Couverture du journal du 03/05/2024 Le nouveau magazine

Le secteur du luxe sur le chemin de la transition

Économie circulaire, nouvelles manières de sourcer ses produits, évolutions côté consommateur… Comment le secteur du luxe, souvent associé au prestige, à la rareté et à la qualité de ses savoir-faire, peut-il faire bouger les lignes et créer des modèles plus vertueux ? Coup de projecteur avec une table ronde organisée à Nantes en présence d'acteurs du secteur.

Charlotte Jacquot, créatrice de La Fabrique circulaire, à Genève, et Raphaël Griffon, joaillier aventurier nantais, ont donné leur éclairage sur la manière dont le secteur de luxe se réinvente. © GP - IJ

À l’ère des défis environnementaux et sociaux, le secteur du luxe doit lui aussi se réinventer. Le 18 avril dernier se tenait, dans le cadre du festival nantais de la créativité Chtiiing !, une table ronde à l’intitulé explicite : “Le secteur du luxe n’échappe pas aux transitions !”. L’occasion de donner la parole à des acteurs d’un secteur amené à se chercher un point d’équilibre, entre nécessité de conserver son image d’excellence, de distinction et de discrétion, et celle de prendre certains virages.

« J’ai un pied dans la boue et l’autre place Vendôme »

Invité à témoigner, Raphaël Griffon, joaillier nantais installé rue du Roi-Albert, près de la cathédrale, a la particularité de se déplacer aux quatre coins du monde, de l’Amazonie à l’Éthiopie, pour réaliser des expéditions de terrain. Un moyen pour lui de sourcer ses matières au plus près et de se rendre compte de la manière dont les pierres sont extraites, exploitées, travaillées… « Le lien à la terre, c’est la chose la plus importante, souligne Raphaël Griffon, issu d’une famille de joailliers depuis quatre générations. J’ai grandi sur des terres agricoles, donc j’ai ce lien à la terre très fort, et j’ai ce lien au luxe qui est aussi très fort. J’ai un pied dans la boue et l’autre place Vendôme. » Un contraste qui lui permet de « comprendre bien mieux les choses : les matières et les gens qui les extraient », explique-t-il. « Le but, c’est aussi de faire en sorte que cette matière soit achetée au bon prix, pour que les mineurs puissent profiter d’une manne vendue plus chère que ce qu’ils pourraient vendre autrement. »

Un référentiel circulaire

Au sein de DSS+, société de conseil en sécurité industrielle et en développement durable basée près de Genève, Charlotte Jacquot a de son côté créé La Fabrique circulaire, un accélérateur de projets durables, dédiée notamment aux PME. « Quand on est un producteur mondial de capsules de café, par exemple, il est facile de mettre en place des boucles avec l’aluminium parce qu’on a les volumes, les compétences et l’argent. Mais que faire pour les petites entreprises de l’industrie, en particulier du luxe, qui ont envie de bien faire mais qui ne savent pas par où commencer ? »

Engagées en matière de transition, les sociétés accompagnées sont issues de différents secteurs, comme l’horlogerie. C’est ainsi que la société ID Genève watches, qui conçoit des montres selon les principes de l’économie circulaire (mécanisme reconditionné, boîtier en acier recyclé, bracelets fabriqués à partir de déchets verts…) est venue frapper à la porte de la fabrique. « Les dirigeants nous ont demandé de leur créer un référentiel circulaire pour leurs montres, afin de voir si elles ont vraiment un impact positif, utilisent moins d’énergie, moins de matériaux, produisent moins de déchets », raconte Charlotte Jacquot. Ce référentiel circulaire, la Fabrique a ensuite pu le proposer à d’autres grandes maisons. « Cela permet de générer un certain nombre de tests, collaborations, idées… Ce qu’on voit, c’est que ça mord, et puis, ça permet d’avancer sur des sujets sur lesquels les grandes maisons de luxe restent bloquées, avec des questions comme “Faut-il utiliser des diamants de synthèse ? Faut-il bannir le cuir ? Quelle est la traçabilité de l’or ? ”. » Sans compter que l’élaboration de ce référentiel a permis de casser quelques mythes. « On croit qu’il suffit d’avoir le matériau miracle, comme de la fibre de banane pour fabriquer un sac, et qu’on résout ainsi tous les problèmes. En fait, en choisissant un matériau, on peut diminuer la toxicité ou améliorer la durée de vie du produit, mais on fait l’impasse sur l’énergie. Notre référentiel permet de faire des choix. »

Quelles actions pour un luxe plus durable ?

Pour un artisan ou une entreprise travaillant dans le luxe et qui souhaiterait se lancer, vient alors tôt ou tard la question : par où commencer ? « La première chose, c’est que jusqu’à 80 % des impacts d’un produit sont déterminés au stade de sa conception, éclaire Charlotte Jacquot. La deuxième chose, c’est la question du besoin. Que vous soyez un consommateur qui a besoin d’une nouvelle chemise ou une grande marque qui a besoin d’une machine pour fabriquer son nouveau produit de luxe, posez-vous la question : en avez-vous vraiment besoin ? »

Du côté de la joaillerie, Raphaël Griffon en appelle, lui, à un parler franc : « Il faut être cash. Le greenwashing, j’en vois énormément. Je me déplace aux quatre coins du monde et je vois comment fonctionnent certaines maisons. Par exemple, on joue du pipeau en Inde, on ramène cela à Paris et cela devient extraordinaire… » Pour faire bouger les lignes, le joaillier plaide pour une innovation progressive. « On ne changera pas tout d’un claquement de doigts, mais par incrémentation. Aujourd’hui, on veut aller trop vite et cela génère de la colère. » Autre préconisation : éviter d’être « moralisateur », mais plutôt « hyperpositif », « parce que la résilience de l’Homme est extraordinaire ».

Toujours avide d’expéditions, le joaillier Raphaël Griffon s’est notamment rendu en Guyane, sur la trace des chercheurs d’or. Cette aventure a été immortalisée par le photographe Louis Brunet dans l’ouvrage La Chair des Dieux. © Louis Brunet

Et le consommateur dans tout ça ?

Dans le luxe comme ailleurs, le changement de cap vers des modèles plus vertueux est aussi de la responsabilité des consommateurs. « Aujourd’hui, lorsque les gens veulent acheter du luxe, ils veulent avoir une vraie histoire de la matière », observe Raphaël Griffon. En termes d’habitudes, le joaillier perçoit ainsi des évolutions, notamment chez les jeunes générations : « Les gens souhaitent avoir plus d’informations sur les méthodes de fabrication des bijoux, ainsi que sur leur provenance. Il y a un état d’esprit qui devient assez intéressant : les gens ont une vraie démarche de recherche et veulent trouver dans leur bijou une intention : Qui l’a fabriqué ? Pourquoi a-t-il été fabriqué comme ça ? Quelle est son histoire ? Des questions auxquelles, dans mon entreprise, on peut répondre sur presque chaque pièce. Un client posera un regard différent sur un objet qui a une intention. »