Le groupe Dubreuil fête ses cent ans cette année. Comment définiriez-vous son identité et ses valeurs ?
Le groupe se définit d’abord par son ancrage familial. Nous comptons aujourd’hui 6 500 collaborateurs. Et, malgré cette ampleur, nous avons su conserver notre dimension familiale, que ce soit au niveau du capital ou du top management. Quoi qu’il arrive, notre actionnariat restera 100 % familial, quitte à réduire notre périmètre, si jamais nous avions des difficultés à un moment donné.
L’autre pilier de notre identité, c’est notre ancrage géographique. Tous nos business sont nés en Vendée, y compris le transport aérien. Avant de développer une activité, nous le testons d’abord en Vendée. Nous partons du principe que si ça ne fonctionne pas ici, il y a peu de chances que ça fonctionne ailleurs, car nous sommes connus et reconnus sur le territoire.
L’ADN du groupe, c’est aussi sa diversité. Mon grand-père Henri Dubreuil, qui a fondé l’entreprise en 1924, disait qu’il ne fallait pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Cette stratégie a été payante, puisque nous fêtons, cette année, nos cent ans. Cette diversité, c’est en effet notre assurance vie face aux différentes crises qui, malheureusement, s’accélèrent. Aujourd’hui, le groupe Dubreuil, c’est une fédération de 47 PME, dont la taille oscille entre 10 et 1 200 salariés. Nos métiers sont très différents, puisque nous sommes à la fois présents dans l’automobile, le matériel BTP, le machinisme agricole, les énergies, les poids lourds, l’hôtellerie et le transport aérien.
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Avec sept pôles d’activité si différents et autant de collaborateurs, comment réussissez-vous à créer un esprit de groupe ?
Nous avons placé à la tête de chaque filiale des patrons avec des pouvoirs très étendus. Chacun est un spécialiste de son secteur, se comporte comme si c’était sa propre entreprise et est parfaitement autonome. En effet, je ne veux pas être un dirigeant omnipotent ou omniscient. C’est pourquoi je veille à ce qu’il y ait une délégation à tous les niveaux pour que chacun puisse prendre des initiatives et avancer.
La différence par rapport à un dirigeant classique, c’est que nos patrons font partie d’un groupe et peuvent s’appuyer sur notre structure centrale Groupe Dubreuil Services. Elle a pour mission de les aider à résoudre leurs soucis du quotidien dans différents domaines : juridique, financier, marketing, ou encore communication. Libérés de ces problématiques, ils peuvent se concentrer sur leurs clients et leurs collaborateurs. Parallèlement, nous essayons de créer des événements fédérateurs autour de notre ADN. C’est dans ce but que nous avons investi l’an dernier dans un IMOCA et que nous sponsorisons le skipper vendéen Sébastien Simon, participant au prochain Vendée Globe.

Trois générations réunies sur cette photo : Jean-Paul Dubreuil(avec les lunettes), entouré de ses trois enfants Sophie Jean-Victor(à gauche), Paul-Henri Dubreuil et Valérie Dubreuil, et de son petit-fils Nicolas (en arrière-plan, fils de Paul-Henri). Photo Groupe Dubreuil
Comment fidélisez-vous vos équipes et comment mesurez-vous leur satisfaction ?
Chaque année, entre les départs naturels et le développement du groupe, nous recrutons 500 personnes. Plusieurs de nos métiers sont en tension, comme ceux de technicien ou mécanicien. C’est pourquoi, il y a une quinzaine d’années, nous avons décidé de doter le groupe d’une direction RH musclée, pour suivre le parcours de nos salariés, les faire évoluer, les former et les fidéliser. Nous travaillons beaucoup la marque employeur et notre réputation. Il y a trois ans, nous avons donc mis en place le baromètre « Great Place to Work ». En 2023, 25 entreprises du groupe Dubreuil ont été récompensées par ce label, contre 14 en 2021.
Vous êtes à la tête du groupe depuis 2009, d’abord comme président du directoire puis comme PDG depuis 2020. Pour autant, la transmission s’est achevée seulement en juillet 2023. Pourquoi le processus a-t-il été si long ?
Cette transmission s’est faite progressivement et naturellement. Dès mon arrivée dans l’entreprise en 1994, mon père, Jean-Paul Dubreuil, m’a confié des responsabilités. À 23 ans, j’étais déjà responsable du pôle distribution.
La transmission s’est étalée sur plusieurs années en raison aussi de la complexité du groupe, de sa diversité. Nous ne voulions pas précipiter les choses. Pour moi, l’aérien était un gros morceau en termes de charge mentale. En effet, avec ses deux compagnies, Air Caraïbes et French Bee, le groupe Dubreuil Aéro est le deuxième pôle aérien du pays, juste derrière Air France. En 2023, cette activité représente 1,1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, soit près d’un tiers du CA du groupe Dubreuil, et 2,5 millions de passagers transportés. J’avais donc besoin d’une certaine maturité pour gérer ce pôle. À 52 ans, après la crise Covid qui a secoué le transport aérien, mais dont nous sommes sortis la tête haute, c’était le bon moment pour moi. Quant à mon père, à 80 ans passés, il était enfin prêt à me laisser la main : l’aérien était sa chasse gardée depuis 1975.
La transmission s’est étalée sur plusieurs années en raison de la complexité du groupe.
Votre père a façonné le groupe pendant 50 ans. Qu’est-ce qui a changé entre votre époque et la sienne ?
Pour moi, il n’y a pas de changement fondamental entre 1924 et 2024. Nos valeurs sont les mêmes et reposent encore une fois sur l’ancrage territorial, le goût du client et la diversification. Ce qui a changé, c’est notre environnement. Le monde est devenu plus complexe. Nous sommes dans une société de plus en plus réglementée, où tout va de plus en plus vite, où les crises s’accélèrent, où il faut toujours être plus réactif. Heureusement, en tant qu’entreprise 100 % familiale, nous avons la chance de pouvoir prendre de la hauteur face à ce changement d’époque. Nous ne subissons ni la pression des cours de la Bourse ni celle d’investisseurs extérieurs. Notre diversification nous apporte aussi cette sérénité.
Vos deux sœurs font, elles aussi, partie du groupe. Quelle organisation avez-vous adoptée ?
Le groupe Dubreuil se compose d’une trentaine d’actionnaires familiaux, répartis sur quatre générations. Mes deux sœurs, Sophie Jean-Victor et Valérie Dubreuil, sont à mes côtés comme directrices générales déléguées. Ensemble, nous détenons 80 % du groupe. Les 20 % restants appartiennent à des cousins et à d’autres branches familiales, liées à l’héritage. Mon père et Nicolas, mon fils aîné, font, quant à eux, partie du conseil d’administration.

En 2023, le groupe Dubreuil se lance dans le sponsoring voile avec Sébastien Simon. Le skipper participe au prochain Vendée Globe. Photo Groupe Dubreuil
Comment les rôles sont-ils répartis ?
Sophie a fait toute sa carrière dans l’aérien, d’abord chez Air Vendée, créée par mon père en 1975, puis chez Régional Airlines. Cette société, issue d’une fusion entre Air Vendée et la compagnie bordelaise Airlec en 1991, a été vendue à Air France en 2001. Nous avons ensuite racheté le « petit » Air Caraïbes, qui lui-même a repris Air Guadeloupe et Air Martinique pour devenir le « grand » Air Caraïbes. Sophie a occupé différentes missions, dont le marketing et tout ce qui est produits en vol. Depuis juin 2023, elle a la charge de la communication corporate du groupe et elle est membre du Comex (comité exécutif) du pôle aérien.
Valérie a, elle aussi, commencé sa carrière dans l’aérien, avant de s’orienter vers l’hôtellerie avec le lancement de l’hôtel Mercure à La Roche-sur-Yon en 1992. À ce jour, elle gère quatre établissements, dont le Square Lodge, un hôtel quatre étoiles que l’on vient d’ouvrir en plein centre-ville de La Roche. Elle pilote également Groupe Dubreuil Services, la structure centrale qui regroupe toutes les fonctions support du groupe.
Moi, je suis le PDG. Ma valeur ajoutée, c’est de driver les filiales et les pôles pour faire en sorte qu’ils soient performants et qu’ils saisissent des opportunités de développement. Seul le pôle hôtellerie, qui représente 0,25 % du CA du groupe, soit 8 M€, est géré directement par Valérie.
Et cette alchimie fonctionne ?
Oui, parce que nous nous entendons très bien et parce qu’il y a une hiérarchie entre nous. Pour tout le monde, c’est moi le patron, il n’y a pas d’ambiguïté. Dans une entreprise familiale, il faut réussir à bien dissocier les liens familiaux des liens professionnels. Ce n’est pas toujours facile. Parfois, les deux sphères s’entrechoquent mais, globalement, on y arrive. Pour nous aider à prendre de la hauteur, nous nous appuyons sur le conseil d’administration. C’est un comité assez resserré, composé de mon père, mon fils aîné, mes deux sœurs, notre directeur financier et moi. Cette gouvernance simple et efficace nous aide à prendre les bonnes décisions, de façon réactive et pragmatique.
Comment préparez-vous la quatrième génération à prendre, un jour, la relève ?
Avec mes sœurs, on s’est organisé pour transmettre le capital au sein de la famille. En 2019, nous avons opté pour un pacte Dutreil. Ce dispositif nous a permis de transmettre le capital du groupe à la quatrième génération moyennant le paiement par anticipation des droits de succession. Mes cousins ont fait la même chose. Honnêtement, je suis soulagé, car c’est la garantie que l’actionnariat restera 100 % familial.
Sur le plan opérationnel, tout dépendra de l’envie de cette quatrième génération de s’impliquer dans le management et de sa capacité à le faire. Mes nièces ayant choisi des voies hors business, la continuité familiale repose sur mes trois fils. Ils font, ou ont fait, une école de commerce. Normalement, il me reste encore une quinzaine d’années en tant que PDG. J’ignore encore si l’un ou l’autre sera alors prêt à prendre la relève ou s’ils seront plutôt à des niveaux de responsabilité moindres. Dans tous les cas, il est hors de question de les propulser responsable de pôle ou patron du groupe avant qu’ils n’aient fait leurs preuves dans les filiales. C’est d’ailleurs le cas de Nicolas, en poste à Ekovrak (basée à Dompierre-sur-Yon, NDLR), une PME spécialisée dans la distribution de produits d’entretien en vrac dans les grandes et moyennes surfaces alimentaires. Ma seule certitude est qu’il faudra repenser la gouvernance du groupe et reconstituer le conseil de surveillance et le directoire.
Pourquoi repenser la gouvernance ?
Par définition, un conseil de surveillance est en lien direct et plus étroit avec le directoire que ne l’est le conseil d’administration avec son PDG. Un conseil d’administration donne les pleins pouvoirs à son PDG, tandis qu’un conseil de surveillance confère des responsabilités un peu plus limitées au président du directoire. Pour ces raisons, cette forme de gouvernance est parfaite pour organiser la transition top managériale. J’en ai fait l’expérience avec mon père. Quand j’ai pris les commandes opérationnelles, le conseil de surveillance était là pour m’accompagner. C’était rassurant. En 2020, nous avions évolué vers un conseil d’administration, pour avoir un patron qui prenne les rênes du groupe à 100 %.
Depuis dix ans, vous avez engagé l’entreprise dans la transition numérique. Pourquoi et comment ?
Lorsque j’étais président du Réseau Entreprendre Vendée, de 2010 à 2014, le directeur de l’association était un expert du digital. À la fin de mon mandat, Olivier Billon a rejoint le groupe Dubreuil. Ensemble, nous avons créé la direction du marketing digital. Nous avons nos propres développeurs, nos propres experts. Nous développons nos sites web nous-mêmes. Ils correspondent ainsi parfaitement à notre ADN, nous en maîtrisons les coûts et sommes plus réactifs lors des mises à jour. Prendre ce virage numérique était indispensable, parce qu’il faut savoir vivre avec son époque. Aujourd’hui, les services digital et support informatique emploient 60 personnes, soit 50 % des effectifs de nos fonctions support.

Paul-Henri Dubreuil. Photo Benjamin Lachenal
Quelle place occupe l’intelligence artificielle (IA) au sein du groupe ?
Une place raisonnable et raisonnée. Nous avons des datas scientists, mais pas d’effectifs pléthoriques non plus. Dans l’aérien, l’IA est surtout utile pour optimiser le remplissage des avions et anticiper les réservations. Pour le reste, je pense qu’elle restera à la marge de nos métiers. Si jamais elle devenait incontournable partout, nous serions évidemment là.
Pour l’instant, j’observe surtout ce qui se passe autour de nous. Et je trouve que ça part dans tous les sens. L’intelligence artificielle n’a de sens que si elle apporte vraiment quelque chose à l’entreprise. Je vois des groupes qui investissent des sommes colossales dans l’IA. Et je m’interroge. Certaines PME n’auront pas les moyens financiers de suivre ce mouvement. L’IA risque d’être un élément de différenciation entre les entreprises.
L’intelligence artificielle n’a de sens que si elle apporte vraiment quelque chose à l’entreprise.
Côté transition écologique et énergétique, où vous situez-vous ?
En 2008, nous avons investi dans le photovoltaïque, en rachetant Solargie. Ce qui nous a permis de constituer un parc de 25 mégawatts de centrales photovoltaïques en France, avec un rachat par EDF pendant vingt ans. À partir de 2029-2030, nous pourrons enfin consommer cette énergie et décarboner notre électricité.
La question de l’énergie fossile est le point le plus important pour nous, dans la mesure où nous en sommes très dépendants. C’est particulièrement vrai dans le transport aérien, où il n’existe pas de solutions de substitution, mis à part le biokérosène, une innovation encore balbutiante. En 2030, la réglementation européenne imposera 6 % de biocarburant dans le réservoir des avions. Le quota passera à 20 % en 2035 et 70 % en 2050. Nous devions agir. En ce moment, nous sommes en relation avec la Cavac, coopérative agricole vendéenne, pour essayer de produire du biocarburant localement, à partir de graines de cameline, une plante oléagineuse. Le dernier frein à lever, c’est le coût : un biocarburant coûte actuellement quatre à cinq fois plus cher qu’un carburant classique.
D’autres grands projets ?
Non. Dans le contexte économique actuel, nous allons capitaliser sur nos sept métiers existants et poursuivre sur notre rythme d’investissement habituel. Pour la partie « distribution » seule, les investissements sont de 80 M€ par an. Aujourd’hui, la croissance organique du groupe est de 8 % par an. C’est une croissance raisonnable et maîtrisée. Nous ne cherchons pas à faire plus. L’enjeu, c’est avant tout la pérennité du groupe Dubreuil.
Dubreuil, cent ans d’histoire
- 1924 Henri Dubreuil, grand-père de Paul-Henri Dubreuil, ouvre une épicerie en gros à La Roche-sur-Yon.
- 1950 Les activités se diversifient : distribution de produits pétroliers, négoce de vin.
- 1966 Jean-Paul Dubreuil, fils d’Henri, reprend l’entreprise familiale.
- 1970 La diversification s’accélère. Le groupe se lance dans la grande distribution. C’est aussi le début de l’aérien avec Air Vendée.
- 1980 Dubreuil poursuit sa mutation et se lance dans les métiers du bricolage et de la distribution automobile.
- 1990 Sophie, Valérie et Paul-Henri, représentants de la troisième génération, rejoignent l’entreprise familiale. Début aussi de l’activité hôtellerie.
- 2002 Le groupe Dubreuil se lance dans le matériel de travaux publics.
- 2009 La gouvernance du groupe évolue. Paul-Henri Dubreuil devient président du directoire. Le groupe cède son pôle bricolage et l’activité de distribution de carburant. La diversification se poursuit avec deux nouvelles activités : la distribution de matériel agricole et les poids lourds.
- 2020 Nicolas Dubreuil rejoint le groupe, l’année où son père en devient PDG.
- 2023 La transmission entre Jean-Paul Dubreuil et ses enfants s’achève. À l’aube de son centième anniversaire, le groupe Dubreuil se lance dans le sponsoring voile.
En chiffres
- 3,16 Mds€ de CA consolidé en 2023 :
- Aérien : 34 %
- Distribution (automobile, matériel BTP, machinisme agricole, énergies, poids lourds, hôtellerie) : 66 %
- 6 500 collaborateurs, dont 1 500 en Vendée
- 47 PME