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IA : quels impacts sur les métiers et les compétences ?

Si la révolution de l’intelligence artificielle fascine autant qu’elle inquiète, c’est bien qu’elle va au-delà du choix technologique : elle questionne le sens même du travail. Assurer une transition réussie vers un avenir alimenté par l’IA nécessite d’accompagner les salariés et de les valoriser par rapport au travail machine, au risque sinon de les perdre.

©Shutterstock

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« L’IA est une technologie qui a plus de 70 ans », rappelle Bastien Masse, délégué général de Class’Code, une association qui produit des contenus libres pour former des enseignants et des animateurs sur la question de la pensée informatique, à l’occasion d’une conférence organisée par l’OESTV[1] et Cerfrance le 7 juillet à la CCI Vendée. Elle a connu des accélérations, des transformations, avec, à chaque fois, des découvertes et de nouvelles applications. Aujourd’hui, nous connaissons un pic (100 millions d’utilisateurs de ChatGPT en deux mois) incarné par un type d’architecture particulier : les IA génératives. Finalement, cette longue histoire est difficile à cerner parce qu’elle agrège une famille d’outils très divers qui proposent, chacun à leur manière, de faire du traitement de données.

Vers un transfert des compétences

« À bien des égards, on peut comparer la révolution de l’IA à la révolution industrielle, poursuit Bastien Masse. S’agissant de la main-d’œuvre pour l’agriculture par exemple, on est passé de 90 % à 4 % de la population pour produire le même niveau de ressources. Le temps de travail a été presque divisé par deux en un siècle. On peut dire qu’une partie des tâches est plus facile, plus rapide, plus sûre. L’IA s’inscrit dans cette continuité, analyse celui qui est aussi chef de projet à Nantes Université. On est dans l’idée d’une technologie qui va également diminuer le temps de travail et redéfinir une partie des compétences. Selon Pôle emploi, 85 % des métiers de 2030 n’existent pas encore ! »

Plus que la disparition ou la transformation des emplois, c’est davantage une transformation des compétences qui nous attend d’après l’expert. 80 % des métiers verront au minimum 10 % de leurs tâches transformées par l’intelligence artificielle. Et pour 19 % d’entre eux, le nombre des tâches impactées sera de 50 % (étude réalisée par OpenAI sur ChatGPT).

« Il est évident que tout ce qui est de l’ordre de l’automatisation ou proche de l’automatisation, même intellectuelle, est plus fortement impacté par les générateurs de texte. Ceci dit, l’IA générative reste un outil qui a un usage particulier mais n’est pas encore capable d’imaginer sa fonction. C’est à nous, humains, de choisir le bon outil pour la bonne fonction. Mon entreprise a-t-elle besoin d’explicabilité ? D’efficacité ? C’est la balance entre ces deux critères qu’on essaie de faire lorsque l’on choisit un solution d’IA, avec sa part de sacrifices puisque c’est la nature même du choix. J’ajoute enfin que plus elle intervient dans notre domaine d’expertise et plus l’IA est utile », résume-t-il.

Bastien Masse, délégué général de Class’Code. ©IJ

Un argument partagé par Emma Capron, cofondatrice de Slash Intérim, un réseau de recruteurs indépendants d’Intérim qui a choisi d’intégrer l’IA à sa pratique métier. « On utilise l’intelligence artificielle pour faire du “matching ” (mise en relation, NDLR) entre candidats et entreprise, indique-t-elle. À travers l’analyse du CV, des compétences qu’on aura renseignées ainsi que des besoins du client, l’IA va proposer une correspondance sous forme de pourcentage. Un gain de temps et d’efficacité pour le recruteur qui pourra choisir d’appeler le candidat le mieux noté en priorité. »

Elle ajoute : « On l’utilise également pour générer des annonces d’emploi en répondant à cinq questions sur notre plateforme, auxquelles on ajoute quelques critères de description. Sur la base de ces questions (Où se situe l’entreprise ? Pour quel poste effectue-t-on la recherche ?), l’IA génère l’offre selon un format prédéfini. En termes d’image de marque, on a réussi à garantir un niveau de rédaction identique pour tous les indépendants du réseau. Évidemment, le recruteur a la possibilité d’ajouter des phrases sur l’annonce mais, globalement, cela évite les fautes d’orthographe ou de frappe qui pourraient le décrédibiliser. Enfin, l’IA générative nous aide à identifier chez nos concurrents les entreprises qui recrutent afin de nous positionner. Il faut savoir qu’entre acteurs de l’Intérim, on ne cite jamais nos clients. On préfère une formule générique du type “Nous recrutons pour une entreprise spécialisée dans l’agroalimentaire…“ par exemple. En répondant à quelques questions, l’IA suggère qui sont potentiellement les entreprises concernées et le taux est plutôt bon ! Nos conseillers sont alors en mesure de se rendre dans ces entreprises et de proposer des CV correspondants à l’offre en ligne. »

L’entrepreneure nuance néanmoins : « Objectivement, la plateforme pourrait tout faire, mais ce sera toujours au recruteur d’appeler le candidat, de qualifier, s’assurer de sa disponibilité… C’est la qualité du service du recruteur, l’accompagnement personnalisé et son écoute qui fidélisent les intérimaires… Bien plus que la fluidité de l’outil. »

Le blues de l’IA

« Si mes compétences principales, celles qui me distinguent de la machine, ne sont plus forcément celles qu’on attribue à mon métier, où me situer ?, questionne Bastien Masse. J’ai une théorie à ce sujet que j’appelle le blues de l’IA plaisante-t-il. C’est cette impression que les intelligences artificielles peuvent faire mieux et plus vite que nous, d’où un sentiment d’inutilité ou d’incompétence. Cela entretient la croyance selon laquelle il est possible de tout remplacer par des machines. Si ChatGPT a un impact aussi grand, c’est parce qu’il touche un élément fondamental, le vecteur même de notre intelligence :  le langage.

L’enjeu est important pour les entreprises et notamment les entreprises de service. Générer devient facile, écrire devient facile… Par conséquent, les compétences se déplacent. En fin de compte, faire des prompts (la consigne donnée à ChatGPT) exige d’avoir des références, une culture métier, ne serait-ce que pour décrire précisément le besoin client. Faire des allers/retours, discuter, repose sur des compétences humaines telles que la communication, la collaboration et l’esprit critique. C’est difficilement reproductible par une machine. C’est donc sur ces compétences qu’il faut parier à l’avenir : les avocats, les comptables, les graphistes (pour ne citer qu’eux) devront consacrer plus de temps à faire de l’accompagnement sur la durée, à être précis, pédagogues. Être moins dans la production et plus dans le choix critique et la sélection d’informations », conclut-il.

[1] Observatoire économique, social et territorial de la Vendée