Comment est née Geps Techno ?
Je suis un ancien des Chantiers de l’Atlantique, j’y ai occupé des postes très techniques. Dans les années 2010, les Chantiers ont connu un gros creux de charge, qui a été l’étincelle pour créer Geps avec un autre salarié et un troisième fondateur qui avait déjà quitté les Chantiers. Ensemble, on a commencé à phosphorer pour ramener du travail dans un domaine qui ne soit pas dans le business conventionnel et on est arrivés sur le concept MLiner : plutôt que réfléchir à mettre des éoliennes ou des hydroliennes en mer, on devait pouvoir tout faire avec une seule et même structure, afin d’atteindre par ce biais des prix d’électricité produite en mer les plus compétitifs possibles. On a commencé à pousser un peu ce projet et à un moment on s’est dit que le seul moyen de vraiment le développer c’était de créer notre société.
Dès le départ, vous êtes partis sur un projet très innovant. Est-ce que ça a été compliqué ?
On a essuyé beaucoup de critiques. Tout le monde nous disait que mettre au point un système d’énergie en mer c’était déjà compliqué, alors avec quatre sur la même structure, on n’y arriverait jamais… On était quand même au tout début des énergies marines renouvelables (EMR) en France.
En revanche, le gros point positif, c’est que quand vous voulez faire de la R&D en France, il existe énormément de dispositifs d’accompagnement. Même quand vous arrivez avec un projet très innovant, c’est assez facile de trouver des partenariats, des systèmes de financement, des incubateurs… C’est un écosystème très performant que beaucoup de pays nous envient, à raison.
Ne se heurte-t-on pas forcément au scepticisme quand on est sur un projet très innovant ?
Les barrières techniques sont naturelles. Ce qui est plus surprenant, c’est de s’apercevoir que, pour avancer, on a affaire à un certain nombre d’interlocuteurs qui vont dire « non » sur leur perception, parce qu’ils n’y croient pas, et qu’il va falloir mettre beaucoup d’énergie et user de pas mal de salive pour arriver à les convaincre que c’est possible. Quand on discute avec les investisseurs qui interviennent très tôt, ils sont d’ailleurs les premiers à dire que c’est extrêmement difficile de savoir quels vont être les projets qui vont réussir.
En 2011, ce n’était pas non plus la « start-up mania » que l’on connaît aujourd’hui…
C’est effectivement plus facile aujourd’hui de se faire financer et notamment de trouver des fonds privés. Mais ce qui n’a pas changé entre 2011 et maintenant, c’est que les investisseurs ont une idée bien précise de ce qu’est un projet qui marche. Et si vous n’êtes pas dans ces critères-là, c’est très compliqué. Typiquement, sur la question de la vitesse à laquelle vous devez atteindre le marché. On est catalogués deep tech, avec des projets qui sont forcément longs, souvent très consommateurs en capital et risqués : il faut entre dix et quinze ans avant de trouver le marché, avoir mis au point la technologie.
Et vous en étiez conscients ?
Peut-être pas totalement. En 2011, il y a eu toute une série de rachats de petites boîtes par des très grands groupes. Ces petites structures avaient fait assez peu de démonstrations, donc étaient assez immatures. Pourtant, malgré ça, elles avaient été rachetées, parfois avec de très fortes valorisations. On a donc démarré en se disant qu’il fallait avancer vite car dès lors que l’on atteindrait un niveau de maturité suffisant, un grand partenaire industriel s’intéresserait à nous et prendrait le relai. On n’était absolument pas dans la démarche de devoir aller chercher des centaines de millions d’euros ! Sauf qu’en fait, assez vite, les industriels qui avaient fait ce choix de rachats s’en sont mordu les doigts : les projets ont connu des difficultés et cette stratégie a été finalement arrêtée assez rapidement. Et on s’est retrouvés en première ligne, à devoir aller trouver des investisseurs. En 2015, on a donc pris un virage important en s’intéressant non plus à la fourniture d’électricité pour le réseau, mais au projet de créer de l’électricité pour l’utiliser en mer, la fournir à ceux qui en avaient besoin loin des côtes.
IL FAUT TESTER, SE CONFRONTER À LA RÉALITÉ. C’EST PARFOIS TRÈS DÉSAGRÉABLE POUR L’ÉQUIPE QUAND ÇA NE MARCHE VRAIMENT PAS (…), MAIS CE SENTIMENT NE DURE JAMAIS TRÈS LONGTEMPS.
Comment s’est fait ce choix ?
D’un côté, on avait des dossiers de financement de R&D consacrés au réseau qui n’avançaient pas, et de l’autre, on avait nos premiers clients prêts à nous acheter les premières petites bouées. On considère aujourd’hui que ça nous a peut-être sauvé la vie car sinon nos investisseurs auraient peut-être fini par jeter l’éponge. Or, là, avec cette stratégie, on a trouvé la rentabilité et notre chiffre d’affaires croissant régulièrement, mécaniquement on a davantage attiré les investisseurs. Si on était restés sur l’énergie du réseau, on avait un marché énorme, mais la probabilité d’y arriver était faible ou en tout cas très incertaine.
L’avez-vous vécu comme une frustration ?
Non, car on a découvert des marchés que l’on ne connaissait pas. Intellectuellement, ça a été très riche. Le marché de l’autonomie en mer nous a fait nous pencher sur tout un tas d’applications que l’on n’avait pas imaginées. Et puis, à partir du moment où vous devenez rentables tandis que tous vos concurrents sont en permanence en train de lever des fonds, vous vous dites assez vite que ce n’est pas mal !
C’est d’autant moins une frustration que l’on a toujours gardé dans un coin de la tête que le jour où l’on aurait suffisamment progressé dans notre technologie, on retournerait sur le réseau. Mais en étant éprouvés et compétitifs.
Quelle a été votre stratégie d’innovation ?
Au moins les cinq premières années, on avait notre objectif du MLiner et donc on cherchait à développer les briques technologiques qui lui étaient nécessaires. Ensuite, en 2015, quand on s’est intéressés à l’autonomie, on est partis des besoins du marché et on est venus y répondre en assemblant nos briques technologiques. C’est aujourd’hui une vision que l’on confirme : on est très à l’affût des problématiques de ceux qui rêvent d’aller en mer en allant taper dans notre boîte à outils que l’on a étoffée depuis.
Ce qui nécessite d’être identifié…
Justement, à partir du moment où vous êtes rentables et où votre chiffre d’affaires croît, vous avez assez rapidement une certaine notoriété, car vous êtes LA société rentable. Par exemple, la collaboration que l’on a aujourd’hui avec le groupe Legendre sur la construction d’une digue énergisée, c’est un appel entrant. On a développé à partir d’une page blanche un système qui permet de récupérer l’énergie qui arrive sur les digues. Et le deuxième exemple, c’est la collaboration avec Meta (ex-Facebook) : ils nous ont contactés après avoir vu les photos de la plateforme que l’on avait au Croisic, en nous disant qu’ils avaient besoin d’une station relai au milieu de l’océan pour leurs câbles sous-marins. Et l’on a construit une solution pour eux.
C’est l’une de vos particularités de vous appuyer très fortement sur les besoins clients ?
Lorsque l’on a créé la société en 2011, on avait une idée très précise de ce que l’on voulait faire : le MLiner. On ne s’était presque pas posé la question de savoir s’il y avait un marché. Et finalement on s’est aperçu que ce dernier était complexe. Et c’est vrai que depuis 2015, systématiquement, on réalise une analyse détaillée du marché que l’on vise.
Autre axe important dans notre démarche d’innovation : on a placé le test en mer au centre de nos préoccupations. On fait de la simulation numérique, mais on considère que le juge de paix c’est d’aller en mer et de vérifier que ça marche. On apprend énormément de choses ainsi, beaucoup plus que devant un ordinateur ! Et ça, c’est un choix stratégique qui n’est pas forcément partagé par nos concurrents. À travers notre filiale Akrocéan 1, on a ainsi des dizaines de systèmes à l’eau, et donc en permanence des données de fonctionnement qui arrivent des quatre coins du globe. C’est une masse d’enseignements extrêmement précieuse. Si on n’avait pas pris ce virage de l’autonomie en mer, on n’aurait pas autant de systèmes à l’eau et on n’apprendrait pas aussi vite. Il faut tester, se confronter à la réalité. C’est parfois très désagréable pour l’équipe quand ça ne marche vraiment pas, que l’on a beaucoup de casse ou pas du tout les performances attendues, mais ce sentiment ne dure jamais très longtemps.
Combien consacrez-vous à la R&D ?
Jusqu’en 2017, entre 75 et 100 % du budget de la société était consacré à la R&D. On faisait très peu de business en tant que tel. Aujourd’hui, on consacre encore 20 % tous les ans et on n’a pas l’intention d’être en-dessous. D’abord, parce qu’avec la notoriété, on a de plus en plus de contacts entrants qui nous proposent de participer à de nouvelles aventures.
20 % dans le domaine maritime, c’est plutôt élevé je pense. Mais ça correspond à notre ADN. On a créé Geps techno pour ça. Cesser d’innover sous prétexte que l’on a quatre ou cinq lignes de produits qui tournent bien, ce n’est pas notre ADN. Chaque fois que l’on voit un besoin du marché que l’on n’avait pas identifié, on saute dessus. En allant quand même sur des sujets où l’on a déjà des briques technologiques efficaces, puis en les complétant avec de nouvelles. Ce qui fait que, pour les dix prochaines années, on commence à avoir une feuille de route R&D bien remplie !
Est-ce que cet ADN d’innovation influe sur votre manière de conduire l’entreprise et sa stratégie ?
On a clairement placé l’innovation au centre du sujet. Geps techno développe la technologie et ensuite, on a choisi de mener la partie business en collaboration avec des personnes qui connaissent bien les marchés sur lesquels on va. Si je prends l’exemple de la création d’Akrocéan avec Valemo, la filiale du groupe Valorem, on l’a fait parce que l’on avait la technique de la bouée et eux une bonne connaissance des services à amener pour aller sur les champs éoliens. L’assemblage des deux a créé une société très efficace. Et c’est exactement ce que l’on est en train de faire avec Legendre qui est très bien implanté sur tout ce qui est constructions portuaires : ils vont porter le développement commercial, tandis que nous sommes le réacteur technique derrière. Cette stratégie vient du fait que l’on a préféré nouer des alliances commerciales pour continuer à faire beaucoup de R&D.
Comment choisissez-vous les entreprises avec lesquelles vous travaillez ?
On travaille aujourd’hui avec une quinzaine. Eux nous choisissent pour notre expérience et naturellement pour nos technologies. Et nous, parce que l’on estime qu’ils sont porteurs d’une technologie prometteuse et durable. Après, ce que l’on constate quand même, c’est que l’on travaille plutôt avec ceux qui nous ressemblent, c’est-à-dire des PME familiales ou portées par des actionnaires bien identifiés et avec lesquelles on ne se marche pas sur les pieds. Avec Lhyfe, par exemple, avec qui nous sommes en train de travailler sur la première usine à hydrogène flottante, on est complémentaires. Quant à Meta, ils sont incroyables de réactivité malgré leur taille, conservant un esprit start-up. Beaucoup de nos grands groupes français devraient d’ailleurs s’inspirer de leur fonctionnement…
CESSER D’INNOVER SOUS PRÉTEXTE QUE L’ON A QUATRE OU CINQ LIGNES DE PRODUITS QUI TOURNENT BIEN, CE N’EST PAS NOTRE ADN.
Quels sont les avantages selon vous de la coopération entre entreprises ?
J’en vois plusieurs. Le premier, c’est que l’on ne peut pas être experts de tout, donc ça nous permet d’aller plus vite parce que l’on reconnaît les compétences de l’autre. Ensuite, le fait que l’on soit une connexion de PME est globalement un avantage en termes de souplesse et d’efficacité. On est souvent sur des circuits de décision extrêmement courts. Enfin, quand on va chercher Valemo pour travailler dans le domaine de l’éolien offshore, on a un énorme avantage : c’est une société déjà identifiée. Si nous étions arrivés avec notre étiquette Geps techno, on aurait dû convaincre tout le monde, alors que là nous sommes reconnus parce qu’eux le sont. On gagne ainsi énormément de temps en termes commercial.
Et en matière de ressources humaines, quelle est votre stratégie ?
On recrute des ingénieurs, des docteurs, des profils très techniques. Et toute cette équipe est formée à des techniques de créativité au fur et à mesure des recrutements. C’est aussi important dans la dynamique de groupe. On associe ainsi très largement les collaborateurs, il n’y a aucune barrière : si un stagiaire veut participer, il est le bienvenu.
Je remarque que les jeunes sont très ouverts à la collaboration. Après, une collaboration qui fonctionne bien est assise sur une relation humaine. De ce fait, je m’interroge sur cette jeune génération biberonnée aux réseaux sociaux et aux relations à distance, qui a parfois un peu de mal à créer ce lien. Or, c’est un point clé de notre stratégie de collaboration. On peut échanger beaucoup de choses par visio, mais il y a un moment, en particulier quand on est dans l’innovation, où il faut se faire confiance, ne pas tout protéger. Or, cette confiance vient en apprenant à se connaître.
1. Cette filiale est spécialisée dans la collecte et la vente de données météorologiques et environnementales océaniques pour l’industrie offshore.