Alors que 90 % des échanges de marchandises sont assurés au niveau mondial par les 50 000 navires de commerce qui sillonnent le globe, cette flotte, qui tourne à 80 % au fioul lourd, rejette chaque année près d’un milliard de tonnes de CO2 dans l’atmosphère¹. Cela représente aujourd’hui 3 % des émissions mondiales. Une part qui grimperait à 17 % d’ici 2050 avec le doublement des flux envisagé par l’Organisation maritime internationale (OMI). Face à cette dangereuse perspective, l’OMI s’est fixé pour objectif de diviser par deux ses émissions à cette même échéance.
Dans ce contexte, toutes les alternatives au fioul lourd, ce résidu du pétrole difficile à brûler, apparaissent comme des solutions d’avenir. À commencer par la propulsion vélique, qui n’est autre que l’utilisation du vent pour faire avancer un bateau. Les entreprises du territoire ne s’y sont pas trompées. Elles sont huit, basées à Nantes et Saint-Nazaire, à avoir investi au fil des années ce marché en mettant au point des technologies innovantes pour concevoir les navires du transport maritime de demain. L’ensemble de ces innovations seront présentées au salon Wind For Goods, les 1er et 2 juin, à Saint-Nazaire (www.windforgoods.fr).
Neoliner, premier cargo roulier propulsé au vent
La première à s’être engagée sur ce créneau porteur est Neoline. Ayant démarré sous forme associative en 2011, la start-up a vu le jour en 2015 à Nantes grâce à un groupe de professionnels de marine marchande qui avait pour ambition d’élaborer une solution de transport maritime s’appuyant sur le vent comme moyen principal de propulsion. C’est dans ce cadre que ses équipes ont imaginé le Neoliner, un cargo roulier à voiles de 136 mètres, couplées à une propulsion auxiliaire diesel-électrique.
En janvier dernier, Jean Zanuttini, président de Neoline, confirmait la mise en chantier de ce cargo à l’automne 2023 en Turquie pour un montant de 60 M€. Sa réalisation est confiée au chantier naval RMK Marine, basé à Istanbul. « Nous visons une mise en service et une première traversée entre Saint-Nazaire et Baltimore pour mi-2025, confirmait l’intéressé. L’objectif de cette première ligne est de démontrer que le vent peut à nouveau être utilisé comme énergie principale de propulsion, tout en conservant un service de transport industriel ponctuel et compétitif. Combiné à une vitesse commerciale de onze nœuds, nous visons une réduction de la consommation de combustible et des émissions associées de plus de 80 %. »
Séduits par ce projet, plusieurs fleurons de l’industrie française (Renault, Beneteau, Cointreau, Manitou, Michelin, Clarins, Longchamp…) se sont déjà engagés à tester cette ligne pilote. « Notre second objectif sera la création d’une véritable flotte à propulsion principale par le vent. Il s’agit là de l’opportunité inédite de faire notre part de la transition énergétique et de reprendre le fil de l’histoire du transport maritime à la voile », conclut le président.
Solid Sail, la voile rigide des Chantiers de l’Atlantique
Après le lancement en 2009 d’un premier concept de paquebot à voiles, les Chantiers de l’Atlantique se sont penchés à Saint-Nazaire sur le développement d’une voile adaptée à la propulsion de ce géant des mers. De ces travaux de recherche est née en 2019 Solid Sail, une voile rigide de grande dimension constituée de panneaux rectangulaires en composite assemblés entre eux. Performante, pliable et pouvant dépasser les 1 000 m2, cette voile est conçue pour propulser le futur plus grand paquebot à voile du monde, le Silenseas, qui sortira des Chantiers en 2026-2027.
Avant cette date, la Solid Sail équipera également le cargo à voiles de Neoline. Si la compagnie avait au départ envisagé de doter son cargo de quatre mâts et près de 4 200 m2 de voiles souples, elle a finalement fait appel aux Chantiers de l’Atlantique. Ces derniers ont développé deux mâts rabattables de 76 mètres chacun, qu’ils ont équipé de leur Solid Sail. Chaque mât a ainsi la possibilité de s’abaisser pour permettre au navire de passer sous un pont et reçoit une voile solide de 1 100 m2. Un foc souple de 400 m2 est également installé à l’avant du navire. Le tout pour une surface vélique de 3 000 m2 et une durée de vie attendue d’environ de 25 ans. « Il s’agit d’un premier jalon majeur de cette évolution de l’activité, qui peut laisser présager d’une utilisation élargie des gréements Solid Sail au-delà du secteur de la croisière », se félicitait début janvier Laurent Castaing, PDG des Chantiers de l’Atlantique, lors de l’annonce de la mise en chantier du Neoliner.
La technologie D-Ice à bord du Canopée et du Neoliner
Œuvrant sur le marché des systèmes de navigation et pilotage pour le maritime, la deeptech D-Ice Engineering a été créée à Nantes en 2015. Cette entreprise d’ingénierie et de recherche innovante, spécialisée en simulation hydrodynamique et en automatique avancée, a pour ambition de répondre aux trois grands enjeux du milieu maritime : « Réduire son empreinte carbone, améliorer la sécurité en mer et produire des énergies propres en développant des technologies innovantes. »
Elle articule son offre autour de quatre produits et services : Oceanics, un système embarqué de navigation et de pilotage visant à optimiser et sécuriser les opérations ainsi que réduire significativement la consommation des navires ; Bladics, un contrôleur pour l’optimisation du contrôle de production et stabilisation des éoliennes flottantes ; Satori, un service d’études de routage statistique en ligne ; ainsi qu’un service d’ingénierie marine, qui réalise des études de validation des capacités opérationnelles de supports offshore.
Son système embarqué Oceanics a d’ailleurs été retenu pour équiper le cargo à voiles Canopée, qui transportera la nouvelle fusée Ariane 6 en Guyane. D-Ice Engineering fait également partie des partenaires français sur lesquels s’appuie le chantier turc RMK Marine dans la construction du Neoliner. La start-up nantaise s’est en effet notamment vu confier le développement des systèmes de routage météo.
Le kite pour cargo d’Airseas
Airseas s’est quant à elle positionnée sur le créneau du transport maritime décarboné dès 2016. La start-up a été créée à Nantes par d’anciens ingénieurs d’Airbus qui avaient l’ambition de réunir leur expertise aéronautique, leur passion pour la voile et leur engagement pour l’environnement. Ces derniers ont développé Seawing, un système de cerf-volant géant flottant à 300 mètres au-dessus du niveau de la mer, qui tracte les cargos. Un système déployé, exploité et stocké grâce à un simple bouton, avec une intervention minimale de l’équipage.
Installée fin 2021 sur le Ville de Bordeaux, un navire appartenant à Louis Dreyfus Armateurs et affrété par Airbus entre ses sites de Saint-Nazaire et Mobile aux États-Unis, le kite Seawing a été testé durant six mois lors des traversées transatlantiques du navire. À la clé : une réduction de 20 % de ses émissions de gaz à effet de serre et de sa consommation de carburant grâce au cerf-volant de 500 m2. Après cette première, c’est sur un cargo de l’armateur japonais K Line qu’Airseas a déployé son aile en 2022, avec cette fois un kite deux fois plus grand (1 000 m2). Satisfait de l’expérience, l’armateur japonais a confirmé la commande de deux autres systèmes dans le cadre d’un accord de 20 ans avec Airseas pour équiper 50 de ses navires.
Ces nouvelles commandes permettent à Airseas de se rapprocher d’une production en série de son système Seawing. Dans ce cadre, la start-up recherche un site afin d’y construire sa voilerie, avec un démarrage prévu pour début 2024. La bonne dynamique devrait également amener l’entreprise à étoffer ses effectifs, d’une centaine de collaborateurs actuellement. « L’industrialisation devrait entraîner la création de 300 à 400 emplois, sur des profils opérationnels mais aussi ingénieurs, à horizon quatre ans », confirme Marie Peigné-Michel, responsable communication.
Après un démarrage si prometteur, Airseas s’est fixé pour objectif d’équiper 15 % des flottes de cargos existants d’ici 2030, soit 1 000 navires par an. Des chiffres réalistes selon la start-up, « car Seawing peut être installé sur un navire en seulement deux jours ».
SeawitLab pivote vers le commerce maritime
Créée à Saint-Nazaire en 2019, la start-up SeawitLab développe des structures gonflables profilées à partir de textile 3D à géométrie variable. Autrement dit des voiles d’un nouveau genre. « Ayant au départ souhaité nous orienter vers la voile légère, nous avons réalisé quelques unités d’ailes souples gonflables à profil aérodynamique pour les dériveurs et les voiliers de croisière afin de valider notre concept, résume Antoine Souliès, cofondateur. Au fil des années et des expériences, nous avons réalisé que ce marché était très conservateur et nous avons choisi de pivoter pour proposer notre brique technologique aux navires de commerce sur la partie aile. En revanche, on se focalise uniquement sur la voile, et on ne gère pas les automatismes, le mât ou le pilotage de la voile. »
Prochaine étape pour SeawitLab après plusieurs années de R&D : « Trouver des partenaires prêts à équiper leurs navires de notre technologie ou avec qui développer une solution complète d’ici 18 à 24 mois. Nous sommes actuellement en discussion avec plusieurs acteurs du secteur potentiellement intéressés pour tester notre brique ou l’intégrer sur un projet d’envergure de propulsion vélique. Nous sommes impatients d’équiper nos premiers cargos. »
Le navire-énergie de Farwind
À la différence des start-up précédentes, l’entreprise nantaise Farwind Energy n’intervient pas directement dans le transport de marchandises. Elle pourra néanmoins être bien utile au secteur. Née au sein de l’incubateur de l’École centrale de Nantes en juillet 2020, Farwind Energy est pionnière dans le domaine des solutions de captage et de livraison de l’énergie éolienne lointaine. Elle développe, commercialise et opère des solutions intégrées de conversion, stockage et livraison de l’énergie du vent en haute mer. Pour cela, elle a conçu un catamaran de 85 mètres de long pour 30 de large capable de capter les vents au large pour stocker de l’énergie à bord, grâce à l’utilisation de rotors Flettner, sous forme d’électricité ou d’hydrogène. Placés sous la coque du bateau, les hydro-générateurs seront actionnés grâce à la vitesse du navire. Ils chargeront alors des batteries ou alimenteront un électrolyseur capable de produire de l’hydrogène voire des électro-fuels. « La rotation des cylindres va faire avancer le navire en fonction des vents et permettre de stocker de l’énergie, un peu à la manière de la dynamo sur un vélo », précise Arnaud Poitou, le président.
Après le succès de la mise à l’eau d’un premier prototype mi-2021 dans l’étang de Vioreau à Joué-sur-Erdre, la start-up nantaise compte commencer à produire son premier navire dès 2024. Si elle a déjà réussi à lever 4 M€ dans cette perspective, la start-up cherche 20 M€ supplémentaires pour industrialiser son premier navire, mais également lancer sa première plateforme de production d’énergie verte, au premier semestre 2025, en Guadeloupe. Le premier navire de Farwind devrait produire 10 GWh par an, soit l’équivalent de 6 000 tonnes de CO2 émises en moins chaque année.
Un Imoca pour transporter des épices
Basé à Rochecorbon près de Tours, le producteur d’épices et de cafés Terre Exotique a débarqué à Saint-Nazaire il y a un peu plus d’un an pour ouvrir de nouveaux bureaux. Une arrivée en lien avec un projet pour le moins ambitieux : les fondateurs Charles-Edouard O’Quin et Erwann de Kerros ont acquis il y a un an et demi un Imoca de 18 mètres de long pour aller récupérer à la source les plus grands crus de poivres et d’épices. Un achat destiné « à donner une seconde vie à ce bateau de course anciennement piloté par Sébastien Destremau, mais surtout contribuer à un transport vertueux de nos produits », explique Gautier Renault, responsable marketing et communication de cette PME, qui emploie une cinquantaine de personnes et propose près de 600 références.
La structure du bateau permet le transport d’environ deux tonnes d’épices à chaque voyage et d’assurer quatre ou cinq rotations par an. « C’est aussi un moyen d’aller à la rencontre de nos paysans producteurs aux quatre coins du monde », se félicite le cadre.
Le navire, basé à Saint-Nazaire, vient d’ailleurs de rentrer du Brésil, chargé de poivres. Une précieuse cargaison qui sera ensuite chargée à bord d’une toue cabanée (un bateau de Loire à fond plat entièrement en bois), dont l’entreprise vient de faire l’acquisition pour assurer, toujours à la force du vent, la jonction entre Saint-Nazaire et Rochecorbon.
Prouvant que l’on peut importer des épices avec un très faible impact environnemental avec son programme Éole, Terre Exotique souhaite acquérir de nouveaux bateaux. L’ouverture d’une boutique à Nantes, en bord de Loire, proposant des ateliers de formation et dégustation d’épices, est également envisagée.
L’aile gonflable Wisamo de Michelin
Initiative du groupe Michelin, la start-up Wisamo est la dernière à s’être installée à Nantes. Ayant emménagé en juillet 2022, elle a développé une aile gonflable, rétractable et automatisée. La solution est adaptable à tous types de navires (marchand et de plaisance) et s’adapte parfaitement aux cargos (neufs ou existants). À la clé, des économies de carburant, « de 15 à 20 % en rétrofit et jusqu’à plus de 50 % pour les navires neufs », annonce Gildas Quemeneur, dirigeant de Wisamo.
Après avoir testé avec succès son innovation pendant un an sur le voilier de Michel Desjoyaux, Wisamo a installé en janvier dernier son aile gonflable sur un ferry de la Compagnie Maritime Nantaise qui opère des traversées entre l’Espagne à l’Angleterre. Un test grandeur nature en conditions hivernales, avant la livraison d’un premier prototype prévue en 2024. Prochaine étape : changer d’échelle en passant à une aile de 500 à 600 m2, qui sera testée à terre. Wisamo espère ensuite passer en phase d’industrialisation, à horizon 2025-2026.
- Selon le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).