Comment est née l’association Ruptur ?
Charles BARREAU : J’ai assisté en septembre 2017 à Bordeaux lors d’un séminaire d’APM1 à la conférence de Gunter Pauli. Économiste, industriel et conférencier belge, il promeut une économie durable basée sur des exemples réussis de transition écologique. Il présente l’environnement non comme un frein, mais comme une opportunité pour les entreprises et le déchet comme une ressource. Cette idée a fait écho à mes propres certitudes et m’a convaincu que l’écologie ne pouvait être le fait d’un parti politique, d’experts ou de militants. Il fallait que le changement de comportement vienne des entreprises, qu’il se construise sur du bon sens, des actions concrètes et que ce soit nous, les chefs d’entreprise, qui prenions le problème à bras le corps. On ne peut plus ignorer l’impact de notre activité sur la santé de la planète et attendre que le changement vienne des autres. Oui, on peut entreprendre en respectant des valeurs, des hommes et l’environnement.
Concrètement, comment vous y êtes-vous pris pour convaincre vos pairs ?
C. BARREAU : Dans les semaines qui ont suivi la conférence, j’ai fait le tour de mon réseau, en leur disant qu’il ne fallait pas attendre que ce soit les politiques qui se mêlent de ces questions. Pendant deux mois, je me suis documenté, recueilli des exemples d’initiatives réussies, j’ai rencontré des chercheurs, Gunter Pauli, Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia. C’est devenu viscéral. J’ai même failli couler mes boîtes… J’ai tout compilé dans des slides très amateur et réuni une cinquantaine de dirigeants à la CCI de Vendée pour leur montrer qu’en cassant les silos entre secteurs d’activité, en réfléchissant ensemble à nos problématiques quotidiennes, en associant les collectivités, les chercheurs, les écoles, on pouvait agir concrètement pour aller vers un modèle économique social et environnemental plus vertueux pour la planète. La mayonnaise a pris. Cinq mois après ce séminaire, en février 2018, une quinzaine d’entre nous avons décidé de créer Ruptur.
La rentabilité d’une entreprise ne doit pas seulement être financière.
Qui sont les membres fondateurs de Ruptur ?
C. BARREAU : Nous étions 15 à la création, issus de tous secteurs et de toutes tailles d’entreprise, dont Yves Gillet de Keran, Daniel Robin de Herige, Alain et Jérôme Duret de Duret Immobilier, Hélène Kerambloc’h de Tibco, Fabrice Préault de Soltiss, Yves Cougnaud de Cougnaud… Nous avons assis l’association sur deux départements, la Loire-Atlantique et la Vendée, parce que c’est un périmètre naturel d’activité entre nos entreprises. Et nous avons décidé de créer tout de suite un grand événement pour fédérer d’autres entrepreneurs autour de nous. En septembre 2018, nous avons réuni 1 200 personnes au palais des congrès des Sables d’Olonne autour de l’environnement et de l’économie. Nous avons aussi invité 200 enfants du CE2 au CM2 avec l’idée de nous challenger. Ils nous ont posé des questions de bon sens qui nous ont forcé à prendre de la hauteur : « Qu’est-ce que c’est un chef d’entreprise ? À quoi tu sers ? » Certains sont restés cois, ne sachant pas répondre spontanément à cette simple question d’enfant.
Justement, à quoi sert Ruptur ? Quels sont vos objectifs ?
C. BARREAU : Nous voulons être des trublions, agir et faire bouger les choses. L’idée de Ruptur est d’expérimenter, de faire savoir et de transmettre les bonnes pratiques entre nous et aux jeunes générations. De faire se rencontrer des gens qui ne se ressemblent pas et ne se côtoient pas d’habitude dans leur silo professionnel avec l’envie d’agir concrètement, collectivement, localement et en favorisant l’inclusion. Cela représente neuf piliers (lire l’encadré, p.22) autour desquels nous structurons nos actions.
En quoi Ruptur est-elle différente des autres associations portées sur l’environnement ?
C. BARREAU : Nous ne voulons pas être une énième association de réflexion. Nous ne lançons aucune étude, un mal bien français ! Nous choisissons de réaliser des chantiers concrets à notre échelle pour résoudre des problématiques communes. Parmi les premiers choisis : « objectif zéro déchet sur les chantiers de construction ». Mené par le groupe Duret immobilier, il a consisté à éliminer tous les déchets pendant la phase de construction d’un bâtiment de quatre étages en habitat collectif. Il a planché avec l’architecte, Vendée Fluide Énergie et tous les corps d’état intervenant sur le chantier. Ils ont supprimé la benne collective, trié et valorisé leurs déchets, choisi des entrepreneurs à moins de 40 km du chantier, broyé dix tonnes de briques issues de la démolition pour réaliser l’aménagement paysager… Autre chantier : la collecte mutualisée du polystyrène sur la zone d’activités nord de la Roche-sur-Yon. En massifiant cette collecte chez Cougnaud, les entreprises de la zone ont pu organiser une filière de revalorisation. Le polystyrène collecté est transformé en garnissage de poufs dans une entreprise qui fait travailler des handicapés. Quatre tonnes en six mois ont été récupérées par cinq entreprises et ne sont pas parties en enfouissement.
Que deviennent ensuite ses initiatives, comment les faites-vous connaître ?
C. BARREAU : On organise des réunions de présentation de nos actions, on a renouvelé en octobre 2020 notre événement la Journée bleue Ruptur. On intervient lors de réunions professionnelles, on réalise des visites dans les entreprises adhérentes… On communique largement sur ces chantiers pour qu’ils fassent des petits. C’est l’un des fondements de Ruptur. D’autres sociétés nous sollicitent pour les aider à mettre en place ces chantiers. Mais il faut une vraie conviction pour s’engager dans ces démarches car elles peuvent avoir un coût financier. La collecte mutualisée du polystyrène par exemple est plus onéreuse que de mettre les déchets à la benne.
Vous dites que l’environnement n’est pas un frein à l’économie. Si cela coûte plus cher à l’entreprise, quel intérêt a-t-elle à mettre ces chantiers en place ?
C. BARREAU : La rentabilité d’une entreprise ne doit pas seulement être financière, mais aussi sociétale et environnementale. Les améliorations engagées doivent générer de la valeur pour tous. Proposer aux talents que l’on recherche « un truc en plus », un sens à leur travail, montrer l’engagement de la société à changer ses pratiques pour le bien de la planète est un moyen de les capter et de les fidéliser. De même, changer ses pratiques, montrer que l’on est engagé dans une démarche vertueuse peut ouvrir de nouveaux marchés.
Vous prônez les mérites de la triple comptabilité. Qu’est-ce que c’est ?
C. BARREAU : C’est un concept qui a été schématisé par Yvon Chouinard. Il a imaginé un nouveau modèle de comptabilité qui valorise vos bonnes actions environnementales et sociétales au même titre que votre profit financier. Des indicateurs permettent de calculer l’impact de votre activité sur ces sujets et de valoriser ce travail auprès de vos clients et donneurs d’ordre. On a réuni autour de nous un collège d’experts et d’expérimentateurs de la comptabilité en triple capital : six entreprises de la région s’essaient à l’exercice : Tibco, Cerfrance Vendée, le groupe Duret, Hyphae, Baker Tilly Strego et Acta Qualea.
Vous fondez l’un de vos piliers sur la transmission. Et notamment aux jeunes générations. Ça veut dire quoi chez Ruptur ?
C. BARREAU : On va arriver au réchauffement climatique quoiqu’on fasse. Et on fait peser sur nos enfants la réparation de nos erreurs en matière d’environnement. Mais si vous et moi sommes aiguisés sur les questions écologiques du fait de nos professions, les gens n’ont pas une prise de conscience active et réelle de ce qu’ils peuvent faire concrètement à leur niveau pour avoir moins d’impact sur la planète. Il s’agit de transmettre à nos enfants des clés pour entreprendre autrement. Il faut montrer ce qui peut être fait au quotidien, donner aux jeunes du bon sens et des éléments de réflexion : remplacer la bouteille d’eau en plastique par une gourde, ramasser les déchets autour de chez soi et les trier, privilégier le vélo à la voiture pour les petites distances, réfléchir à ses achats. La carte bleue est l’arme fatale. Il faut se demander avant de la dégainer : est-ce que ce produit est réparable ? D’où vient-il ? Est-il recyclé en fin de vie ? Choisir des produits sans suremballage nécessaire… L’important est d’expliquer pour faire avancer les choses. Je plaide pour que l’environnement soit une matière enseignée à l’école, dès la sixième ! C’est un vrai sujet géopolitique. Cela ne concerne pas que les oiseaux ou les plantes. Mais aussi l’énergie, la mobilité, la gestion du vivant, la pollution, l’écoconception…
Trois ans après la création, où en êtes-vous, comment êtes-vous financé ?
C. BARREAU : L’association s’est structurée. Nous avons cinq salariés. Une directrice, deux personnes et demie en gestion de projet qui animent les groupes de travail et suivent les chantiers et une chargée de communication. Nous avons renforcé le conseil d’administration qui compte à ce jour 18 entrepreneurs, 12 des fondateurs et des nouveaux membres comme Charrier TP, Fidal, Cobalt. Nous comptons 153 entreprises adhérentes, PME, grands groupes, banques, sociétés de conseil, collectivités, écoles, étudiants et particuliers, représentant 250 participants dans les ateliers. Nous avons mené dix chantiers en 2020. Notre budget de fonctionnement annuel est de 320 000 €, la moitié provenant des adhésions et de dons, le reste des subventions publiques.
Comment votre jeune association a-t-elle passé la crise du Covid ?
C. BARREAU : Le conseil d’administration s’est dit que cette pause forcée était le bon moment pour réfléchir au coup d’après. Le Covid a montré combien nos modèles économiques étaient fragiles. On a imaginé des solutions pour construire de façon pragmatique et concrète un système économique et social différent, basé sur le local, le collaboratif, l’inclusion… Nous avons organisé des visios avec les adhérents tous les jours sur la mobilité, l’habitat, les emballages, les achats, l’alimentation, le numérique. L’idée était de nous questionner sur les enjeux et les actions à mettre en œuvre dans nos entreprises. Nous avons élaboré une feuille de route proposant 43 solutions et 165 actions concrètes à mettre en place dès maintenant au sein de nos organisations. Elles ont fait l’objet de la publication d’un recueil de bonnes pratiques.
Au printemps 2021, vous avez aussi créé un label Ruptur. De quoi s’agit-il ?
C. BARREAU : En attribuant ce label, l’idée est de mettre en lumière les sociétés qui se mobilisent afin de donner envie aux autres de dupliquer les projets menés, qu’ils soient ou non adhérents de Ruptur. Toutes les structures, publiques ou privées, existantes ou en création, à but lucratif ou non, peuvent y prétendre du moment que l’action profite au bien commun et s’appuie sur les neuf fondements de Ruptur. Après une préparation avec les candidats en amont, le comité de labellisation passe une demi-journée dans la société pour évaluer les efforts entrepris. Il donne aussi à l’entreprise un accès à des investisseurs voulant investir dans des projets qui ont du sens. Le labellisé est suivi pendant un an par un binôme de chefs d’entreprise pour l’aider à maintenir le cap. Depuis sa création, en mars 2021, quatre entreprises ont été labellisées Alegina, Les Réparables ou Waste Me Up et Enéo.
Quels sont vos projets ?
C. BARREAU : Nous allons poursuivre nos chantiers, au nombre de 14 à ce jour, et dupliquer les premiers réalisés sur la région des Pays de la Loire. Nous souhaitons aussi impliquer des secteurs où nous comptons encore peu de représentants, comme le juridique et d’autres services comme la gestion ou les bureaux d’études et renforcer notre présence dans les collectivités. Nous allons aussi bien assoir notre label.
Songez-vous à la duplication de Ruptur ?
C. BARREAU : Nous sommes très sollicités par d’autres régions et par la Belgique. Nous n’avons pas les moyens humains et financiers de créer un autre Ruptur, mais la base est solide pour que d’autres dupliquent le modèle. Nous serions ravis de voir fleurir d’autres associations du même type sur d’autres territoires.
Les neuf fondements de Ruptur inspirés du concept d’économie bleue
Pour construire et participer à l’économie de demain, un projet doit être collaboratif, viable et pérenne, transposable à d’autres, avoir un impact environnemental, contribuer au bien commun, privilégier le local, favoriser l’inclusion, servir d’exemple aux jeunes générations et être multiculturel.