Couverture du journal du 12/04/2024 Le nouveau magazine

« On a repris notre rôle de relai »

À ceux qui classaient déjà l’expertise-comptable parmi les professions sans avenir, la crise liée au Covid-19 leur envoie une réponse sans ambages. Co-gérant de TGS France et président de l’Ordre régional des experts-comptables, Jean-Paul Ménager revient sur le rôle clé de l’interlocuteur principal des entreprises durant cette période chaotique.

Comment définiriez-vous le rôle des experts-comptables depuis le début de cette crise ?

Nous sommes le premier réseau de conseil auprès des TPE-PME. Sur la région, nous comptons 930 confrères, 7 200 salariés. À ce titre, nous avons naturellement été très impliqués dans l’accompagnement du tissu économique.

En temps habituel, cette période est le moment où l’on arrête les comptes d’environ 40% des entreprises et où l’on effectue la déclaration annuelle. C’est une période d’activité très forte. Mais cette activité a été fortement perturbée par le Covid-19. On a dû prendre la mesure de l’urgence pour nos clients avec l’interdiction administrative d’activité pour certains et beaucoup d’autres qui ont été contraints de s’arrêter. Immédiatement derrière, il a fallu leur permettre de faire face aux premières échéances de salaire. Puis, très vite, on a eu le Prêt garanti par l’État (PGE)… tout est arrivé en même temps !

Il nous a fallu entre 8 et 15 jours pour nous réorganiser. Si je prends l’exemple de mon groupe, en une demi-journée les collaborateurs ont pu travailler depuis chez eux. Mais il y a des cabinets moins bien outillés en matière digitale… 
Il faut bien imaginer que si, nous les cabinets, n’étions pas tous préparés à travailler à distance, on s’est vite rendu compte que les administrations non plus ! Alors que plus de la moitié des salariés français se sont retrouvés en activité partielle, les services de l’État n’étaient pas prêts à recevoir toutes ces déclarations.

On a vécu et on vit encore une période exceptionnelle, avec exactement les mêmes contraintes que nos entreprises : des salariés en arrêt ou travaillant dans des conditions difficiles. On a surtout voulu, pendant cette période, accompagner nos clients pour leur survie et on a mis de côté la production. Les décisions arrivaient au fil de l’eau, parfois en se contredisant. Ça a mis beaucoup de temps à se stabiliser et il fallait donner la bonne information pour le bon client. 

Petit à petit tout ça se régularise, nous permettant de reprendre une activité de production comptable et fiscale plus importante.

Quel bilan faites-vous de cette période hors normes ?

On se posait la question depuis quelques années de l’avenir de l’expert-comptable, avec l’automatisation des tâches. Mais notre profession, qui travaille beaucoup dans l’ombre, a démontré son utilité. Les témoignages de nos clients montrent qu’ils se sont sentis accompagnés. La profession a mis en place très vite au niveau régional un mail spécifique, pour nos clients mais aussi pour les entreprises qui n’ont pas d’expert-comptable. Ensuite, les collaborateurs des cabinets ont eu une démarche proactive, en contactant rapidement les clients par téléphone et par mail. On ressort de cette période avec une proximité renforcée.

Il y a un autre point important, c’est le rôle de la profession auprès des pouvoirs publics et des administrations durant cette période : on a repris notre rôle de relai. On est rentré très vite dans tous les groupes de travail organisés par les services de la préfecture ou de la Région qui, comme les administrations, se sont rendu compte de l’utilité des conseils de proximité. Même si on peut communiquer, déclarer à distance, dès qu’on a des difficultés, rien ne vaut le contact humain… Quand on rencontrait des difficultés de compréhension, d’interprétation de textes, voire de mise en œuvre, on témoignait de la situation quasi en temps réel aux côtés d’autres comme les chambres de commerce et de métiers.

Beaucoup d’entreprises témoignent de la complexité des dispositifs. Quel retour faites-vous de votre côté ? 

On est une profession habituée au changement : avec les évolutions législatives rapides suivant les domaines, on est sans cesse obligés de mettre en œuvre des mesures nouvelles. On vit ce quotidien de l’application de nouveaux textes, de la pédagogie à faire auprès de nos clients… Là, ça s’est simplement accéléré.

La difficulté qu’on a rencontrée dans cette période, c’est que l’on travaillait en même temps que les mesures étaient préparées. Quand on est sur une activité normale, avec la préparation d’une loi de finances par exemple, il y a tout un déroulé sur plusieurs mois qui permet de lever la majorité des problèmes avant la publication des textes, même si parfois il nous manque des instructions. Là, on s’est retrouvé dans un système fluctuant : entre ce que les chefs d’entreprise entendaient porté par les politiques et ce qu’on voyait en réalité porté par les administrations, il y avait un écart, avec des mesures d’exception. Et donc il y a eu un phénomène d’incompréhension. Il y a eu de notre part tout un travail à faire pour l’expliquer à nos clients.

Concrètement, avez-vous pesé pour faire entendre la voix des entreprises ?

On travaillait à deux niveaux, avec d’une part un très gros travail fourni par le Conseil supérieur de l’Ordre, en lien direct avec le ministère, pour faire remonter l’information, la faire évoluer. Et on avait aussi ce rôle de relai au niveau régional, en étant plus dans l’application. 

La première évolution sur laquelle on a travaillé c’est la gestion des délais fiscaux et sociaux, et le report de paiement. Très vite on s’est aperçu que les délais qui nous avaient été donnés dans un premier temps n’étaient pas tenables. 

Et puis on s’est rendu compte qu’il y avait des mesures qui n’étaient pas appliquées de la même manière suivant les 
régions, chaque administration pouvant avoir une interprétation locale des textes. Notre travail a constitué à remonter ces décalages étonnants.

Il y a eu une période où l’on recevait tellement d’infor­mations, parfois contradictoires, qu’on se posait la question de savoir si on avait la bonne. C’est pour cette raison que sur le site du Conseil régional, nous mettons à jour l’espace Covid-19 en quasi temps réel, pour avoir l’assurance que ce sont bien les derniers documents, les dernières instructions en vigueur, qui sont communiqués. Il y a eu un gros travail de restitution et de fiabilisation de l’information.

Par ailleurs, les banques ont refusé des dossiers PGE dans un premier temps. En France, on a beaucoup de petites entreprises qui sont sous-capitalisées. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont en difficulté, mais les dirigeants ne veulent pas laisser de l’argent dans l’entreprise. Même chose pour les entreprises individuelles qui n’ont pas de capital. Le patrimoine professionnel et personnel de l’entrepreneur étant confondus, souvent il préfère ne pas laisser d’argent inutile sur le compte professionnel. Il peut alors se retrouver avec des capitaux faibles, voire négatifs, sans pour autant avoir de difficultés. Mais, du coup, toutes ces entreprises n’étaient pas éligibles alors qu’elles ne sont pas à risque et les banquiers le savent ! On s’est beaucoup battus durant les premières semaines pour remonter ce problème et les banques étaient avec nous, ce qui a permis de faire évoluer les choses, et dans le bon sens.

Vous qui êtes au contact direct et quotidien des chefs d’entreprise, dans quel état d’esprit se trouvent-ils ? 

La période est assez anxiogène. Beaucoup se sentent seuls. Si on sait que l’on va reprendre et que l’on travaille sur le projet de reprise, ce n’est pas la même chose que si on n’a pas de visibilité. Certains sont vraiment désespérés. 

Et puis beaucoup d’entreprises sont aujourd’hui sous perfusion. Quand on va la retirer, est-ce qu’elles vont se maintenir ou mourir ? Si on n’annule pas les dettes des plus fragiles, elles feront tomber d’autres entreprises plus armées mais qui n’auront plus de marché. En protégeant les plus fragiles, on soutient les plus solides.

Comment aider les entreprises à préparer le rebond ?

Il va falloir aider la reprise à la fois pour le suivi de l’acti­vité partielle et pour toute la partie financement. Il faut que chaque entreprise se repose la question de sa stratégie personnelle. Pour nous, le plus important, c’est de nous assurer que les chefs d’entreprise vont bien avoir le financement pour tenir leurs engagements, jusqu’au moment où ils pourront être autonomes par leur activité. Là-dessus, à mon avis, on va avoir un gros travail à faire jusqu’à la fin de l’année… Sur l’enveloppe de 300  Mds€ prévue par l’État en PGE, on est plutôt à 50  Mds€ distribués et dans ces 50  Mds€, il y a de très grosses entreprises qui ont obtenu plusieurs centaines de millions d’euros. En Loire-Atlantique, on est à moins de 2  Mds€, ce qui n’est pas cohérent avec le PIB du département. 

Les plus petites entreprises sont en train de recourir au PGE. Au début de la crise, certains clients estimaient qu’ils n’en auraient pas besoin, pensant que le confinement ne durerait que quinze jours. D’autres pensent encore qu’ils peuvent franchir le cap et ne veulent pas recourir à un prêt mais, malheureusement, un certain nombre vont sans doute y être contraints. 

La crise va-t-elle accélérer la mutation du métier d’expert-comptable ?

La profession est en mutation depuis de nombreuses années, même si tout le monde n’évolue pas à la même vitesse. Le titre d’expert-comptable est réducteur aujourd’hui : plus on avance dans le temps et plus la partie purement comptable diminue avec les automatisations de fonctions. Ce qui est de plus en plus important, c’est la partie réglementaire, fiscale, sociale, qui va vers une complexification. On est aussi attendu par les chefs d’entreprise sur la partie économique, notamment pour les accompagner dans leurs projets de développement et d’évolutions.

Tous les cabinets n’iront sans doute pas vers la pluridisciplinarité, mais on voit bien qu’aujourd’hui c’est quand même devenu le maître-mot. Personne n’est capable, quel qu’il soit, de traiter tous les domaines et les dimensions d’une entreprise. D’où l’enjeu de travailler la pluridisciplinarité ou l’inter­disciplinarité, soit en interne si on a les moyens d’amortir un ou des spécialistes, soit en travaillant à plusieurs avec des métiers complémentaires tels les avocats, consultants ou formateurs. En revanche, l’expert-comptable peut rester l’architecte de la solution, l’interlocuteur privilégié, qui va aider le chef d’entreprise à choisir son équipe.

Si on regarde la segmentation de nos clients, on a trois grands types. Il y a ceux qui ne viennent chercher que la sécurité, c’est-à-dire qu’ils ne veulent pas d’ennui avec les impôts, avec les administrations sociales, avec leurs colla­borateurs. Ils viennent chercher une prestation de base, décla­rative la plupart du temps. Et puis il y a ceux qui sont des porteurs de projet mais qui ne savent pas comment les mener : ils ont besoin d’un interlocuteur qui va constituer l’équipe qui va les accompagner dans leurs projets. Enfin, il y a un troisième niveau de client, qu’on retrouve plutôt dans les entreprises plus structurées, avec des dirigeants plus expérimentés et qui viennent chercher des compétences. Ce sont eux qui constituent l’équipe avec un expert-comptable d’une structure, un avocat d’une autre… Sachant que la grande majorité des entreprises se trouve dans les deux premiers groupes.

Sur quels axes travaillez-vous pour accompagner la profession dans son évolution ?

La dimension de notre profession n’est pas que technique. Elle a aussi une utilité sociale, d’accompagnement de l’économie. On a un rôle très important à jouer à ce niveau-là. Et autant la technique s’apprend, autant le comportement se travaille. Cette crise va révéler toute l’importance de cette dualité. 

Pour accompagner au mieux un entrepreneur dans sa gestion, il faut connaître son métier, son environnement, ses fournisseurs, le profil de ses clients, de ses collaborateurs. Notre réflexion en ce moment est de faire évoluer nos enseignements, afin qu’ils contiennent moins de technique et plus de sciences humaines. Or, on est une des formations où il y a le plus d’heures : on ne peut ajouter d’autres matières sans en enlever. Maintenant, on n’est pas les seuls décideurs. Nous sommes une profession réglementée, avec un diplôme d’État… En revanche, beaucoup des formations qu’on ne dispense pas initialement sont proposées après. Le diplôme, au fond, n’est qu’une porte d’entrée, une clé. Après, chacun construit son parcours en fonction de sa stratégie.