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ENTRETIEN – Xavier Jaffray, fondateur de Leco2 : « Notre modèle est basé sur l’agilité »

Après sept usines éphémères lancées dans l’Hexagone, Xavier Jaffray, le fondateur de Leco2, a décidé, fin 2021, d’installer durablement son activité de construction de logements modulaires décarbonés à Vallons-de-l’Erdre, dans le Nord de la Loire-Atlantique. Rencontre avec cet ingénieur au parcours industriel fourni, devenu entrepreneur en série.

Xavier Jaffray, fondateur de Leco2

Xavier Jaffray, fondateur de Leco2

Pouvez-vous me présenter votre formation et votre parcours pro avant Leco2 ?

Je dispose d’une formation d’ingénieur Arts et Métiers réalisée à Angers et Paris. J’ai commencé ma carrière chez Toyota à Redon, dont je suis originaire. J’accompagnais des sous-traitants du constructeur en parallèle du lancement de l’usine de production de la Yaris à Valenciennes. Il a fallu leur diffuser la culture du constructeur. Une première expérience sous perfusion du Lean management (1), qui fait aujourd’hui partie de l’ADN de Leco2.

Trois ans plus tard, à 27 ans, j’ai pris la tête de l’usine de briquets Bic à Redon (400 salariés). Un beau challenge que j’ai relevé durant trois ans. À 30 ans, j’avais fait le boulot que j’aurais dû faire à 45. Alors plutôt que de prendre la direction d’autres usines, j’ai eu l’envie d’entreprendre.

Quel a été le déclic qui vous a poussé à la concrétiser ?

Cette idée trottait déjà dans un coin de ma tête car mes deux parents étaient entrepreneurs. J’avais envie de me lancer, mais sans domaine de prédilection. En revanche, je savais que je voulais créer un business qui ne se délocalise pas. Le deuxième critère, c’était de choisir un environnement suffisamment désorganisé pour créer de la valeur ajoutée. Et le troisième, d’avoir des rapports humains un peu plus transversaux que ce que j’avais rencontré jusque-là. Vu que le bâtiment cochait bien toutes les cases, c’est le secteur que j’ai choisi.

Comment avez-vous procédé ?

J’ai effectué une première reprise d’entreprise à 30 ans à Redon : une structure d’une trentaine de salariés dans la plâtrerie et la peinture. Cette première expérience s’est bien passée, avec néanmoins la découverte d’un paramètre : l’inertie de la culture du “comme d’habitude“ dans le bâtiment.

J’avais une vision assez naïve : j’étais convaincu que le bon sens et la réorganisation allaient emporter l’adhésion. Le choc, ça a été de voir à quel point les gens ne changeaient pas même si on leur prouvait qu’on pouvait faire mieux autrement. Les équipes me répondaient “super, très intéressant, sauf que ça fait 30 ans que je ne fais pas comme ça“.

Pourquoi vous être alors tourné vers la transmission d’entreprise ?

Un de mes meilleurs amis voulait devenir entrepreneur dans le bâtiment. Je lui ai conseillé de s’adresser aux cabinets de transmission pour trouver une affaire à reprendre. Mais il n’était pas du secteur et les patrons des sociétés qu’il convoitait voulaient impérativement revendre à des gens du métier. J’ai donc décidé de l’accompagner et de lui servir en quelque sorte de caution morale. Très vite, la première affaire s’est faite. Tout le monde était gagnant : la banque rassurée qu’il y ait quelqu’un du bâtiment dans la boucle, l’entrepreneur content de ne pas démarrer seul, et le vendeur satisfait d’avoir transmis à quelqu’un du métier.

« Trouvez-moi des sous-traitants locaux, je les forme et je démarre l’usine »

Comment avez-vous été amené à construire des modulaires en bois ?

Je dirais qu’ils sont venus  à moi. Six mois après avoir revendu mes entreprises, j’ai été approché par Bouygues Construction, avec qui je travaillais déjà. Ils m’ont proposé de participer à la construction du collège Rosa Parks de Clisson.

C’était un projet modulaire hors-norme : 5 000 m2 pour une centaine de modules. J’étais emballé, mais j’étais seul face à un véritable projet industriel. J’ai alors fait la proposition suivante à Bouygues : “Trouvez-moi des sous-traitants locaux avec qui vous êtes habitués à travailler, je les forme et je démarre l’usine.“ En parallèle, j’avais fait le pari de louer une friche industrielle de 15 000 m2 pour y construire la centaine de modules, à 3 km du futur collège. Bouygues a accepté et le collège a été construit en moins de six mois.

Quel bilan avez-vous tiré de ce premier projet modulaire ?

Je me suis dit que ce modèle d’usine fonctionnait plutôt bien et j’ai décidé de le déployer. J’ai ainsi lancé six usines éphémères en France entre 2015 et 2019 : Rennes, Nantes, Lyon, Paris… J’ai par exemple loué 15 000 m2 du parc expo de Villepinte entre deux salons pour monter une usine. Je signais l’état des lieux à 8h. À 8h30, j’avais les onze semi-remorques qui arrivaient sur place. Et à 15h, les gars commençaient à assembler les modulaires. La seule limite du modèle, c’est qu’il me contraignait à reformer tout le monde à chaque lancement d’usine, ce qui me prenait beaucoup d’énergie.

C’est pour cela que vous vous êtes installé durablement en Loire-Atlantique ?

Effectivement, à partir de 2019, j’ai concentré mes commandes sur l’Ouest de la France et j’ai monté ma propre entreprise générale, Leco2, pour arrêter de m’appuyer sur des tiers. J’ai décidé de réintégrer toutes les fonctions dont j’avais besoin pour réaliser mes projets. J’ai ainsi créé quatre sociétés dès 2020 : Leco Engineering, un bureau d’études qui porte la conception des projets, Leco Manufacturing, l’entreprise générale qui porte les marchés, Leco Supply, un négoce, et Leco Academy, un centre de formation.

L’usine de Saint-Mars-la Jaille a démarré son activité de construction de modulaires en bois en octobre 2021, dans 9 000 m2 loués aux Transports Garnier. J’ai embauché au départ six personnes localement. Mais étant donné que je ne prenais plus de sous-traitant, il a fallu réécrire une partie du modèle. Le challenge était d’embaucher 50 personnes en moins de huit mois sur un territoire de plein emploi (NDLR : le taux de chômage y est inférieur à 6 %).

 

« Vous en avez tous marre d’avoir un chef, moi aussi »

Quelle a été votre stratégie de recrutement ?

Le premier critère de sélection était d’habiter à proximité de l’usine (20 km maximum). Le deuxième était la niaque et l’envie. En gros, le savoir-être avant le savoir-faire. Pour évaluer le savoir-être des candidats, j’ai fait appel à Abalone, une agence d’intérim locale. Cela m’a permis d’effectuer un premier tri pour ne recevoir que les candidats qui répondaient à ces deux critères.

À l‘usine, ils ont été reçus par groupes de six à dix. On leur a expliqué que leur boulot de demain serait de monter des kits. Ensuite, on les a testés durant une heure et demie avec un stock de meubles Ikea à monter. Ils étaient filmés pendant tout le test. Pas pour voir s’ils savaient monter les meubles, mais plutôt pour cerner leur profil et leur comportement.

Volontairement, on les a pris cinq minutes en entretien pendant le montage. Un moyen de voir ce qu’il se passait quand on les retirait de l’équipe. Avec cette méthode, je découvrais en une heure et demie à qui j’avais affaire. Et il a fallu une quinzaine de sessions pour recruter les 50 personnes.

Quel genre de profils avez-vous recruté ?

Ce sont globalement des personnes qui n’ont aucun problème à changer de travail et qui sont motivées à l’idée d’apprendre de nouvelles choses. Aujourd’hui, 45 % de mes salariés répondent à des clauses d’insertion.

Nous avons aussi beaucoup de profils atypiques qui travaillent ici. Il y en a qui viennent du bâtiment, de la soudure, de l’agroalimentaire… Par exemple, Emmanuel. Il a un master d’informatique, a été comptable, profs de maths, puis agriculteur avant d’entamer sa quatrième vie professionnelle ici.

En quoi votre mode de management est-il différent ?

La première chose que je leur dis, c’est “oubliez que quelqu’un d’autre que vous puisse être responsable“. Vous en avez tous marre d’avoir un chef, ça tombe bien, moi aussi. Vous êtes désormais chacun responsable de votre propre travail“. D’ailleurs ici, il n‘y a qu’une encadrante pour 50 salariés. En revanche, c’est assez rigide et non ambigu. Je leur fais complètement confiance, mais je ne tolère pas le moindre écart concernant les règles du vivre ensemble.

 

L'usine des Vallons-de-l'Erdre emploie une cinquantaine de salariés.

L’usine des Vallons-de-l’Erdre emploie une cinquantaine de salariés.

Qu’en est-il de la quête de sens au travail de vos salariés ? 

Notre activité, aujourd’hui, c’est de construire des habitats décarbonés pour ceux dans le besoin. Les marchés qui sont adaptés à nos constructions sont les logements étudiants, les hébergements d’urgence, l’hôtellerie, l’hospitalier. Nous travaillons beaucoup aussi avec les bailleurs sociaux car leurs cahiers des charges sont clairs : ils savent ce qu’ils veulent, n’ont pas plus de contrainte sur le foncier, ont besoin de volume, mais aussi de décarboner.

Tout ça a forcément du sens pour nos salariés et ce sens mobilise toute l’équipe.

C’est ce qui crée l’adhésion dans un territoire de plein emploi comme le Pays d’Ancenis. J’ai d’ailleurs encore 25 personnes en attente d’entretien et nous organisons des sessions de recrutement tous les 15 jours.

Pourquoi avez-vous fait le choix des constructions modulaires ?

Pour des raisons économiques avant tout. Dans les usines industrielles, les salariés créent de la valeur ajoutée 70 à 80 % du temps. Dans le bâtiment, on se situe plutôt entre 10 et 15 % sur un chantier traditionnel. Cela signifie que 85 % du temps payé ne sert à rien.

Face à cette réalité, la construction hors-site de bâtiments modulaires est une manière de ramener un maximum de valeur dans un environnement que je gère et où il n’y a pas cette perte de temps. Même si je dépense de l’argent pour le transport en convoi exceptionnel (2 000 € en moyenne par module), cela reste nettement moins coûteux que les trajets des ouvriers qui se rendent chaque matin sur leur chantier.

Quel est votre modèle économique ?

Il est inspiré de l’entreprise libérée (2) et basé sur l’agilité. Il s’appuie sur une véritable colonne vertébrale méthodologique, avec un gros boulot d’ingénierie pour rendre les tâches les plus simples possibles. L’idée est de rendre nos opérateurs ultra polyvalents pour réaliser l’ensemble des tâches de la construction d’un modulaire.

Un des autres éléments fondateurs de l’entreprise libérée, c’est que le levier émotionnel est bien plus fort que le levier analytique. Cela signifie qu’il faut arrêter de faire du reporting dans tous les sens, et plutôt donner aux collaborateurs le pouvoir de corriger les problèmes.

Comment s’organise le travail au sein de l’usine ?

Ici, il n’y a pas de chaîne de production. Il y a 18 postes de travail et les modules sont commencés et terminés au même endroit. Nous réalisons l’ensemble des tâches sur le même poste de travail car ce sont des constructions lourdes à transporter. C’est un modèle qui demande beaucoup d’agilité.

Aujourd’hui, sur site, nous recevons des éléments préfabriqués et nous ne réalisons que de l’assemblage. Chaque module est assemblé par une équipe de trois salariés en 15 jours ou trois semaines. Il quitte notre site finitions réalisées : peinture, carrelage, sol, électricité, plomberie.

Combien de projets avez-vous réalisés et où en sont les commandes ?

Nous avons dû assembler dans cette usine une centaine de modules depuis sa création. Nous avons réalisé 450 000 € de chiffre d’affaires entre octobre et décembre 2021. Nous tablons sur 8 M€ pour 2022. Côté commandes, le carnet est bien rempli : j’ai trois ans de CA qui sont signés. Mon sujet n’est vraiment pas de réaliser du chiffre d’affaires, mais plutôt de choisir avec quels clients je vais travailler.

Quelles sont les perspectives pour 2023 ?

Nous devrions maintenir cette trajectoire de croissance de CA sur 2023 puisque nous allons lancer une seconde usine de 10 000 m2 pour 70 salariés, calquée sur le même modèle que celle-ci, d’ici mars 2023 à Auxerre. L’ambition est de faire la preuve de la duplication possible du modèle.

Si nous nous installons là-bas, c’est parce qu’il y a un bailleur social motivé qui a besoin de produire beaucoup de logements et qui nous a passé des commandes.

Pour nous, cela ne représente pas un gros investissement de départ. Avec seulement 5 M€ de commandes, nous avons de quoi démarrer l’usine. Ensuite, une fois en service, charge à nous d’aller chercher de nouveaux projets pour la faire perdurer.

C’est dans une logique de sobriété que vous utilisez majoritairement du bois ?

En partie. C’est effectivement un matériau renouvelable, biosourcé et dont le prix ne dépend pas de celui du pétrole ou d’autres matières. Il est léger, facile à travailler, et son tarif nous permettait d’avoir des prix de construction compétitifs. Pour s’approvisionner, c’est relativement facile, notamment dans les Vosges et en Aquitaine. Et il y a des acteurs assez bien répartis sur l’ensemble du territoire pour le transformer.

Selon vous, quelle place aura demain la construction hors-site ?

Si je prends les prospectives d’études de marché spécialisées, la construction hors-site représentera 20 % du marché du bâtiment à l’horizon 2030. D’ailleurs, tous les GAFA s’emparent du sujet : Google a sa propre boîte de modulaires, tout comme Facebook et Amazon. C’est un secteur d’avenir. C’est un peu lunaire qu’un secteur aussi important en volume et aussi central en fonction n’ait jamais fait de mutation industrielle.

120 ans après la révolution industrielle, je trouve ça fou qu’on continue de construire des bâtiments avec des grues, des camionnettes et des ouvriers qui viennent assembler des matériaux sur les chantiers.

En quoi les habitats modulaires permettent-ils de verdir le secteur de la construction ?

Grâce à un bilan carbone qui explose tous les compteurs. En gros, le plafond d’excellence du label BBCA (3), référence des bâtiments bas carbone, c’est d’utiliser 37 kilos de matériaux biosourcés au mètre carré. Nous, on est à 57 kilos au mètre carré sur nos constructions. Notre ingénierie nous permet d’avoir créé un modèle vertueux sur tous les points. Si je fais du circuit court, je paye moins de transport et je génère moins de carbone. C’est juste du bon sens.

Quelle empreinte souhaitez-vous laisser ?

J’ai envie de laisser celle d’un entrepreneur qui a bâti un modèle qui permet de structurer les territoires, tout en amorçant des cercles vertueux entre entrepreneurs, élus et bailleurs sociaux. Ce que j’aimerais laisser aussi, c’est d’avoir entamé une transition vers de la micro-industrie, sous la grande bannière des circuits courts. Et laisser l’empreinte d’un homme qui a permis de revenir à des modèles sociétaux et managériaux différenciants, dirigés par le bon sens et la simplicité.

 

(1). Directement inspiré du système de production de Toyota, le Lean management est une méthode de gestion et d’organisation du travail qui vise à améliorer les performances d’une entreprise, notamment sa rentabilité. Il permet par le bon sens d’optimiser les processus en réduisant les temps sans valeur ajoutée.

(2). Le terme entreprise libérée désigne une forme organisationnelle dans laquelle les salariés sont totalement libres et responsables des actions qu’ils jugent bon d’entreprendre.

(3). Le label BBCA atteste de l’exemplarité d’un bâtiment en matière d’empreinte carbone. Il concerne le bâtiment neuf ou le bâtiment rénové.