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Caroline Poinsot et Solène Renaudin, cofondatrices de Chifoumi Studio : « On tatoue les sols et les murs »

Né à Nantes en 2020, Chifoumi Studio s’est donné pour mission de donner un nouveau souffle à l’artisanat ancestral de la mosaïque. Entre tradition et modernité, il propose aux entreprises et collectivités de leur créer des enseignes d’exception. Un moyen d’ancrer leur image de manière noble et durable au sol ou sur les murs. Rencontre avec ses cofondatrices, Caroline Poinsot et Solène Renaudin.

Solène Renaudin et Caroline Poinsot, cofondatrices de Chifoumi Studio. ©B.Lachenal

Solène Renaudin et Caroline Poinsot, cofondatrices de Chifoumi Studio. ©B.Lachenal

Quels ont été vos parcours respectifs avant de devenir designers mosaïstes ?

Caroline Poinsot : Après mon bac, je me suis formée en arts appliqués à l’école Pivaut de Nantes. J’ai poursuivi avec une formation de webdesigner à l’école Multimédia de Paris. J’ai travaillé un an chez Tf1.fr en tant que UI designer (design de l’interface utilisateur, NDLR), puis chez Venteprivée.com, comme graphiste. Au bout de deux ans, je suis devenue responsable de l’équipe création et j’y suis restée jusqu’en 2011. De retour à Nantes, j’ai rejoint l’agence Gulfstream Communication en tant que directrice artistique digitale. Puis, je me suis mise en freelance.

Solène Renaudin : Je suis également issue de l’école Pivaut, mais dans le design produit. Après quelques courtes expériences de graphiste salariée, je suis devenue indépendante. Cela fait maintenant presque 20 ans. En parallèle, j’ai monté un studio graphique “Dune & Sosoa” avec mon conjoint, spécialisé dans le jeu vidéo. On y crée des logos, des interfaces, des environnements de jeu ou des charadesign (design de personnages, NDLR) pour des studios indépendants de la région ou des studios internationaux.

« Nous avons cherché à détourner la mosaïque de son usage initial, qui peut paraître un peu vieillot, pour la moderniser et lui rendre ses lettres de noblesse. »

Pouvez-vous revenir sur la création de Chifoumi Studio ?

SR : On l’a lancé en 2020, au départ comme “side project“. On cherchait toutes les deux à sortir la tête des écrans, tout en conservant un côté créatif dans notre activité. On voulait combiner le travail manuel et la création. Comme je faisais beaucoup de bricolage à côté et que ma mère m’y avait initiée, je me suis dit : “Pourquoi pas la mosaïque ?“

CP : Nous avons testé l’activité un dimanche après-midi chez Solène. On avait acheté des carreaux de faïence. On les a cassés au marteau pour en faire une création pas vraiment graphique. Puis le confinement est arrivé, ce qui nous a permis d’y consacrer plus de temps : rechercher des matières, voir celles qu’on préférait travailler, réaliser des essais… Ça nous a permis de faire mûrir le projet et de nous dire qu’il y avait effectivement quelque chose à faire avec la mosaïque pour la remettre au goût du jour et lui permettre de retrouver sa place dans nos rues. Car on n’en voyait quasiment plus ! Nous avons donc cherché à détourner la mosaïque de son usage initial, qui peut paraître un peu vieillot, pour la moderniser et lui rendre ses lettres de noblesse.

 

Comment Chifoumi Studio est devenu votre activité principale ?

CP : En 2020, nous avons postulé à la Creative Factory, le concours de la Samoa (Société d’aménagement de l‘Île de Nantes, NDLR) qui accélère les industries culturelles et créatives sur le développement de leur projet. Nous avons été lauréates et avons bénéficié d’un accompagnement sur tous les aspects que l’on ne maîtrisait pas : l’administratif, le juridique, le business model, le financier… Ça nous a permis d’y voir plus clair et ça a été un véritable tremplin. La Samoa nous a également logées dans les locaux de l’ancien Min à moindre coût pendant plusieurs mois, le temps de créer notre première pièce. Cela nous a également permis de créer un véritable réseau.

Néanmoins, nous sommes restées graphistes indépendantes un bon moment. Le statut de SAS, on ne l’a pris qu’au bout de deux ans. C’est la multiplicité des projets qui nous a permis progressivement de faire de Chifoumi notre activité principale.

À ce jour, Chifoumi Studio a concrétisé une quarantaine de projets. ©Chifoumi

Quels services proposez-vous ?

SR : On crée des enseignes d’exception en mosaïque pour les restaurants, hôtels et commerces haut de gamme… Mais aussi pour les collectivités. On a par exemple réalisé durant l’été celle de l’espace jeunes de Vertou. Nos créations peuvent être installées sur tous supports car nos mosaïques sont réalisées sur un filet souple. Cela rend le champ des possibles illimité.

On assure le service depuis la création graphique jusqu’à la réalisation. Cela inclut la création d’un visuel, un logo, une illustration, un lettrage en amont… Et dans un deuxième temps, on transpose notre création graphique en mosaïque.

CP : Nos clients sont quasi exclusivement des professionnels et des collectivités. Nous avons également des architectes d’intérieur qui nous sollicitent pour nous intégrer dans leur catalogue de prestataires. Ça leur ouvre la possibilité de proposer de la mosaïque à leurs clients, qui apprécient beaucoup de travailler avec des artisans d’art. Car l’artisanat revient en force, le fait main et le local aussi. Et Chifoumi coche toutes ces cases !

Il arrive enfin qu’on reçoive des demandes de particuliers. Mais à partir du moment où l’on définit un budget, on rentre très rarement dans les clous.

« La mosaïque réhausse l’image haut de gamme de l’endroit pour en faire en un lieu d’exception. »

Quels sont les bénéfices pour les entreprises qui font appel à vos services ?

SR : C’est une solution durable qui valorise à la fois leur activité et leur image. La mosaïque est très “instagrammable”. Par exemple, les clients de l’hôtel du Général d’Elbée de Noirmoutier vont systématiquement photographier la mosaïque que l’on a créée à l’entrée et la poster sur les réseaux sociaux quand ils arrivent sur place. La mosaïque devient ainsi un symbole indissociable de l’identité du lieu. Elle réhausse l’image haut de gamme de l’endroit pour en faire un lieu d’exception. Et c’est aussi un moyen pour l’entreprise de montrer qu’elle a une assise et une authenticité.

 

Pourquoi avoir opté pour la mosaïque comme moyen de communication ?  

SR : Elle est un prolongement du graphisme. Comme on avait déjà créé de nombreux logos d’identité pour les entreprises, on s’est dit qu’on pouvait se mettre aux enseignes. Comme celles en plastique ne tiennent pas dans le temps, on a cherché un médium plus durable. Et la mosaïque l’est incontestablement.

De plus, créer des mosaïques est un retour à la matière et à la terre. L’autre avantage, c’est qu’il s’agit d’un artisanat ancestral, à la fois noble et pérenne. Le fait de savoir que nos créations vont rester potentiellement visibles des milliers d’années est hyper stimulant. À tel point qu’on aime présenter notre activité en disant qu’on tatoue les sols et les murs. La mosaïque est un moyen d’ancrer de manière durable l’identité d’un bâtiment. Elle attire le regard, suscite l’émotion…Tous ceux qui la voient régulièrement s’y attachent et elle fait partie de l’histoire et de l’âme du quartier où elle est installée.

CP : J’ai créé des sites Internet pendant des années. Quand je les livrais, cela n’a jamais suscité d’émotion chez moi ou mes clients. C’est tout l’inverse avec la mosaïque. On a presque la larme à l’œil à chaque fois car c’est notre bébé. Le fait que ce soit fait à la main et avec le cœur crée un rapport totalement différent d’une enseigne traditionnelle. C’est donc une activité passion où l’on met un petit peu de notre âme dans chaque création. Et c’est ce qui nous fait vibrer.

 

Où en est l’entreprise aujourd’hui ?

CP : Nous avons jusqu’à présent concrétisé une quarantaine de projets depuis la création du studio. Côté effectif, nous sommes désormais trois à temps plein. Nous avons recruté la carreleuse-mosaïste Cécile Quérol sur la production pour nous dégager du temps. Et en cas de pic d’activité, on fait appel à d’autres mosaïstes professionnels. Les volontaires ne manquent pas ! On peut ainsi se retrouver à huit sur un projet.

SR : Si le studio travaillait surtout en local au départ, il a pris au fil des années une autre dimension. On œuvre désormais plutôt à l’échelle nationale, voire internationale… On a ainsi envoyé dernièrement une mosaïque en Australie, une autre au Luxembourg, mais aussi à Paris, Hossegor, Angers, Lyon…

 

Au fait pourquoi Chifoumi ?

CP : C’est le nom du jeu de main pierre-feuille-ciseaux que tout le monde connaît. La main, c’est notre outil de travail le plus précieux. La pierre, c’est le matériau, notre matière première. La feuille, c’est pour la création, le graphisme. Et les ciseaux, le nom de l’outil qui nous sert à casser la pierre.

 

Quels types de matériaux utilisez-vous ?

CP : On privilégie les matériaux naturels, durables et locaux. On utilise majoritairement des tesselles fabriquées en France. Pour le grès cérame, matériau typiquement français utilisé pour le sol des prestigieuses brasseries parisiennes, c’est la marque Winckelmans, fabriquée à Lomme (Picardie). Ils utilisent des pigments naturels, qui nous permettent de proposer de belles gammes de couleurs. Pour les rehausser, on peut utiliser par petites touches des tesselles d’or, fabriquées en Italie avec une feuille d’or encapsulée dans deux plaques de verre.

SR : Les émaux de Briare viennent quant à eux du Loiret. On les a choisis car les pierres sont teintées dans la masse. Elles offrent une très belle qualité de finition, avec un rendu qui est mat, ce qui permet des aplats de couleurs très graphiques.

 

Quelles sont les différentes étapes de création ?

CP : Chaque projet commence systématiquement par un échange avec le client pour cerner ses besoins. A-t-il besoin d’une création graphique originale ou a-t-il déjà une identité bien établie ? Quel est le format attendu ? On le conseille ensuite sur les associations de couleurs, les motifs possibles derrière un logo et la manière dont cela impacte le prix du projet. Ça nous permet de réaliser une première estimation du budget, que l’on va affiner en fonction des choix du client.

SR : Ensuite, on va fonctionner avec des maquettes pour nos propositions. C’est un moyen pour le client de se projeter sur les découpes grâce à nos logiciels. Cela s’appelle un “fauxsaic”. C’est ce qui sera ensuite imprimé sur notre traceur, qui va nous servir de gabarit pour fabriquer la mosaïque en atelier.

Une fois la mosaïque terminée, on passe à la livraison. Si besoin, on fait fabriquer des boîtes sur-mesure, ce qui nous permet de livrer n’importe où dans le monde. Enfin, pour la pose, on fait appel à Peinture Nantaise, une entreprise qui s’est formée spécifiquement à cette tâche.

 

Combien coûtent vos mosaïques ?

CP : On facture le temps de création, de production, les matières premières, la gestion du projet et la livraison. La plus grosse ligne du devis, c’est le temps de production. On passe en moyenne 150 heures sur chaque création, mais c’est très variable. Cela dépend des matériaux utilisés, de la taille de la mosaïque, mais aussi du sens du détail.

SR : Pour une mosaïque d’un mètre carré, il faut compter de 1 500 € à 5 000 €, voire plus si la mosaïque est très illustrée et détaillée. Ce n’est donc pas le format qui va déterminer le tarif d’une mosaïque mais la complexité de son motif. Sur la quarantaine de projets réalisés, la fourchette varie de 2 000 à 15 000 €.

 

Comment pensez-vous avoir réussi à rendre la mosaïque tendance ?

Le graphisme qu’on amène à nos créations donne un côté plus jeune à nos mosaïques. Le fait d’apporter notre touche à chaque projet nous a également permis de nous démarquer. Dès le départ, on a également utilisé les réseaux sociaux pour bien communiquer. Car c’est bien de faire des belles choses, mais si on ne les montre pas, ça ne sert à rien.

On a aussi activé très rapidement notre réseau parce qu’après 20 ans dans la communication, on avait déjà des clients et un bon réseau de graphistes illustrateurs. Cela nous a permis de réaliser des collaborations avec l’illustratrice nantaise Adolie Day par exemple, qui nous ont donné de la visibilité et permis de montrer que la mosaïque, ça n’est pas qu’un dessous de plat ou un vide-poche.

 

Quelle est la principale difficulté à laquelle vous avez dû faire face depuis le début de l’aventure ?

SR : C’est de tout gérer à deux. Non seulement la production, mais aussi toute la prospection et la communication sur les réseaux sociaux, qui prennent un temps fou. Sur ces deux dernières missions, on aimerait bien trouver un agent d’artisan qui pourrait faire ça pour nous… Mais cela n’existe pas à Nantes.

 

Quels sont vos enjeux ?

CP : Nous sommes confrontées à des problèmes d’approvisionnement, d’augmentation de 30 % des matières premières, mais aussi des tarifs des transports, sans parler des délais de livraison. Vu qu’on travaille pour des chantiers de construction ou de rénovation, on est le dernier maillon de la chaîne, un élément de décoration. Nous sommes donc tributaires des retards de chantiers. Et il y en a de plus en plus avec les problèmes d’approvisionnement que rencontrent les artisans. D’ailleurs, il arrive parfois qu’on refasse trois fois le devis et que le client finisse par nous dire : “Désolé, mais ça ne passe plus niveau budget.“

 

Quelles sont vos ambitions de développement ?

On va essayer de proposer des œuvres de plus en plus grandes, pour aller vers des créations monumentales. On commence aussi à réaliser des créations à partir de tesselles phosphorescentes pour proposer des enseignes qui affichent la nuit un message différent de celui du jour. On essaie également de trouver de nouveaux matériaux pour repousser nos limites. Par exemple en mélangeant brillant et mat dans nos créations. Côté projet, on compte aussi travailler sur la transparence, à la manière d’un vitrail. On a également testé la mosaïque en plastique recyclé… Ce qui est parfois frustrant, c’est qu’on n’a pas forcément assez de temps pour tout faire !

 

Et sur le plan international ?

CP : On aimerait accroître l’export de nos mosaïques sur le long terme, avec l’idée d’en proposer dans le monde entier. Ce serait un moyen à la fois d’exporter notre savoir-faire, mais aussi la matière puisqu’on travaille le grès cérame. C’est notre principale ambition de développement aujourd’hui. Et on compte grandir petit à petit.

SR : L’international serait un bon moyen pour nous de devenir ambassadrices de l’artisanat d’art français. Car des mosaïstes, il y en a beaucoup en Italie ou en Russie mais peu dans certains pays. On vise donc en priorité ces deux marchés où l’artisanat français est associé au luxe.

« C’est l’imperfection de notre travail manuel, comme un carreau légèrement posé de travers, qui donne le charme et la valeur à nos créations. »

 

Votre activité mêle à la fois du numérique et de l’artisanat, avec un vrai côté disruptif. Est-ce que finalement vous n’êtes pas en train d’inventer l’artisanat 2.0 ?

SR : On se considère comme des artisans designers. Pour nous, le numérique aide à l’artisanat. Et on ne s’en prive pas du tout. Il est devenu un outil indispensable qui nous fait gagner énormément de temps par rapport aux mosaïstes qui travaillent à main levée. On sait grâce à lui combien il nous faudra de carreaux pour chaque création et de quelle manière il faudra les découper. Et ça nous permet aussi d’établir des devis plus précis.

Après, ça ne change pas pour autant la recette : c’est une aide précieuse à l’élaboration de l’ouvrage, mais il ne s’agit en aucun cas d’une machine qui va poser ou couper les carreaux à notre place. Il n’y aucune automatisation du process.

CP : C’est l’imperfection de notre travail manuel, comme un carreau légèrement posé de travers, qui donne le charme et la valeur à nos créations. Elle procure bien plus d’émotions qu’une image parfaite générée par de l’intelligence artificielle.