Comment vous définissez-vous ?
Jérôme Guilbert : Je fais partie de cette catégorie de gens qui assument parfaitement d’être entrepreneurs sans être chefs d’entreprise. Je sais le faire, je le fais d’ailleurs depuis plusieurs mois parce que la fin de l’année 2022 et 2023 sont des périodes de restructuration/consolidation pour absorber la croissance forte que l’on a eue dans une période très difficile, notamment sur la partie recrutement. Chef d’entreprise, cela implique de gérer, structurer, encadrer, contrôler, être à peu près sur tous les sujets : je le fais, mais je le fais moins bien que quelqu’un d’autre parce que je le subis. Je le dis depuis toujours à mes équipes : mon métier, globalement, c’est de m’occuper des gens, qu’ils soient salariés ou clients, de définir des failles, soit dans un marché, soit dans le bonheur des gens, et d’essayer de trouver des réponses. Ce que j’aime, c’est créer une offre de lieux de vie.
Je suis un autodidacte. Depuis que j’ai créé ma première entreprise à 25 ans, j’ai toujours réinvesti tout ce que je gagnais… ou absorbé les pertes d’un projet. Car, comme il n’y a pas d’école entrepreneuriale, il y a forcément des moments où l’on échoue. Pour ma part, j’ai eu quatre échecs sur une vingtaine d’entreprises créées. C’est pour cela que j’ai recruté début septembre un directeur général en la personne de Philippe Hugot, qui lui, est un chef d’entreprise.
Justement, comment se porte votre groupe dans cette période complexe ?
On a eu une année compliquée et c’est encore difficile. Dans le secteur, les professionnels pensent que les groupes ne sont pas en difficulté, mais nous le sommes tous ! Moi aussi j’ai du mal à absorber les hausses de salaires et des coûts de matières premières, à payer mon électricité. Nous avons rencontré des difficultés d’équilibre économique sur certaines affaires et j’ai encore du mal à retrouver un modèle économique pérenne. On est tous dans le même panier ! Mais je vais trouver des solutions.
Ce qui nous sauve aujourd’hui c’est d’une part notre réputation auprès des établissements bancaires pour la partie financement qui s’est durcie avec la hausse brutale des taux et d’autre part notre diversification. J’encourage d’ailleurs vivement les chefs d’entreprise à se diversifier !
La main-d’œuvre est l’un des principaux problèmes dans votre secteur. Qu’en est-il pour vous ?
Depuis le Covid, on dit que les gens ne veulent plus travailler. Ce n’est pas vrai. Les gens ne sont pas feignants, c’est simplement qu’avant le Covid, nous ne leur laissions pas le temps de penser à leur vie. Pendant un an, ils ont eu le temps de faire le point sur la façon dont ils avaient envie de vivre et de se demander si leur travail les épanouissait. Ils veulent travailler différemment, en donnant au travail sa juste valeur. On leur dit : « Ton travail c’est ça, payé tant, pour tant d’heures » mais on ne leur dit pas qu’en plus de porter des assiettes, on attend d’eux autre chose : qu’ils vendent, fidélisent le client, participent au développement de l’entreprise.
Le problème, c’est qu’en France on essaie d’imposer des généralités, un fonctionnement. Je ne suis pas d’accord avec ça : qu’on nous donne un cadre général certes, une boîte à outils nécessaire pour contraindre les mauvais chefs d’entreprise, car il y en a encore, oui. Mais qu’on nous laisse nous parler et nous entendre les uns avec les autres ! La réglementation systématique et globalisée renforce la méfiance entre les employeurs et les salariés. Ce qui me fait un peu peur, c’est que les organisations, syndicales, professionnelles, et le gouvernement cherchent à nous imposer des choses, comme les dividendes salariés ou la rémunération des coupures.
Les dirigeants du secteur n’ont-ils pas mis à profit le Covid pour prendre de la hauteur ?
Non, parce que, comme le salarié, un patron est un hamster dans sa roue : c’est très difficile de s’extraire. Ce temps-là leur a servi, comme pour les salariés, à se poser des questions sur leur vie. D’ailleurs, il y en a beaucoup qui souhaitent vendre… Car si pour les salariés, c’est compliqué, pour les patrons ça l’est encore plus ! Cette phase Covid a permis aux patrons fatigués de passer du temps avec leur famille, de poser vraiment leur cerveau. Mais pour passer le virage social, digital, économique, qu’on est en train de prendre, il faut beaucoup de recul. Et ça, c’est plus facile quand on est structuré, qu’on a un groupe. Et donc c’est le rôle du GHR (Jérôme Guilbert est vice-président aux enjeux numériques du Groupement des hôtelleries & restaurations de France, NDLR) d’avoir ce recul, de faire des propositions, de travailler avec le gouvernement pour lui expliquer la réalité du métier et ensuite d’accompagner les professionnels pour les aider à passer le virage. Et ce virage, il passe notamment par la digitalisation pour qu’il n’y ait pas de source de conflit et de suspicion du côté des collaborateurs comme du côté des patrons. Or, si l’hôtellerie est plutôt avancée, le reste de la profession est globalement très en retard sur l’utilisation des nouveaux outils.
Où en êtes-vous au niveau de votre groupe ?
Ça fait quatre ans que je digitalise le groupe et là, c’est enfin en train de prendre fin ! Ça va de la gestion du temps de travail aux achats, en passant par les caisses. On utilise un agrégateur de données qui permet de sortir des courbes, des camemberts afin que le pilotage de l’entreprise se fasse de manière automatique, sans perte de données. Et en même temps, on essaie de retirer tout ce qui est contraignant pour les uns et les autres, pour le directeur d’établissement comme pour le salarié, et que tout cela soit le plus ludique et automatique possible, de manière à se concentrer sur notre vrai rôle : s’occuper des gens. C’est-à-dire, pour le manager ou l’employeur, en apportant la meilleure vie possible à ses équipes, et pour les équipes, en se concentrant sur le client. C’est possible car les solutions sont désormais interconnectables, mais cette démarche a nécessité de sourcer, de tester… et aussi de former en interne.
Pourquoi cette stratégie ?
En fait, quand on veut diriger une entreprise, il faut se forcer à être un peu feignant, même si on ne l’est pas, en se disant que les contraintes, ça pèse sur le moral, sur tout. Dans ma définition, un feignant c’est quelqu’un qui ne veut pas faire les choses qui lui déplaisent. J’essaie donc de tout optimiser. Par exemple, toutes mes fiches de poste je les fais désormais avec ChatGPT ! J’ai testé et comparé avec une annonce faite par l’équipe RH. La leur n’a rien donné alors qu’on a reçu 50 CV avec l’annonce faite grâce à ChatGPT. Quand on a demandé aux candidats pourquoi ils avaient répondu à cette annonce, ils ont trouvé qu’elle sortait du lot, était attrayante, transparente aussi. Et pour nous, c’est un gain de temps énorme, qui peut être mis à profit pour s’occuper des gens. On va d’ailleurs prochainement changer le nom du groupe pour nous afficher comme un groupe dont le métier est de s’occuper des gens, employés et clients, de la même manière. Dans des métiers comme les nôtres, qui crée le chiffre d’affaires ? Ce sont les employés ! Et c’est pour cette raison que je viens de recruter une personne dédiée à la marque employeur.
Que faites-vous pour soigner votre marque employeur ?
Nous essayons de nous adapter à la vie de nos collaborateurs, qui ont des attentes et besoins divers. Nous voulons nous attacher à comprendre chacun et nous adapter, dans la limite du possible bien sûr… Ce que nous avons déjà mis en place, c’est la transparence totale sur le temps de travail grâce au digital, des rémunérations plutôt attractives en fixe et en variable (pourcentage sur le chiffre d’affaires, pourboires…), de la formation, et aussi de l’évolution car nous allons réattaquer la croissance l’année prochaine.
Et quels sont vos axes d’amélioration ?
On peut encore faire mieux et le gros sujet de ce mieux sera de donner à mes collaborateurs plus de moyens, de manière à ce qu’ils aient le moins de frustrations possibles en dehors de leur travail. Car il n’y a pas que la question du temps disponible, il y a aussi celle des moyens possibles pour ce temps.
En allant sur le terrain extra-professionnel, ça pose la question du rôle d’un dirigeant. Doit-il être en charge du bonheur de ses salariés ?
Pour moi, la période où le salarié gérait sa vie et où on n’avait pas à en tenir compte, ça c’était une régression humaine. Les gens n’ayant pas le temps de réfléchir à leur vie, à leur bonheur, il faut que les entrepreneurs, les chefs d’entreprise, tous ceux qui ont la possibilité de prendre de la hauteur, s’occupent du bonheur de leurs collaborateurs. Je trouve intéressant que l’on puisse leur faire des propositions à partir du moment où l’on a un certain nombre d’outils à notre disposition. Il faut que l’on arrive à se dire que le salarié est un associé, pas au sens capitalistique parce qu’il y a des investisseurs pour ça, mais un associé avec le dirigeant. On doit travailler ensemble dans le même sens.
De par vos fonctions au sein du GHR, et votre goût pour l’innovation, vous êtes au premier rang pour connaître les tendances du marché. Qu’observez-vous ?
Là encore, on est en période de transition. Le problème de notre époque, c’est que tout est violent, brutal et il faut s’adapter très rapidement. Sauf qu’il y a forcément une inertie : l’adaptation du chef d’entreprise et des collaborateurs ne peut pas se faire au même rythme. Sur le marché, c’est pareil. Prenons la restauration du midi par exemple. Les boulangers ont commencé à faire de la restauration. Ensuite, la street food est arrivée, là encore avec des prix plus faibles que la restauration assise. Et puis le Covid et le télétravail ont mis le dernier coup de faucille, ce qui fait que la restauration assise le midi est aujourd’hui complètement plantée. Pour deux raisons : les consommateurs mettent moins d’argent pour manger et nous restaurateurs ne sommes plus capables d’adapter nos prix de vente au budget que le client a envie d’allouer. En plus, il n’a plus besoin de se déplacer : on lui amène désormais tout pour 8 €. Or, 8 €, compte tenu du coût des salaires, des matières premières, de l’énergie et des investissements à faire, c’est impossible. Il y a malgré tout quelques établissements dans les villes qui arrivent à équilibrer à peu près le midi car ils ont un très bon emplacement et un bon positionnement prix, mais c’est très rare. Et cette tendance va être durable !
En voyez-vous d’autres ?
La restauration assise se transforme en restauration expérientielle. Le client va accepter de dépenser de l’argent pour vivre une expérience, seul ou avec des amis. Pour cela, il faut des investissements importants : un cadre, une offre, du service, etc. À l’intérieur de cette tendance, on se rend compte que les tendances forcées par la période que l’on vit avec le resserrement budgétaire des clients créent des habitudes de consommation. Les gens ont besoin de sortir, mais la part du budget alloué à l’assiette diminue au profit de celle accordée aux boissons. La conséquence, c’est qu’il faut changer nos offres pour aller vers du “à partager“, le picking permettant de diviser le budget tout en étant extrêmement convivial. C’est là-dessus que je travaille en ce moment pour proposer à nos clients des expériences à vivre : karaoké, danse, stand-up… On va vers de la restauration loisir.
Votre groupe possède aussi des bars et des discothèques. Comment ça se passe sur ces secteurs ?
Pour les bars, c’est le même principe : s’ils ne proposent pas d’offre à manger, ils vont régresser, sachant que les clients ne passent plus d’un établissement à un autre pour prendre l’apéritif, dîner, avant de prendre un verre ailleurs. Si le restaurant devient un bar-restaurant et doit rajouter une offre de loisir en plus, le bar devient un petit restaurant.
Bien sûr, je parle ici de grandes tendances !
Quant aux clubs, on est moins nombreux aujourd’hui. Ils ont toujours le même rôle social, chez les 18-25 ans, mais aussi chez les plus de 30 ans. Il faut bien que les gens se rencontrent quelque part ! En revanche, le club d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui d’avant. C’est un milieu qui s’est énormément professionnalisé.
GB Investissements
- 14 établissements : Goguette, Kuchi, Amaya, Maria, Bistrô, La Calle, Côté plage, Prohibition, Colors club, New Factory, Elephant club, Papa Tango, Joséphine B, Le Garage
- 170 ETP, plus une cinquantaine d’extras
- CA prévisionnel 2023 : 17 M€