faisait partie des meubles ! Et puis, avec la multiplication des sujets d’actualité, on s’est dit que le capital humain était peut-être à repasser en priorité…

Ça ne fait même pas cent ans que les femmes peuvent signer des chèques sans l’autorisation de leur mari : on part de loin ! Sandrine CHARPENTIER

Quel est votre constat en matière de mixité et de diversité dans les entreprises ?

Je ne pense pas qu’ouvertement, il y ait une volonté de ne pas avoir de femmes ou de diversité ethnique ou sociale à tous les étages de l’entreprise. Mais, au final, dans la réalité, on n’a pas une société égalitaire. Il y a un ensemble de facteurs qui ne favorisent pas l’égalité des chances réelle. C’est culturel, notamment. Le monde économique ayant été créé et géré par des hommes dès le départ, il les favorise, sans forcément que cela soit volontaire. Dans l’entrepreneuriat, c’est la même chose. Il faut se rappeler que, pendant longtemps, la situation des femmes dans la société n’était pas la même que celle des hommes. Ça ne fait même pas cent ans qu’elles peuvent signer des chèques sans l’autorisation de leur mari : on part de loin !

Il y a aussi un autre facteur : l’éducation. On projette encore aujourd’hui les femmes dans certains rôles. Ça bouge, mais il va falloir continuer de faire des efforts pour que ça aille plus vite. L’entreprise, c’est le reflet de la société. Lorsque l’on regarde les instances de gouvernance, on a 10% de femmes dans les 700 plus grandes entreprises françaises. Il y a aussi 10% de personnes qui ont moins de 45 ans… Donc on a une absence de diversité générationnelle. Et si on parle de la diversité sociale ou ethnique, là on est à moins de 3%.

Notre principal ennemi, ce sont les biais inconscients. On a tous des schémas de pensée liés à la façon dont on a été élevé, notre environnement social… Sandrine CHARPENTIER

Quels messages souhaitez-vous faire passer aux entreprises ?

Elles doivent prendre conscience des enjeux et passer du « il n’y a pas de sujet chez nous » à « je vais regarder comment ça se passe réellement ». Par ailleurs, autant elles sont ouvertes pour regarder de plus près la mixité femme-homme ou la politique handicap, se fixer des objectifs et avancer, autant sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, elles nous disent souvent que ce n’est pas un sujet qu’elles ont envie d’adresser. Pour elles, c’est du domaine du privé. On nous dit qu’il n’y a pas de sujet, mais il ne faut surtout pas en parler. Donc c’est tabou ?

Nous, on leur répond que les personnes concernées doivent pouvoir en parler ouvertement, avoir les mêmes droits au niveau RH que les autres collaborateurs si elles sont mariées ou pacsées avec une personne d’un même sexe, venir aux événements d’entreprise avec leur conjoint ou conjointe, quelle que soit leur orientation sexuelle. L’idée est de ne pas être obligé de gommer une partie de soi quand on vient dans l’entreprise, de se sentir libre de parler de sa vie. L’entreprise doit montrer qu’elle est ouverte. Les personnes LGBT, c’est quand même 10% de la population et 14% dans les grandes villes. Sauf que c’est encore un sujet sensible, il faut une certaine maturité de la direction générale pour s’engager à en parler.

 

Comment favoriser davantage la diversité ?

Notre principal ennemi, ce sont les biais inconscients. On a tous des schémas de pensée liés à la façon dont on a été élevé, notre environnement social, la façon dont notre cerveau analyse les choses aussi ; son but étant de schématiser pour décrypter le plus vite possible les informations qu’il reçoit. Tout cela crée des stéréotypes, des biais. Et, inconsciemment, lorsque l’on va être en entretien de recrutement par exemple, avec une femme, jeune, noire, on va arriver à la conclusion qu’elle n’est peut-être pas la bonne personne pour ce poste.

Pour combattre ces biais, il faut d’abord en prendre conscience, les comprendre.

C’est difficile, et ça l’est d’autant plus qu’ils changent avec ce que l’on vit, les interactions que l’on a à travers le temps. Il faut donc former, largement et régulièrement. Je rêve que la tech puisse résoudre ce problème en créant un outil capable d’identifier les biais en situation : au moment d’un recrutement, d’un entretien bilan, d’une décision à prendre par rapport à l’équipe…

 

De quelle manière votre outil aide-t-il à aller vers plus de diversité ?

Mixity est un outil digital qui permet aux organisations d’évaluer leur politique diversité et inclusion. Finalement, il y en a toujours une dans l’entreprise, même si elle n’est pas formalisée. Il s’agit donc déjà de faire l’inventaire de tout ce qu’elle fait bien. L’outil permet de générer une empreinte sur cinq items : l’égalité femme-homme, le handicap, le multi-culturel, le multigénérationnel et enfin l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Cette empreinte permet à l’entreprise de visualiser ses points forts et d’amélioration, selon les axes stratégiques qu’elle se fixe. L’outil permet aussi de formuler des recommandations. On va jusqu’à développer des plans d’action.

Ces outils de pilotage permettent aussi, année après année, de se dire qu’on a progressé sur les écarts de salaire, sur le nombre de femmes à des postes de décision… Ils donnent des caps très clairs et objectivés. On pilote comme on pilote la performance économique ou environnementale. C’est essentiel si l’entreprise veut avoir une approche globale de l’inclusion et de la diversité et passer du déclaratif à l’action concrète.

 

Les entreprises s’engagent-elles à rendre publiques ces données ?

Pas forcément. Au départ, c’était ce que l’on voulait car on est convaincus que les citoyens attendent une transparence des données. Après, on s’est rendu compte que ce n’est pas forcément évident. Pour les entreprises, cette approche du facteur humain est tellement nouvelle qu’elles ont d’abord besoin de savoir où elles en sont, d’avoir ces informations pour elles, de les partager avec leur direction générale, leurs collaborateurs. Le fait de rendre publiques ces données est donc au choix de l’entreprise. Plusieurs ont fait ce choix d’ailleurs. Il s’agit d’organisations plutôt matures sur ces sujets-là. Mais je suis confiante dans le fait que ça se fera.

 

1. Directrice RSE chez Capgemini France