Couverture du journal du 02/09/2024 Le nouveau magazine

Les festivals au bord de la crise de nerfs

Qu'il semble loin l'été 2023, quand les festivals, à guichets fermés, signaient leur retour en force sur le devant de la scène post-Covid. Billetterie en berne, édition au rabais, décroissance… Cette année, nombre d’organisateurs déchantent. Un changement radical d’ambiance que la météo, pas plus que les JO, ne suffisent à expliquer.

Gare aux apparences : pour les festivals, même à guichets fermés, l'argent ne tombe pas du ciel. Photo Nicolas Tessier

Les Jeux olympiques n’auront pas fait transpirer que les athlètes cet été. Paris 2024 aura aussi donné quelques suées aux organisateurs de festivals. Et pas mal de fil à retordre à Mélanie Noyer, la codirectrice du Dub Camp de Joué-sur-Erdre. Certes, la neuvième édition de ces réjouissances, dédiées au sound system jamaïcain, s’est tenue à ses dates habituelles, mi-juillet. Mais son planning, comme ses plans, n’en ont pas moins été bousculés par l’arrivée des JO. Jusqu’au bout, « on s’est fait peur sur la disponibilité des agents de sécurité et des bénévoles secouristes », avoue Mélanie Noyer.


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D’énièmes sueurs froides après une année déjà bien « compliquée » et « fatigante », passée à « se battre » avec les contraintes d’un été à nul autre pareil. Car pour concentrer toutes leurs forces sur les Jeux, les autorités avaient proscrit la tenue en France de toute autre manifestation d’ampleur entre le 18 juillet et le 11 août. Une période de restrictions à peine assouplie jusqu’au 8 septembre et la fin des Jeux paralympiques. Par choix ou par obligation, plusieurs festivals locaux ont donc avancé leurs dates, comme les Escales de Saint-Nazaire, dans un calendrier par ailleurs dynamité par la décision du Hellfest de Clisson, le mastodonte de la musique métal, de se reporter sur le dernier week-end de juin… chassant du même coup de son créneau habituel l’autre grand rendez-vous du coin, La Nuit de l’Erdre, décalé d’une semaine.

La Nuit de l’Erdre est parvenue à maintenir un niveau de fréquentation élevée en 2024, mais sans réussir à afficher complet sur ses quatre jours. Photo Nicolas Leboeuf

Dans ce grand chamboule-tout à effet domino, le Dub Camp s’est retrouvé « pris en étau : notre organisation ne collait plus », rembobine Mélanie Noyer. « D’ordinaire, nous mutualisons, avec les autres festivals, le matériel, les techniciens, les prestataires. Là, on a dû tous les recontacter très tôt, pour savoir qui pourrait travailler pour nous en 2024. Ce fut notre première frayeur, et un gros travail pour trouver d’autres partenaires », souffle-t-elle. Mais aussi une chance pour l’association Get Up, à l’origine du Dub Camp Festival.

Dans l’impasse économique, après des résultats financiers 2023 « [moroses] avec un déficit conséquent », selon ses termes de l’époque, l’équipe de cinq permanents (appuyée par 950 bénévoles l’été) entrevoit, dans ces circonstances exceptionnelles, une porte de sortie. « On était entré dans un engrenage », admet aujourd’hui la codirectrice. « Pour avoir un festival qui tournait, on cherchait à accueillir plus de monde, en espérant rentrer plus d’argent. Mais, au bout du compte, on arrivait juste à l’équilibre. L’année suivante, il nous fallait donc encore plus de monde… »

Acculé par cette fuite en avant, Get Up a fini par mettre en sourdine son modèle. L’événement est passé sur trois jours (au lieu de quatre), limité à trois zones de danse (contre cinq), avec une jauge abaissée à 9 000 personnes sur site (pour une capacité maximale théorique de 15 000). Un « pari » osé, pour un objectif qui ne l’était pas moins : diminuer d’un tiers le budget du festival. Soit 1 M€ d’économies à faire. « Pas une mince affaire… », avoue Mélanie Noyer.

Photo David Gallard

L’équation insolvable

Sans aller aussi loin, Mégascène, à Saint-Colomban, avait, l’an dernier déjà, testé une jauge et un programme allégés sur son premier jour. Cette tendance à la « décroissance » pourrait bien devenir la norme à l’avenir. Question de nécessité, si ce n’est de survie, pour un secteur au bord de l’asphyxie, assure Malika Séguineau. Pour la directrice générale d’Ekhoscènes, organisation représentant les entreprises du spectacle vivant, les festivals auraient tort d’accuser les JO de tous leurs maux. « Bien sûr, certains organisateurs, se sentant loin de l’Île-de-France, ont sans doute mal anticipé la concurrence féroce que représenteraient les Jeux », reconnaît-elle. « La main-d’œuvre, le matériel… tout est remonté sur Paris. Les marques ont favorisé l’événement mondial, au détriment des rendez-vous locaux. Les artistes internationaux ont aussi limité leurs tournées, puisque la France était plus difficile d’accès, avec moins de grandes enceintes disponibles », énumère Malika Séguineau.

En plus d’avoir dû avancer ses dates de juillet à juin, le festival Mégascène de Saint-Colomban a pâti d’une météo capricieuse. Photo Pierrick Lieben

Ces obstacles ne doivent toutefois pas servir d’excuses, tant le mal des festivals est plus profond, insiste-t-elle : « Leurs marges sont de plus en plus faibles, inférieures à 2 %, quand leurs coûts progressent, eux, de 30 à 40 %. Or, ils ne peuvent pas se permettre de doubler ou tripler le prix de leurs billets pour compenser, d’autant qu’ils peinent déjà à remplir leur jauge. Bref, il y a un problème d’équilibre et l’équation paraît quasi-insolvable. »

Sur ce point, l’ensemble des organisations professionnelles sont au diapason. Et toutes les données de terrain font entendre le même refrain. Sur les plus de 170 festivals adhérant au Syndicat des musiques actuelles (SMA), 43 % ont bouclé leur édition 2023 en déficit. La proportion s’élève à 64 % au sein des 85 manifestations soutenues et sondées par le Centre national de la musique (CNM). Et la fréquentation, mètre étalon des organisateurs, n’y change rien : parmi les événements dépassant les 98 % de remplissage, près d’un sur cinq (18 %) a quand même échoué à atteindre son seuil de rentabilité ! « Dans quel autre secteur économique vous prenez autant de risques en faisant si peu de marges ? », s’interroge Malika Séguineau.

Dans quel autre secteur économique vous prenez autant de risques, en faisant si peu de marges ?

L’inflation pèse aussi sur le pouvoir d’achat des fêtards

Pour elle, pas de doute : après deux années de reprise post-Covid exubérantes, la fête est finie. D’autant plus que les organisateurs se sont doublement fait rattraper par l’inflation en 2024. Côté coûts d’abord. « En un an, tout a augmenté de 10 % minimum », soupire Marc Jolys, le président de La Nuit de l’Erdre (Nort-sur-Erdre). Salaire, location, sécurité, technique, carburant, nourriture… rien n’a échappé à la flambée. « On la subit, mais on a réussi à l’absorber, en la répercutant sur le prix des entrées et des consommations », admet-il. « Cela dit, notre prise de risque est maximale et il ne nous reste plus beaucoup de leviers à activer. » Impossible en effet de gonfler la jauge, en raison de la configuration du site de La Nuit de l’Erdre. Difficile aussi de gonfler encore les prix : entre 2012 et 2024, les billets ont doublé, a calculé Marc Jolys, et « il ne faudrait pas que les festivals de musique deviennent des produits de luxe ». Conviction partagée par Mélanie Noyer : « Si l’on avait fait payer le public à la hauteur des besoins de notre ancien format, notre pass 3 jours aurait coûté 300 euros, au lieu de 115… »

Cette préoccupation traverse toute la profession. L’an dernier, selon le CNM, le prix moyen d’un billet n’a progressé que de 4 %. Moins que l’inflation. Signe de « la volonté des organisateurs de garder leurs manifestations accessibles, bien que leurs modèles économiques soient fortement impactés par la conjoncture ». Comme en 2022, leurs charges ont ainsi crû plus vite (+11 %) que leurs recettes (+10 %). Mais l’an dernier, les festivaliers étaient encore au rendez-vous, avec un net bond de la fréquentation (+9 %) comme de la billetterie (+15 %). Las, le ressort semble cassé en 2024.

Car l’inflation pèse aussi sur le pouvoir d’achat des fêtards. Et modifie leurs habitudes. « Ils se limitent désormais à une ou deux dates dans l’été », remarque Marc Jolys. Les jeunes se font aussi plus discrets, les réservations plus tardives et sélectives, avec une préférence donnée aux « artistes déjà repérés », d’après le SMA. Problème : ces têtes d’affiche se montrent également plus gourmandes. Entre 2015 et 2022, le budget artistique des festivals a ainsi explosé de 95 %, assure le syndicat. « Les coûts et les équipes de tournée sont de plus en plus importants, ce qui justifie la hausse des cachets », explique le président de La Nuit de l’Erdre. « Mais les artistes doivent redevenir raisonnables. » Moins sévère, Malika Séguineau tient à rappeler le contexte : « Aujourd’hui, les artistes ont besoin de faire des dates pour vivre, parce que le modèle économique de la musique s’est repositionné autour du streaming payant, sans totalement se rééquilibrer en leur faveur. »

Les autorités, en quête d’économies, restent intraitables

Reste que dans cet enjeu qui les dépasse, les festivals semblent pris au piège d’un nouveau cercle vicieux. « Ce sont nos choix de programmation qui font que nous terminerons à l’équilibre ou non », selon Marc Jolys. D’où la nécessité d’aligner des noms sur l’affiche, donc des zéros sur le chéquier. Une stratégie bien connue, mais compliquée, cette année, par une offre moins pléthorique que dans l’après-Covid. Or, cette fois, et contrairement à la période pandémique, les pouvoirs publics ne prendront pas le relais. Eux aussi sont en quête d’économies.

Mélanie Noyer l’a bien compris. État, région, département, communauté de communes… tous ont déjà ou vont bientôt diminuer leurs subventions au Dub Camp. Et réduire ainsi à néant ses efforts d’économies. Avec des effets en cascade insoupçonnés à la clé. Exemple : « Les associations de prévention distribuaient préservatifs et bouchons d’oreille sur notre site, parce qu’elles recevaient des subventions pour le faire. C’est fini. » Le festival s’est résolu à financer cette mission sur ses fonds. Montant de la note : 6 k€.

Mais les autorités ne se contentent pas de fermer les robinets. Elles ajoutent aussi leur grain de sable. « À l’heure de la prétendue simplification, les réglementations sont de plus en plus terribles », tacle Malika Séguineau. La dirigeante d’Ekhoscènes pointe du doigt de nouvelles normes sonores, « impossibles à respecter en plein air. Elles sont pourtant opposables à un festival et peuvent donc à tout moment aboutir à sa fermeture. » À la Nuit de l’Erdre et au Dub Camp, on s’inquiète plutôt du récent durcissement des règles de sécurité sur les équipements et structures temporaires. « Un billet de 15 k€ en plus à sortir pour nous », grommelle Mélanie Noyer. Déjà, elle redoute l’application d’une autre mesure : l’interdiction de la vaisselle jetable.

Enfin, pour couronner le tout, la météo vient plus que jamais jouer les trouble-fête. Un risque inhérent au métier, mais amplifié par la multiplication des phénomènes extrêmes (canicules, inondations…). En 2023, un tiers des événements interrogés par le SMA affirmaient ainsi avoir pâti des conséquences de ces aléas. La plupart en subissent surtout le coût. Selon le CNM, les primes d’assurance se sont envolées de 49 % entre 2019 et 2022, et de 13 % supplémentaires en 2023.

La quête sans fin de la chasse aux économies

« L’événement festival concentre tous les risques et ce secteur vit désormais en « permacrise » », résume Malika Séguineau d’Ekhoscènes. « D’ailleurs, le prochain modèle à adopter consistera peut-être à savoir s’adapter en permanence à l’effet de ces crises en série… » En attendant, avec toutes ces épées de Damoclès, les organisateurs vivent la chasse aux économies comme le rocher de Sisyphe : une quête sans fin, à renouveler chaque année. Marc Jolys s’en amuserait presque : « Il faut être un peu perché pour travailler dans ce secteur ! » Inventif aussi. À La Nuit de l’Erdre, la billetterie représente moins de 60 % des ressources. Le reste provient de la restauration (réalisée en interne), des produits dérivés, de l’espace VIP… Un modèle au cordeau (environ 100 k€ de bénéfices en 2023 sur 5,4 M€ de budget, pour 10 collaborateurs et 2 000 bénévoles) avec une seule ligne de conduite : « Ne pas croire que les arbres montent au ciel. On fait ce que l’on sait faire et on connaît nos limites. »

Le Dub Camp suit désormais la même voie. Quitte à y laisser un peu de son âme. Le festival a fini par se convertir aux recettes traditionnelles du marketing, avec l’ouverture de sa billetterie avant les Fêtes de fin d’année. Il s’ouvre aussi aux entreprises, à travers le sponsoring et le mécénat, dans l’espoir de diversifier ses recettes. Sans vraiment parvenir à se rassurer. « On travaille déjà sur nos frayeurs de 2025-2026 », lâche Mélanie Noyer, « avec de nouvelles dépenses auxquelles on ne coupera pas. » De facto, 2025 s’annonce comme une année charnière, « la première en conditions réellement normales depuis le Covid », note Malika Séguineau. Sans attendre jusque-là, un premier couperet tombera bientôt, au moment des bilans de la saison écoulée. Avec la perspective de vivre un automne meurtrier pour les festivals, après l’été enchanté des JO.

En chiffres
Les festivals n’ont pas fait le plein

Fréquentation des principaux festivals de Loire-Atlantique cet été (par rapport à 2023)

Hellfest (Clisson) : 240 000 personnes (stable)

La Nuit de l’Erdre (Nort-sur-Erdre) : 97 000 (-3 %)

Les Escales (Saint-Nazaire) : 40 000 (-15 %)

Dub Camp (Joué-sur-Erdre) : 28 000 (-26 %)