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Jérôme Bretaudeau, gérant du Domaine de Bellevue : « On fait du cousu main »

Nous sommes partis à la rencontre de Jérôme Bretaudeau alors que les vendanges touchaient à leur fin. Confiant dans le millésime à venir, ce viticulteur et vigneron installé à Gétigné, près de Clisson, nous a ouvert grand les portes de son Domaine de Bellevue. Échange avec un travailleur aussi acharné que passionné, qui récolte aujourd’hui les fruits d’un investissement de près de 20 ans.

Jérôme Bretaudeau, vigneron, Gétigné, Domaine de Bellevue

Jérôme Bretaudeau, vigneron, Domaine de Bellevue - ©Benjamin Lachenal

Quel est votre parcours ?

La passion du vin m’est venue par un livre que l’on m’a offert à mes 14-15 ans et qui est resté depuis mon livre de chevet. Il s’appelle Les 100 plus belles bouteilles au monde. Tous ces châteaux, le vin, ça me faisait rêver. Et, petit à petit, j’ai découvert une passion qui a débouché sur un CAP/BEP en viticulture et œnologie au lycée viticole de Briacé (au Landreau). Mes parents n’étaient pas vignerons, mais agriculteurs éleveurs, ils possédaient juste un peu de vignes pour la consommation familiale.

Ensuite, j’ai passé un brevet professionnel en alternance chez un vigneron de la commune de Vallet et au bout des deux ans, il m’a embauché comme salarié viticole. J’avais alors 20 ans, et c’est aussi à ce moment-là que j’ai commencé à planter mes premières vignes. Je voulais déjà faire mon vin. J’y suis resté pendant dix ans.

Quand vous êtes-vous installé ?

En 2001, j’étais déjà exploitant à titre secondaire à côté de mon plein temps : je commençais à commercialiser un peu, déjà du muscadet et du rouge.
Je me suis installé en exploitant principal en 2005, après deux ans de stage de pré-installation. À ce moment-là, j’avais déjà entre 5 et 6 hectares de vignes et j’ai sauté dans le grand bain à une période où, pour le muscadet, c’était assez compliqué en termes de valorisation. Je suis parti de rien, sans aucun client, juste mon expérience… Je me suis installé dans l’exploitation de mes parents jusqu’en 2012, année où j’ai construit ce chai, ici à Gétigné. Ça a changé beaucoup de choses dans ma façon de travailler, me permettant une vraie vision qualitative ! Il m’a aussi permis de me développer, de reprendre des vignes. On est ainsi passés de 6 à 10 hectares avec, à la clé, l’embauche d’un premier salarié. Puis, petit à petit, selon les millésimes et le développement commercial, j’ai repris d’autres vignes et continué d’embaucher.

Aviez-vous dès le départ la volonté de grossir autant ?

Non, le développement s’est fait par opportunités et ce n’est que petit à petit que je me suis dit qu’il y aurait l’occasion d’élaborer de très belles cuvées.
Actuellement, on travaille sur 20 hectares de vignes, on est six permanents, plus six saisonniers qui viennent en renfort d’avril à juillet, sans oublier les vendanges : là, on est entre 50 et 55 personnes.

Comment s’annonce ce millésime ?

Je pense que 2023 va être un grand millésime, mais avec de l’hétérogénéité selon les domaines. L’année a été compliquée dans l’entretien du vignoble à cause des aléas climatiques. On n’a pas eu à déplorer trop de gel cette année, mais des pluviométries assez présentes sur les mois de juin et juillet, ce qui a entraîné du mildiou, un champignon qui peut décimer une récolte. Sachant que tout le domaine est reconverti en agriculture biologique et biodynamique certifié depuis plus de dix ans, et que l’on n’a donc pas du tout de moyens chimiques nous permettant de contrecarrer la maladie…

Pouvez-vous en dire plus sur votre positionnement ?

J’ai toujours voulu être en bio, avant même de m’installer. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de vins en biodynamie[1], mais je trouvais que l’on ressentait vraiment le terroir et ces vins me parlaient.

Parallèlement, mon ancien patron avait cette particularité d’être aussi pépiniériste. Et j’ai mené à bien toute l’élaboration de mes plants de vigne, depuis la sélection du porte-greffe jusqu’au greffon. Le cumul du terroir, du matériel végétal, du travail des hommes dans les vignes et dans le chai, permet d’élaborer un vin unique. Je ne fais pas des vins que tout le monde aime, je fais les vins que j’aime.

Vendanges 2023, Domaine de Bellevue

@Domaine de Bellevue

Le muscadet n’était pas du tout reconnu pour sa qualité à l’époque…

Il y a 15 ou 20 ans, le muscadet c’était 13 000 hectares, vendu pour une très grosse partie au négoce, qui ensuite vendait à des réseaux peu valorisants. C’était un vin à fort potentiel, mais sous-valorisé. Il était considéré comme un petit vin de comptoir. Et le vigneron y trouvait son compte : il vendait bien son vin donc ne voyait pas l’intérêt de faire du commerce. Car le commerce, c’est du temps et de l’argent et tous les vignerons n’ont pas forcément la fibre commerciale. Or, on peut avoir le meilleur vin du monde, si on ne le fait pas connaître, on a le meilleur vin du monde… chez soi.

Moi, j’avais envie de faire du vin de qualité et, dès le départ, il n’était pas question pour moi de vendre du vin au négoce : je voulais le vendre moi-même. Du coup, pour trouver des clients, j’ai pris mon bâton de pèlerin. Comme il n’y avait pas beaucoup de cavistes en ce temps-là, je suis allé voir les restaurants… et c’est parti comme ça. Ensuite, j’ai participé à des salons, rencontré du monde, fait des dégustations. Tous les week-ends étaient consacrés au commerce. Le vin plaisant, ça nous a ouvert des marchés, des pays. Ce développement était nécessaire pour aller encore plus loin, faire encore mieux, embaucher, investir.

En quinze ans, qu’est-ce qui a permis au muscadet de gagner ses lettres de noblesse ?

Le départ à la retraite d’une génération et surtout l’arrachage des vignes. On est ainsi passés de 13 000 hectares à quasiment 7 000, par la volonté de l’interprofession, au moment de la crise, avec, à la clé, une prime d’arrachage. Certains y ont vu l’opportunité de réduire leurs surfaces et d’accentuer leur commerce. Le paysage viticole et vinicole du muscadet a ainsi beaucoup évolué et énormément de petites maisons de négoce ont disparu. Aujourd’hui, il en existe deux principales.

L’évolution climatique est, elle aussi, plutôt favorable au muscadet, non ?

Tout à fait. Quand j’ai commencé à travailler, il était de coutume de vendanger entre le 20 et le 30 septembre. Et là sur les trois derniers millésimes, j’ai vendangé deux fois sur le mois d’août, en 2020 et 2022. Globalement, en l’espace de 20 ans, on a gagné entre 10 et 15 jours de précocité. Et en qualité mécaniquement, car il y a plus de sucre, plus d’équilibre.

Comment vous êtes-vous inscrit dans ces évolutions ?

En réalisant des investissements gigantesques, puisque je partais de rien. Ça va du matériel de culture de la vigne à l’équipement de cave et désormais, aussi, ce qui est devenu le gros sujet, l’équipement de lutte antigel.

Vous évoquez le gel : il a été très perturbateur ces dernières années. Comment faites-vous face ?

On a subi durant quatre années sur les six dernières des gels majeurs, qui interviennent au pire moment. Sachant que tout peut se jouer sur une seule nuit ! Quand on perd deux années coup sur coup une récolte, comment fait-on pour durer ? L’année la plus terrible pour moi a été 2021. On a fait douze nuits blanches à vingt personnes, dont quatre d’affilée. Et tout cela pour un résultat en demi-teinte : je n’ai pas vendangé certaines vignes et j’ai perdu 60 % de la récolte. Et encore, certains ont perdu jusqu’à 95 % !

On ne pouvait pas se satisfaire de cette situation. On a donc beaucoup investi, en particulier dans le fil chauffant, des résistances qui permettent de chauffer les vignes la nuit. À côté de ça, il y a aussi trois grosses éoliennes, qui captent l’air chaud à six mètres et le rabattent sur le sol. Et autour de ces éoliennes, on a une douzaine de gros poêles à pellets, des tours chauffantes à gaz et enfin des bougies, pour démultiplier l’effet. Tout cela fait que l’on a les trois quarts du vignoble hors gel aujourd’hui. Et le reste des vignes qui ne sont pas protégées sont taillées tardivement et moins gélives que les autres.

Tous ces équipements sont très onéreux, mais le raisonnement est simple : si je ne les ai pas, je risque de ne pas produire de vin, et si je n’ai pas de vin, je n’ai pas de chiffre d’affaires.

Ce sujet étant aujourd’hui presque évacué, quels sont vos autres enjeux ?

Faire mieux, de millésime en millésime. Ça passe par beaucoup de travail sur le végétal : ébourgeonnage, effeuillage… Pour moi, c’est là que tout se joue. Après, en cave, à partir du moment où l’on rentre un raisin sain, issu d’un grand terroir, c’est de la gestion, de la surveillance et du travail soigneux. Pour moi, le vin se fait dans la vigne. Ensuite, il faut savoir le valoriser et le vendre.

Justement, sur quels marchés intervenez-vous aujourd’hui ?

Aujourd’hui, le marché français représente 60 % de nos ventes. Il est en augmentation car j’ai eu jusqu’à 75 % d’export (les vins sont vendus dans 45 pays, NDLR). On est un pays où il y a une forte demande et on veut privilégier le consommateur français. Le problème de l’export, c’est que l’on expédie le vin par palettes et que l’on ne sait pas trop finalement qui le consomme. Or j’aime bien savoir où vont mes vins. On a une grosse clientèle professionnelle, toute la belle restauration, du une étoile au triple étoilé. Les cavistes sont une clientèle importante également car ce sont eux qui font la promotion du domaine auprès de leurs clients. Enfin, on vend aussi au consommateur passionné et on essaie d’ailleurs de plus en plus d’ouvrir ce marché-là. On les appelle notre « Fan liste club privé » et on leur propose tous les ans un panachage de bouteilles.

Le Domaine de Bellevue, Jérôme Bretaudeau

©Domaine de Bellevue

Vous faites le pari de la singularité, alors qu’en parallèle, on tend vers une uniformisation du goût des vins…

C’est un positionnement de passionné. On attire une clientèle assoiffée de vins ayant une personnalité. Ils ne laissent pas insensibles. Le client est capable de dire s’il aime ou n’aime pas, même s’il ne sait pas pourquoi. Il y a un côté vibrationnel, alors qu’on est de plus en plus dans une logique de standardisation. Nous, on ne fait pas du prêt-à-porter, mais du cousu main.

Quels sont vos moteurs ?

La réussite, c’est-à-dire être épanoui, avoir une entreprise viable et la reconnaissance de nos clients, de nos pairs, et mener à bien nos projets sans échecs. On en connaît bien sûr, mais il faut savoir se relever. Et puis on a encore beaucoup de choses à faire pour développer le domaine. Le gros sujet, à moyen terme, c’est un déménagement, avec la construction d’un nouveau chai en plein milieu des vignes, encore plus fonctionnel et dans un endroit qui me ressemble davantage, reflète ma philosophie, avec des matériaux plus nobles, un impact environnemental négatif, des animaux autour… J’ai d’ailleurs repéré un endroit à Gétigné : je tiens à y rester car je suis le seul vigneron de la commune.

Vous parlez de reconnaissance, vous venez justement de récolter deux belles distinctions…

On a obtenu trois étoiles au Guide Vert (Le Guide des meilleurs vins de France édité par la Revue du Vin de France, NDLR) en août, sachant qu’on est moins de dix à l’avoir obtenu sur tout le Val de Loire[2]. Pour moi mais aussi pour mes équipes, les jeunes qui sont avec moi tous les jours, c’est une très belle récompense !

Je rentre aussi à l’Académie du Vin de France[3] le 7 novembre, aux côtés des vignerons les plus émérites de France. Deux parrains ont soumis ma candidature, il y a eu un vote, sachant que pour y rentrer il faut faire l’unanimité… L’Académie mène une réflexion sur le monde du vin en général, la viticulture de demain. Elle a aussi un rôle de gardien du temple, de nos gestes en tant que vigneron et de la tradition.

Êtes-vous confronté à la problématique de pénurie de personnel ?

Je dois dire que je n’en souffre pas trop. J’ai tout mon personnel et je reçois régulièrement des CV. Le domaine est plutôt attractif et on met de bonnes conditions. Ayant été salarié, je sais à quoi les salariés sont sensibles et je mets tout en œuvre afin qu’ils se sentent bien. Je fais attention à l’état d’esprit aussi : ce sont tous des passionnés.

Et pour les saisonniers, comment fonctionnez-vous ?

Depuis plusieurs années pour les vendanges, je passe par Valoré, un groupement d’employeurs à Clisson. Recruter des vendangeurs, ça devient mission impossible et là ils nous garantissent la main-d’œuvre. Mais parmi tous ceux qui viennent travailler, il n’y a pas un Français…

[1] Un vin doit d’abord être bio avant de pouvoir prétendre à la biodynamie.

[2] Le Val de Loire comprend les vignobles nantais, d’Anjou-Saumur, de la Touraine, du Centre-Loire et les vignobles d’Auvergne.

[3] Fondée en 1933, l’Académie du vin de France a pour mission de garantir l’identité et l’authenticité de la production nationale.