Comment avez-vous été amené à reprendre l’entreprise familiale ?
C’est une histoire de concordance de temps. J’ai commencé ma carrière professionnelle en étant très attiré par les métiers de la vente et de la négociation commerciale. J’ai fait carrière dans des grands groupes de l’alimentaire qui m’ont permis d’être formé et d’évoluer. Arrivé à 40 ans, l’âge des grands questionnements, j’avais un très bon poste, j’étais amené à évoluer à l’international mais, en fait, j’étais un pion dans un carcan de responsabilités très cloisonnées. On participe finalement à un grand Monopoly© mondial, avec des rachats de marques. On est content de développer du chiffre d’affaires, de participer à l’enrichissement de fonds de pension pour développer la rentabilité de la structure. Mais, à un moment, on se pose forcément la question : « Et moi là-dedans, qu’est-ce que j’en retire ? Quel est le sens de tout ça ? »
Hasard du calendrier, en 2009, mon grand-père décède. L’entreprise qui avait alors un de mes cousins aux manettes se portait très mal. Elle était très clairement au bord du dépôt de bilan, les salariés et fournisseurs commençaient à quitter le navire… À l’époque, il y avait douze associés, avec des parts disséminées entre mes oncles, mes tantes, mes cousins… Et moi, j’avais une part, symbolique, mais qui me permettait d’avoir accès aux informations. C’est à ce titre d’associé à une seule part que j’ai été consulté. J’ai alors proposé de participer au redressement en donnant de mon temps pendant mes soirées, les week-ends, mes congés. Pendant un an, j’ai été co-gérant bénévole avec mon oncle. Ça m’a permis de tester mon tempérament entrepreneurial et de me poser finalement la vraie question : valait-il mieux être cadre dans un grand groupe ou patron dans une petite boîte ?
J’ai aussi pu dresser un bon audit de la situation et redécouvrir le marché que j’avais complètement perdu de vue. J’en suis arrivé à la conclusion qu’en effet la situation était dramatique, mais qu’il y avait quand même des forces sur lesquelles on pouvait capitaliser.
Lesquelles ?
Un nom, une notoriété. Et puis la relation avec les institutions que sont le conservatoire, les écoles de musique, les professeurs, des personnes qui sont des amis de la maison et des prescripteurs. La troisième force de l’entreprise était son ancrage territorial. On disait alors, et j’espère que c’est toujours le cas, que Desevedavy était une institution. Et cette réputation était la résultante d’une quatrième force : son savoir-faire technique.
Les faiblesses étaient financières, mais c’était la conséquence d’une absence totale de stratégie, d’adaptation au marché. Celui-ci avait considérablement évolué avec Internet qui était déjà bien présent, mais pas chez Desevedavy.
Dans quelles conditions s’est faite la reprise ?
Officiellement, j’ai racheté l’entreprise en avril 2011. Il m’a fallu un an de négociations avec l’ensemble des membres de la famille. Je leur ai dit que je voulais bien reprendre, mais à 100%. La boîte était trop petite pour avoir cinquante personnes autour de la table qui, en plus, étaient des associés dormants. Je voulais une vraie autonomie.
On m’a fait payer non seulement la valorisation à l’issue d’un an de travail mais, au-delà, l’imaginaire, ce que les membres de ma famille avaient gardé en tête comme valorisation. Et là, on touche à l’émotion, qui est au cœur même de la transmission au sein d’une famille. Il y a une survalorisation par les cédants et même par l’acquéreur finalement !
Quels changements avez-vous opérés ?
Au bout d’un an, l’entreprise était sauvée. On avait colmaté les brèches, on ne parlait plus de liquidation. Premier grand changement : à l’époque, l’entreprise était généraliste. Le piano était le cœur de l’activité, à hauteur de 75% du chiffre d’affaires, mais j’ai décidé de me couper des 25% restants pour revenir aux fondamentaux historiques : les pianos. C’est une décision qui n’a pas été facile à prendre. Le fait d’être un acteur historique du piano acoustique renforce notre crédibilité quand on vend des pianos numériques. Additionner les deux, c’est ça qui fait notre force. On est les seuls en France à être concessionnaires de toutes les marques de pianos numériques. Pour chacune de ces marques, on expose toutes leurs gammes et tous les produits sont disponibles à l’essai. Et ça, ça n’existe nulle part ailleurs.
Deuxième décision : on avait trois magasins et un entrepôt de stockage. Dix ans après, on n’a plus qu’un magasin, qui est différent des trois d’origine, et on a un entrepôt de stockage qui n’est pas celui de l’époque. Donc, en termes d’outils de travail, on a fait « erase ». Enfin, troisième étape : le développement d’Internet, avec le lancement d’un site marchand en 2014.
Quand j’ai repris la maison, il y avait une vingtaine de personnes pour un chiffre d’affaires de 2,5 M€. Aujourd’hui, on va faire 4 M€ avec treize collaborateurs dont trois apprentis et sur le seul marché du piano. Ça a été un travail de titan, motivé par le désir de réussir, le challenge personnel, la passion aussi. Ça a été dix années très difficiles parce qu’il a fallu tout changer, sauf les points forts que j’ai évoqués. Si j’ai un seul regret aujourd’hui, c’est d’avoir perdu trois ans, par peur d’aller trop vite. Si c’était à refaire, je prendrais des décisions plus drastiques.
Ce n’est pas notre métier de mettre des cartons sur des palettes et de les expédier partout en France. Vincent MORIN-DESEVEDAVY
Vous avez fait le choix d’un magasin en périphérie de Nantes, à Orvault. C’était un pari audacieux, non ?
Les gens, que ce soit du métier ou de l’extérieur, m’ont traité de fou, me demandant ce que j’allais faire au milieu des concessionnaires automobiles alors qu’on était dans le centre-ville de Nantes, rue du maréchal-Joffre. Je ne veux pas faire de polémique sur la difficulté de faire du commerce en centre-ville aujourd’hui, mais c’est une réalité : c’est de plus en plus compliqué. Et puis en 2012-2013, on avait un maire Premier ministre et donc dès qu’il y avait une manifestation, même nationale, on y avait droit, sachant que le magasin était à cent mètres de la préfecture et de la mairie. Sans oublier l’épisode des manifestations très violentes avec Notre-Dame-des-Landes… À un moment donné ça a été une question de survie : il fallait partir.
Parallèlement, comme on a développé notre activité internet qui est une activité de volume, ça posait des difficultés en matière logistique : les camions n’arrivaient plus à nous livrer. Comme je voulais fermer les magasins d’Angers et de Saint-Herblain, il fallait un magasin facile d’accès, avec un parking gratuit devant. Et je me suis rendu compte qu’on avait les mêmes besoins qu’un concessionnaire automobile : de l’espace, un peu de bureaux, un atelier, une réserve de pièces détachées. Vous êtes vite sur une réflexion de magasin en périphérie.
Aujourd’hui, on a un point de vente unique de 1 350 m2 et le plus grand showroom en France. Il a été élu meilleur magasin en Europe par un collège de professionnels. On a notre propre électronicien qui assure le SAV et, sur la partie acoustique, on a un des plus grands ateliers de facteur de pianos. On est très fiers de cet outil de travail qui répond aux contraintes de merchandising modernes. On a aussi considérablement élargi notre zone de chalandise : de Brest à La Rochelle pour les pianos acoustiques et sur la gamme de pianos numériques, on livre sur toute la France.
Quelles répercussions la crise engendre-t-elle sur votre activité ?
On a beaucoup de chance. Il se trouve que les confinements à répétition ont modifié les modes de consommation et ce désir de cocooning, de donner un peu plus de sens à ses activités, profite très clairement au piano. Les gens ont envie d’apprendre ou de s’y remettre. On a beaucoup parlé de musique lors du premier confinement, les artistes qui jouaient sur leur balcon ont suscité des envies. Depuis, le deuxième confinement a confirmé cette tendance. Le marché n’a pas vécu ça depuis des dizaines d’années ! Du coup, on ne craint pas du tout un éventuel troisième confinement. On a adapté l’entreprise pour faire face aux fermetures du magasin et on a la chance d’avoir un site internet qui compense parfaitement.
On a du mal à imaginer qu’on puisse acheter un piano sans l’essayer pourtant…
Les pianos acoustiques, il faut les essayer car ils sont globalement tous différents. Ce business-là s’arrête quand le magasin est fermé. Mais sur Internet, on vend des pianos numériques. L’entreprise fait quasiment autant de chiffre d’affaires sur Internet que dans le magasin. Pour autant, on n’en tire aucune joie car ce n’est pas notre métier de mettre des cartons sur des palettes et de les expédier partout en France.
On a d’ailleurs décidé de réduire notre part de business sur Internet. On maintient cette activité digitale car on est bien content de la trouver quand le magasin est fermé, mais notre développement n’est pas là. D’abord, parce que ce n’est pas notre sensibilité et ensuite parce que le niveau de rentabilité est extrêmement faible : au final, plus on développe notre part d’Internet, plus on fragilise notre structure.
Sur Internet, vous faites du volume, du chiffre, vous êtes content, sauf que vous ne gagnez pas d’argent. Et ça vous entraîne au fond de l’océan… Vincent MORIN-DESEVEDAVY
Pourtant vous êtes en direct, vous ne passez pas par des market place ?
On a essayé d’internaliser tout ce qu’on pouvait pour réduire les coûts. On investit nous-mêmes pour notre référencement, on a intégré la logistique en stockant et en préparant les commandes. On s’appuie, en revanche, sur des logisticiens pour aller livrer. Mais c’est un business particulier qui ne répond pas à mes valeurs. Quand vous achetez un piano, vous pouvez venir en magasin et vous allez être sûr d’acheter le bon instrument, adapté à votre projet, vous n’allez pas vous tromper. Sur Internet, vous faites votre choix tout seul, vous pensez que vous avez raison parce que vous avez compulsé des fiches techniques qui vous présentent toutes les caractéristiques. Sauf que ce ne sont pas ces seules caractéristiques qui doivent entrer en ligne de compte. Résultat, les achats sur Internet, souvent, ne sont pas de bons achats. Et moi, je suis trop passionné pour accepter que les gens se trompent de produit quand ils achètent un piano. Vous pouvez développer un système de tchat ou de visio pour la partie conseil, mais il y a un truc qui ne passera jamais : le vrai son du piano. Vous aurez une perception de la qualité qui ne sera pas forcément la réalité.
Vous vous positionnez à contre-courant de la vague de fond incitant à aller sur le e-commerce à tout prix.
J’en suis bien conscient et je ne sais pas si je suis en retard ou en avance, mais c’est le fruit de notre expérience depuis six ans sur Internet.
Sur mon site, je vends des produits qui sont exactement les mêmes que sur les autres sites. À partir du moment où vous n’avez pas de différence produit, et c’est mon cas pour les pianos numériques, où vous utilisez les mêmes logisticiens pour livrer aux clients, qui présentent tous les mêmes délais de livraison, avec la même qualité de service, qu’est-ce qui vous reste pour vous démarquer du site concurrent ? Le prix. Et après ces six ans d’expérience de e-commerce, j’ai acquis la certitude qu’Internet, pour des produits standardisés, c’est un marché de prix et qu’on aura toujours un concurrent qui peut être moins cher que nous. Parce qu’il ne paie pas ses impôts en France, parce que son siège est en Inde et qu’il saura toujours alléger ses coûts de structure pour être moins cher que nous… Quand vous n’avez que le prix pour vous démarquer, vous êtes mort.
Nous, sur le marché de la musique, on subit aujourd’hui la concurrence d’un site allemand qui, à lui seul, est plus gros que le marché français. S’il a envie de se payer la France en vendant à perte pour s’acheter des parts de marché – et il a les moyens de le faire – on ne pourra jamais lutter.
On a ainsi vu pendant des mois les prix chuter. Sur Internet, vous faites du volume, du chiffre, vous êtes content, sauf que vous ne gagnez pas d’argent. Et ça vous entraîne au fond de l’océan… On aurait pu y perdre notre âme. Je dis donc attention au chant des sirènes. Pour bon nombre de commerçants et artisans, le e-commerce peut être une chimère.
Quelle est votre stratégie alors ?
La digitalisation n’a de sens que si elle favorise le trafic en magasin. J’ai réorganisé le personnel pour donner plus de poids aux ventes en magasin plutôt qu’aux webmaster et webmarketeur. Je pense que c’est plus durable, plus profitable, plus louable. En tout cas, c’est notre choix. En ayant le client en face de nous, on va pouvoir lui adresser le meilleur conseil et, éventuellement, le faire monter en gamme, lui apporter une valeur ajoutée. Il paiera plus cher que sur Internet, mais il sera content parce qu’il aura eu l’écoute, le conseil, le contact, qu’il pourra appartenir à une communauté, aura la possibilité d’assister aux concerts qu’on organise, bénéficiera de notre savoir-faire pour l’entretien de son instrument, etc. Tout en vivant une expérience d’achat. On a des clients qui se mettent à chanter ici quand ils essaient un piano, il se passe tous les jours un truc ! Et ça, on ne l’aura jamais sur Internet.