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Laurent Boiteau, dirigeant de New Beers : « Nous allons plus vite que les autres »

Cultivant son image rock’n’roll et décalée, la bière Mélusine séduit autant les connaisseurs que les non-initiés avec ses produits artisanaux et 100% naturels. Après un démarrage compliqué, la brasserie implantée à Chambretaud, dans le bocage vendéen, connaît depuis sa reprise en 2005, et surtout depuis 2009 une croissance constante. Ce succès, Laurent Boiteau, aujourd’hui à la tête de la holding New Beers, le savoure sans modération.

Laurent Boiteau, New Beers

Laurent Boiteau, dirigeant de New Beers © Benjamin Lachenal

Pouvez-vous revenir sur l’origine de l’entreprise et le moment où vous en avez pris les rênes ?

La brasserie Mélusine a été créée en 2001, bien avant la mode des bières artisanales. En 2005, l’entreprise placée en liquidation financière en raison d’un important déficit financier a été reprise par mon père, Philippe Boiteau. Distributeur de boissons à Nantes, il venait de vendre sa société à France Boissons, propriété du groupe Heineken. À la suite de ce rachat, mon père a été aidé par la brasserie Lancelot (l’une des premières brasseries bretonnes, NDLR) qui, à partir de 2006, a sous-traité la production de la bière pour Mélusine et permis le redémarrage de l’activité en 2007.  De mon côté, j’étais à l’époque directeur des ventes chez Micro-Application, une maison d’édition de logiciels où je suis resté pendant 15 ans. Je vivais la semaine à Paris et retrouvais ma famille le week-end à Nantes. Alors que je souhaitais revenir dans l’Ouest, fin 2008, mon père m’a annoncé qu’il voulait mettre un terme à son activité. La brasserie générait peu de chiffre d’affaires, et pour lui cela devenait de plus en plus de compliqué de faire les aller-retours entre Nantes, où il résidait et Chambretaud. J’ai repris l’entreprise, sans réfléchir.

« Dès le départ, j’ai pris de gros risques financiers en me disant qu’il fallait investir pour que ça fonctionne. »

Par quoi avez-vous commencé ?

Je suis reparti de zéro. J’ai d’abord quitté mon travail et fait une demande pour obtenir l’Acre[1]. Dès le départ, j’ai pris de gros risques financiers en me disant qu’il fallait investir pour que ça fonctionne. Peu de temps après mon arrivée en janvier 2009, j’ai fait un emprunt à la banque et investit à hauteur de 800 k€, alors que nous faisions 325 k€ de chiffre d’affaires, pour agrandir les locaux, changer l’outil de brassage et acheter une ligne de conditionnement automatisée. Nous étions cinq à l’époque, tout le monde mettait la main à la pâte mais personne n’avait de tâches bien définies. L’achat de matériel a permis à chacun de trouver sa place pour enfin avancer.

Comment passe-t-on du métier de commercial à celui de brasseur ?

Je suis diplômé en marketing vente, mais je connaissais déjà ce milieu puisque que mes parents et mes grands-parents avaient évolué dans le secteur de la distribution de boissons. Dans ma jeunesse, j’ai souvent eu l’occasion de travailler avec eux, notamment en livrant dans les bars. Par ailleurs, lorsque j’étais commercial, j’ai découvert le secteur de la grande distribution. La bière se vend en effet aussi en grande surface, et finalement que l’on vende des logiciels ou des bouteilles de bière, on a affaire aux mêmes acheteurs, au même système comprenant des CGV, des services, des livraisons. Pour la partie production, il suffisait d’embaucher pour développer une bière de qualité. J’ai ainsi recruté un ingénieur en brasserie, Laurent Bertaud, qui est associé au capital de l’entreprise aujourd’hui.

À quoi ressemblait le marché de la bière quand vous avez repris la brasserie Mélusine ?

À l’époque on comptait environ 200 brasseries artisanales en France, représentant moins d’1% du marché, tandis que 75 % étaient détenus par les trois principaux acteurs industriels internationaux : le groupe belgo-brésilien AB InBev, le plus gros brasseur dans le monde (propriétaire des marques Corona, Stella Artois, Hoegaarden, Leffe), le néerlandais Heineken et le danois Carlsberg. Pour le reste, il s’agissait essentiellement de bières d’importations allemandes et belges. À ce moment-là, nous proposions quatre ou cinq produits plutôt classiques, de style bière belge, mais nous n’avions pas encore véritablement d’histoire à raconter. Nous avions retiré l’expression « Bière de Vendée » qui selon moi ne voulait pas dire grand-chose parce que la Vendée n’est pas une terre de bière à l’origine et nous avons misé sur le concept de bière artisanale ou « craft » pour pouvoir distribuer notre bière à l’extérieur du département. « Craft » étant un terme venant des brasseurs américains, qui correspond à un état d’esprit, une façon de respecter le produit, l’environnement, les salariés et les clients. 14 ans après, on estime à 8 % la part détenue par les brasseries artisanales dont le nombre a beaucoup progressé pour atteindre le cap des 2500 dans le pays. C’est un chiffre important, la France étant le pays européen où l’on consomme le moins de bière et où il y a le plus de brasseries par habitant. Selon moi, beaucoup de petits brasseurs vont malheureusement disparaître. Seuls ceux qui se structurent tel que nous l’avons fait, en achetant du matériel et en recrutant pourront sortir du lot, parce qu’il y a beaucoup de concurrence. Quant aux grands acteurs industriels, ils sont toujours hégémoniques aujourd’hui, mais il y a malgré tout une compétition entre les gros et les petits dont la force est de mettre en avant le « bien consommer ». Certes, nous vendons de l’alcool, mais nous proposons un produit de meilleure qualité, 100 % naturel, et fabriqué localement. Cela a du sens pour le consommateur.

À quel moment avez-vous senti que l’activité de l’entreprise commençait à décoller?

À partir de 2015 on a commencé à enregistrer une croissance régulière. Cela coïncide avec l’explosion des petites brasseries mais c’est aussi parce qu’on avait déjà vraiment amélioré la qualité de nos produits. Cette année-là, nous avons réalisé notre deuxième gros investissement : 1M€ pour l’acquisition d’une enfûteuse, de racks dynamiques, et de quatre grosses cuves extérieures. Globalement, depuis 2009, on a multiplié notre chiffre d’affaires par deux tous les quatre ans et ça s’est accéléré ces deux dernières années. Par la suite, nous avons investi 3,5 M€ en 2018 dans une nouvelle station de brassage et depuis, nous investissons systématiquement chaque année, entre 1 et 2 M€. Cette année, nous avons d’ailleurs acheté nouvelle machine d’enfûtage nous permettant de passer de 60 à 120 fûts à l’heure. Si les matières premières ne coûtent pas très cher, en revanche, il est indispensable d’investir dans les machines pour développer le volume.

Qui étaient vos clients au tout départ ? Sont-ils toujours les mêmes aujourd’hui ?

Quand je suis arrivé, Mélusine vendait essentiellement au secteur du CHR, qui représente aujourd’hui 20 % du marché de la bière, et fabriquait 90 % de fûts et donc très peu de bouteilles. Le réseau France Boissons que mon père connaissait bien, représentait 70 % du volume des ventes. Mais je pense que Heineken, la maison-mère ne voyait pas d’un très bon œil le fait de voir couler de la bière Mélusine dans les entrepôts France Boissons. Nous avons ainsi dû aller chercher d’autres distributeurs, Atlantic Boissons et Guichet Boissons en Loire-Atlantique, Liboureau et le Comptoir de la bière en Vendée. Nous avons aussi commencé à travailler avec la grande distribution. Le secteur de la restauration représente toujours un gros marché pour nous aujourd’hui. Sur les 30 000 hectolitres de bière que nous produisons chaque année, nous faisons 60 à 65 % de fûts, soit environ 20 000 hectolitres. Le reste, conditionné sous forme de bouteilles est destiné à la GMS et aux cavistes.

« Globalement, depuis 2009, on a multiplié notre chiffre d’affaires par deux tous les quatre ans et ça s’est accéléré ces deux dernières années »

La station de brassage de l’usine Mélusine ©IJ

Comment expliquez-vous l’accélération de votre croissance ?

Nous allons certainement plus vite que les autres parce qu’on a plus investi que les autres. Il y a d’autres exemples comme nous, notamment la brasserie du Mont Blanc qui, 20 ans après sa création, fait aujourd’hui trois fois notre taille. Je pense que notre croissance s’explique par le fait que nous avons beaucoup travaillé dès mon arrivée à la tête de l’entreprise, qui était très fragile à ce moment- là. En 2009, nous produisions 200 000 litres de bière par an. Nous avons toujours œuvré pour aller chercher les clients. Pendant la crise sanitaire notamment, alors que nous risquions de perdre la moitié de notre chiffre d’affaires, nous nous sommes tournés vers les GMS où nous étions peu présents. Cela nous a permis de maintenir le volume durant cette période, avec à la clé une hausse de 10 % de notre CA. Ensuite, en 2021, nous avons fait +25 % et en 2022, +50 %. C’est tout simplement incroyable. Cette croissance va nous pousser à réinvestir plus rapidement que prévu dans un nouveau bâtiment alors que nous sommes ici à l’étroit aujourd’hui. Nous allons externaliser toute la partie logistique vers un autre site, un bâtiment entre 3000 et 6000 m² que nous souhaitons faire construire d’ici fin 2024.

« Nous cherchons maintenant à poursuivre nos acquisitions et ciblons particulièrement la Bretagne et le Sud-Ouest de la France, avec toujours l’idée d’étoffer notre catalogue avec des produits régionaux de qualité. »

Votre développement passe aussi par la création du groupe New Beers en 2020. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre stratégie ?

Tandis que nous réalisons 75 % de notre chiffre d’affaires en Pays de la Loire, majoritairement en Vendée, Loire-Atlantique et Maine-et-Loire, pour nous développer au-delà des frontières régionales, nous aurions pu choisir de devenir une marque nationale, mais cela n’aurait pas été cohérent avec notre image de bière fabriquée localement. D’où l’idée de créer la holding New Beers, qui nous permet de racheter des brasseries dans d’autres régions. On a d’abord repris en août 2020 la brasserie francilienne Parisis, qui ressemblait à Mélusine lors de mon arrivée en 2009. Nous avons investi 4 M€ pour la construction d’un bâtiment de 1000 m² à Combs-la-Ville (Essonne) inauguré en novembre dernier. Nous sommes en train de lancer les produits en région parisienne. Nous n’avons pas changé leur recette, ni leurs façons de faire, mais nous avons mis en commun des outils de gestion et de commerce. Nous avons fait de même avec la brasserie Saint-Germain – Page 24 (rachetée en juillet 2022 NDLR ) dans le Nord de la France où la culture de la bière est beaucoup plus ancrée que dans l’Ouest. Cette brasserie a une très belle image, des produits de grande qualité. Pour ces rachats, nous avons été soutenus à hauteur de 2 M€ par les fonds d’investissement Bpifrance et Unexo, entrés au capital l’an dernier. Nous avons repris les salariés mais aussi les dirigeants. Trois anciens salariés détenant à ce jour 49 % du capital sont à la tête de Parisis. Pour Page 24, deux dirigeants sont partis, tandis que le troisième est resté avec nous. L’idée, c’est de nous appuyer sur des personnes qui connaissent déjà leur outil, leur région, et qui s’approprient leur brasserie. Nous cherchons maintenant à poursuivre nos acquisitions et ciblons particulièrement la Bretagne et le Sud-Ouest de la France, avec toujours l’idée d’étoffer notre catalogue avec des produits régionaux de qualité.

 

Le malt, l’un des ingrédients indispensables pour fabriquer la bière ©Jean-Marie Hedinger

La production de bière nécessite beaucoup d’eau et génère beaucoup de déchets. Quand avez-vous pris conscience qu’il fallait faire des efforts pour réduire votre impact environnemental ?

C’est relativement récent. En 2015, nous avons reçu la visite de la communauté de communes du Pays de Mortagne venue vérifier ce que nous rejetions dans la nature. Naïvement, je leur ai dit que nous n’utilisions que des matières naturelles, du malt par exemple qui pour moi est biodégradable. Le problème, c’est que ces déchets, sont rejetés dans une lagune, et notamment les sucres qui sont mangés par des bactéries, entraînant la formation de substances nocives pour l’environnement. À l’issue de prélèvements réalisés par la Saur, nous avons signé une convention de rejet qui nous obligeait à payer une taxe. À ce moment-là, nous avons cherché à mettre en place des actions pour rejeter mieux et payer moins. Nous donnions déjà nos drêches (le reste des graines issu du brassage NDLR) aux éleveurs bovins du secteur. Nous avons ensuite récupéré les levures dans l’eau pour les donner aux producteurs de porcs. Nous avons aussi fait construire une station d’épuration (SBR) en fonctionnement depuis deux ans. Et si la loi le permet, nous souhaitons aller plus loin en utilisant nos eaux épurées pour nettoyer notre matériel. Nous avons dans le même temps diminué de moitié notre consommation d’eau en passant en quatre ans, de 9 litres d’eau pour un litre de bière produit à 4,5 litres. Enfin, nous avons mis en place un générateur d’ozone pour chasser l’oxygène des cuves et des tuyaux, qui nous permet d’éviter de rejeter du CO2.

Selon un sondage récent[2], la bière est devenue à plus de 51 % la boisson préférée des Français et passe devant le vin pour la première fois. Comment l’expliquez-vous ?

Le marché de la bière est plus jeune, et a su se renouveler très rapidement, contrairement à celui du vin, en particulier parce que nous sommes beaucoup moins contraints par la législation[3]. Pendant plusieurs décennies, nous buvions beaucoup de vin, plus que les autres pays, même s’il y a aussi une culture de la bière dans le Nord et l’Est de la France. Il y a 10 ans, un français consommait en moyenne 31 litres de bière par an, 33 litres aujourd’hui. Ça n’a pas explosé. En revanche, il y a 30 ans, nous consommions 70 litres de vin par an, contre 31 aujourd’hui. Il y a donc une sorte d’équilibre qui s’est installé. La bière présente l’avantage d’avoir un degré d’alcool moins important et nous avons de nouvelles habitudes de consommation qui passent par des dégustations, des accords mets et bières. L’arrivée des brasseries artisanales a amené beaucoup de nouveautés, les IPA (les bières américaines) ou encore les bières acides. Il y a 10 ans, on avait les bières blanches, brunes et ambrées. Aujourd’hui, il y a 50 styles de bière différents, avec des gens qui créent de nouveaux produits tous les jours. S’il y a 2500 brasseries en France, potentiellement, il y a peut-être 25 000 bières à goûter. De notre côté, nous avons quinze recettes chez Mélusine, une douzaine chez Parisis et au moins une quinzaine chez Page 24.

Comment réussissez-vous à vous démarquer parmi les marques de bières artisanales de plus en plus nombreuses notamment dans les rayons des supermarchés ?

On essaie d’être créatifs sur nos étiquettes, dans notre communication, qui est toutefois limitée en raison de la loi Évin. Aujourd’hui, nous avons une image différente de celle des autres, peut-être un peu plus conviviale et plus rock’n’roll, notamment grâce à notre bière Hellfest lancée en 2016. Pour la petite histoire, nous ne vendons pas une goutte de bière durant le festival de Clisson puisque les organisateurs ont signé un contrat exclusif avec Kronenbourg. Mais nous sommes partie prenante aux côtés de Ben Barbaud du projet de réhabilitation de l’ancienne boîte de nuit le Louxor. Nous pourrons donc vendre de la bière Mélusine sur le site du Hellfest à partir de l’année prochaine. (Le bar brasserie HellCity doit ouvrir ses portes en juin 2024, NDLR).

Laurent Boiteau entouré de son équipe au sein de la brasserie Mélusine © Jean-Marie Hedinger

 

 

New Beers en chiffres

46 salariés (dont 18 chez Mélusine)

CA 2022 : 10,5M€ (dont 6,7M€ pour Mélusine)

Objectif 2023 : 11,8M€ (dont 7,7M€ pour Mélusine)

 

[1] L’Acre, aide à la création ou à la reprise d’une entreprise permet de bénéficier d’une exonération partielle des charges sociales, et d’être accompagné pendant les premières années d’activité.

[2] Baromètre Sowine/Dynata – Mars 2023

[3] La bière doit être composée de malt de céréales, de houblon, d’eau potable et de levure. Le brasseur peut aussi utiliser d’autres, ingrédients. Depuis l’amendement « zéro impôt sur la bière fait-maison » de la loi des Finances 2021, brasser dans sa cuisine est désormais légal.