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Fabien Moreau, dirigeant du Groupe Feuille Blanche : « Il faut accepter la part de risque »

Créé en 2015 aux Herbiers, Cosika casse les codes dans le secteur de la décoration d’intérieur grâce à son logiciel 3D innovant, qui permet de proposer gratuitement des projets personnalisés, ainsi qu’un devis en temps réel. Le savoir-faire de la PME ne s’arrête pas là, puisqu’elle fabrique aussi ses propres meubles et accessoires au sein de son atelier. La marque Cosika fait aujourd’hui partie du groupe Feuille Blanche, qui continue de tisser sa toile en proposant de multiples services. En 2024, la holding compte accélérer son développement en lançant la commercialisation de son logiciel disruptif à grande échelle.

Fabien Moreau, Cosika, Feuille blanche, Vendée

Fabien Moreau, dirigeant du Groupe Feuille Blanche. ©Benjamin Lachenal

Pouvez-vous rappeler le concept de Cosika ?

Nos décoratrices interviennent directement chez les clients, et peuvent, grâce à notre logiciel 3D spécifique, proposer un projet sur-mesure, en permettant de se projeter instantanément et surtout de le chiffrer en temps réel. Cette démarche est gratuite, là où le reste de la profession facture cette étape, entre 300 € et 600 € généralement. Une fois le contrat signé, grâce à ses équipes intégrées, Cosika s’occupe de tout, du mur au plafond : peinture, pose de papier peint, mais aussi confection de rideaux, abat-jour, réalisation de mobilier… Le client aura ainsi un interlocuteur unique. Dès le départ, notre ambition a été de démocratiser l’approche de la décoration intérieure en passant par l’utilisation d’une technologie développée spécialement pour la société.

Quel a été votre parcours avant la création de votre entreprise ?

Ayant un papa artisan, j’ai toujours eu la “culture bâtiment”. Gérant de son entreprise de maçonnerie (Patrick Moreau maçonnerie, NDLR) pendant 25 ans aux Châteliers-Châteaumur, il vient tout juste de prendre sa retraite. Dès mes 12-13 ans, il m’emmenait sur les chantiers pendant les vacances scolaires. J’ai toujours su que je travaillerais dans ce milieu, mais pas en tant qu’artisan. J’étais plus attiré par l’aspect commercial de la profession. Après le lycée, j’ai choisi de suivre un BTS NRC Force de Vente, et j’ai intégré une promotion de 17 alternants travaillant pour le compte de VM Matériaux. J’ai réussi à me démarquer parce que je savais comment réfléchissait un artisan. Pendant deux ans, de 2005 à 2007, j’ai vendu du béton à des maçons, carreleurs et paysagistes, en n’hésitant pas à aller directement sur les chantiers pour faire des démonstrations de produits, après avoir enfilé ma cotte de travail. À la fin de mes études, j’ai été embauché à La Roche-sur-Yon par une entreprise spécialisée dans la rénovation de l’habitat et suis passé du BtoB au BtoC, tandis qu’habituellement on fait plutôt l’inverse. J’appréhendais le porte-à-porte, souvent mal perçu par beaucoup de gens, mais finalement je me suis rapidement senti à l’aise, en trouvant le juste équilibre entre le rôle de commerçant et celui de conseiller technique. Comme lors de ma précédente expérience, j’ai tout de suite cherché à instaurer une relation de confiance avec le client, en partant du principe que s’il était content, il serait prêt à mettre le prix et ferait par la suite de la publicité pour l’entreprise. Progressivement, j’ai réalisé beaucoup de volumes, et on m’a confié la création de magasins, six au total en l’espace de neuf ans. À l’âge de 27 ans, alors que j’étais le plus jeune des salariés, j’étais à la tête d’une centaine de personnes.

Pourquoi avez-vous décidé de partir pour vous lancer dans l’entrepreneuriat ?

J’étais arrivé à un moment où je n’étais plus en accord avec mes valeurs. Dans le même temps, cela devenait de plus en plus difficile de concilier vie professionnelle et vie familiale, étant en permanence sur la route. Mais cette expérience a été très enrichissante et m’a beaucoup apporté, tout particulièrement en matière de management et de gestion d’une entreprise. Cela m’a permis d’être crédible lorsque je me suis adressé aux banques pour la création de ma propre boîte. Alors que je connaissais bien le monde de l’habitat, plutôt côté rénovation, je souhaitais désormais m’intéresser à l’intérieur de la maison, mais ne voulais plus vendre un produit de besoin, mais un produit “plaisir”. Quand on vend de la décoration, il est indispensable de déclencher le coup de cœur chez le client, sinon il n’achète pas.

Par quoi avez-vous commencé ?

J’ai d’abord décortiqué le modèle économique du secteur. J’ai fait venir chez moi des décorateurs, des architectes, pour comprendre leur fonctionnement. Mais l’idée de faire payer les plans me semblait complètement à l’opposé de l’image que j’ai du commerce. Selon moi, le commerçant doit commencer par séduire avant de faire payer le client. Par la suite, quand j’ai regardé le temps nécessaire à la réalisation de projets sur des logiciels spécialisés, sans être certain d’aboutir à une signature de contrat, je me suis dit qu’il fallait trouver une solution. Je me suis alors mis en quête d’un logiciel qui me permettrait d’aller plus vite. Et comme je souhaitais me rendre au domicile des clients, il était nécessaire de pouvoir l’utiliser sur une tablette sans connexion internet. Mais en 2015, un logiciel 3D sur tablette fonctionnant hors ligne, ça n’existait pas. Je voulais en plus pouvoir chiffrer le projet en temps réel. Et à l’époque, les logiciels de dessins et de calcul étaient des outils différents. Je me suis alors adressé à plusieurs agences de développement web, dont une installée à Angers, qui a accepté d’étudier mon projet en me prévenant que ce que je demandais était très compliqué à réaliser, que ça allait prendre du temps et surtout représenter un investissement important. Après avoir réussi à obtenir mon prêt bancaire, Cosika est née en 2015, avant un lancement d’activité en janvier 2016.

Fabien Moreau, Cosika, Feuille blanche, Vendée

Fabien Moreau. ©Benjamin Lachenal

Au bout d’un an, l’entreprise comptait déjà 20 salariés. Vous n’avez pas eu peur d’aller trop vite ?

Certains de mes pairs ont en effet été étonnés du développement rapide de ma société et de voir que j’avais recruté autant de personnes en si peu de temps. Ce qu’il faut comprendre, c’est que je devais atteindre très rapidement mon point de rentabilité pour que la banque continue de me suivre dans le financement de notre logiciel qui allait devenir une pièce maîtresse de notre modèle économique. Et il n’était pas question pour moi de fonctionner en mode start-up.

Pourquoi avez-vous refusé de lever des fonds ?

Faire une levée de fonds permet de récolter plusieurs millions d’euros en peu de temps. Mais en contrepartie, il faut rendre des comptes aux financeurs qui attendent rapidement un retour sur investissement. Moi, je souhaitais prendre le temps de développer mon logiciel, tester, faire des erreurs. Et puis, j’ai toujours eu du mal avec l’idée d’utiliser l’argent des autres. Quand on se lance dans un projet ambitieux, il faut accepter qu’il y ait une part de risque. J’ai préféré épargner et faire fructifier mon argent en investissant dans l’immobilier, avant de monter ma boîte.

Comment avez-vous fait évoluer l’entreprise d’un point de vue logistique ?

Au tout début, nous louions un bureau et un entrepôt de stockage, au cœur de la zone d’activités Ekho au nord des Herbiers, tandis que 100 % de nos rendez-vous étaient réalisés au domicile de nos clients et prospects. En 2017, nous avons ouvert notre premier showroom à proximité de nos locaux, puis d’autres à La Rochelle, Nantes, aux Sables d’Olonne et à La Roche-sur-Yon, afin d’élargir notre rayon d’action, mais en restant à 1h30 autour des Herbiers. Fin 2019, nous avons investi environ 1,50 M€, toujours aux Herbiers pour l’achat et la rénovation d’un bâtiment de 1 500 m² sur un terrain de 7 000 m², nous permettant de disposer d’une réserve foncière. Le déménagement a eu lieu en 2020.

Comment avez-vous été amené à créer la holding Feuille Blanche en 2018 ?

Après avoir réalisé une belle année 2017, j’ai souhaité passer à la vitesse supérieure en accélérant le développement de notre logiciel. Si notre prestataire angevin était chargé du développement, de notre côté, nous avions employé un alternant qui effectuait la modélisation 3D de nos produits. L’intégration de l’infographie était fastidieuse et énergivore, d’où mon idée de tout centraliser au même endroit. J’ai alors annoncé au dirigeant de la société que je souhaitais faire venir ses développeurs web ici, aux Herbiers. Je lui ai proposé de monter avec lui une nouvelle structure. Il a accepté. Je me suis alors retrouvé à la tête de trois entreprises, conduisant à la naissance du groupe Feuille Blanche. Avec trois modèles économiques différents : Cosika qui commençait à bien fonctionner, une société d’édition de logiciel (ex-Murunik, devenu en 2022 Boost ta Trybu, NDLR) qui n’allait pas nous permettre de gagner de l’argent dans l’immédiat, et un atelier de confection qui avait pour objectif d’intégrer la chaîne de valeur, mais qui était encore loin d’être rentable. C’était une période à la fois hyper stimulante et stressante.

C’est à ce moment-là que vous avez fait la connaissance de Nicolas Jauneau, avec lequel vous avez fondé Akkebia en 2019.

Oui, je l’ai rencontré par l’intermédiaire de mon avocat. Paysagiste aux Sables d’Olonne, Nicolas avait entendu parler de notre logiciel et souhaitait créer un concept similaire pour son secteur d’activité, en mettant en œuvre la même méthodologie : l’approche client, l’aspect tout-en-un et la standardisation des produits. Nous avons alors développé de nouvelles fonctionnalités au sein du logiciel pour l’adapter au secteur du jardin. Cela m’a alors conforté dans l’idée de proposer notre outil à d’autres métiers.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans le second œuvre avec l’entreprise Bob ?

De plus en plus de clients nous demandaient si nous avions des contacts pour faire tomber un mur, installer des luminaires, des claustras, etc. Tous ces petits travaux qui intéressent peu les entreprises de l’artisanat, même si la conjoncture change la donne aujourd’hui. J’ai alors recruté des “hommes à tout faire” dans mon entourage, des amis et connaissances, dont le fils d’une cliente, tout en développant un concept marketing “fun” en floquant notamment des camions avec des inscriptions en mode graffitis. Après la création de cette équipe dédiée au second œuvre, nous nous sommes lancés dans l’immobilier via l’entité Holidays Dream House. Nous rachetons des maisons pour les rénover, avant de les revendre. Cela nous permet à la fois de continuer de tester notre logiciel grandeur nature et de dégager une plus-value qui est réinjectée directement dans le développement de notre technologie. On me demande parfois pourquoi je me lance sans cesse dans de nouveaux projets. J’explique que toutes les entités, en rapport avec l’univers de la maison, sont cohérentes les unes avec les autres et permettent, en quelque sorte, de réaliser en permanence des mini-levées de fonds en interne.

Récemment, vous avez repris l’entreprise de votre père, Patrick Moreau maçonnerie. Cette passation était-elle prévue de longue date ?

Je suis le premier d’une lignée de quatre enfants et nos parents nous ont toujours dit : « vous ferez ce que voulez, tant que vous travaillez. » Contrairement à certaines familles d’entrepreneurs, mon père ne nous a jamais imposé de reprendre sa société. Il y a trois ans, il a commencé à évoquer l’avenir de son entreprise après son départ à la retraite. Je lui ai alors proposé l’idée d’une reprise par un ou plusieurs de ses salariés. L’un d’entre eux, Julien Dubois, s’est en effet montré intéressé, mais estimait ne pas avoir les épaules assez solides pour assurer seul cette reprise. Mon père, lui, ne se sentait pas en mesure de l’accompagner dans ce processus de transmission. Pour moi, il n’était pas question que la société qui m’avait donné le goût d’entreprendre soit vendue à une entreprise extérieure avec le risque de perdre des savoir-faire spécifiques. La maçonnerie est en effet spécialisée dans la rénovation de vieilles bâtisses et utilise des méthodes traditionnelles. Entretemps, Julien Albert, l’un de mes “Bob”, a émis le souhait de rejoindre l’aventure. J’ai alors décidé de me lancer à leurs côtés, en apportant un soutien financier mais aussi mon expertise en matière de gestion et comptabilité. Cette reprise correspond à ma première opération de croissance externe.

Le marché de la décoration pèse aujourd’hui près de 14 Mds€ en France1 et a connu un essor considérable depuis la crise sanitaire. Est-ce que ce succès a eu un impact sur votre activité ?

Quand le Covid est arrivé, nous venions de nous installer dans le bâtiment où nous sommes aujourd’hui. En parallèle, nous nous étions progressivement déployés géographiquement en ouvrant plusieurs showrooms qu’il a fallu fermer, tandis que nos salariés étaient à l’arrêt. Pendant ce temps, les clients confinés chez eux avaient plus de temps à accorder à l’aménagement de leur intérieur. Pour faire face à la demande, nous avons continué à travailler en distanciel en développant de nouvelles fonctionnalités dans notre logiciel ou en proposant des lunettes d’immersion. Nos efforts ont payé, puisque nous avons réussi à stabiliser notre chiffre d’affaires. Après la crise sanitaire, nous avons fait pivoter notre modèle en fermant définitivement nos showrooms, sauf celui des Herbiers, et nous avons eu l’idée de lancer nos camions mini-showrooms siglés Cosika. Nos artisans disposent du même type de véhicules aménagés, cette fois pour y ranger leur matériel. Ce marketing terrain est pour nous un véritable atout différenciant pour fidéliser notre clientèle mais aussi pour créer un esprit de cohésion au sein de nos équipes. Nous avons par ailleurs fait évoluer notre offre en proposant à nos clients un mode « bricolo », lui permettant de réaliser une partie ou la totalité des travaux, après la conception du projet.

Quels sont vos projets aujourd’hui ?

Après le marketing terrain, nous allons nous concentrer sur notre stratégie digitale pour l’ensemble du groupe afin d’améliorer notamment le parcours expérience client. Pour cela, nous venons de faire monter en compétences l’un de nos salariés, qui va travailler en lien avec notre infographiste. Dans le même temps, en 2023, nous avons investi 1 M€ en R&D et recruté un commercial en vue de commercialiser notre logiciel à grande échelle à des enseignes spécialisées dans l’univers de l’habitat. Nous proposions déjà l’outil depuis début 2022 en marque blanche, notamment à des décorateurs indépendants. L’idée est maintenant de le distribuer sous forme de contrats de licences correspondant à un abonnement sur une durée de trois ans. Entre janvier et juillet 2023, nous avons déjà signé pour un montant de 3 M€. L’autre projet, qui me tient particulièrement à cœur, est de proposer notre logiciel aux élèves des écoles spécialisées dans les métiers de l’habitat, qui sont 430 en France. Une expérimentation va être lancée au cours de cette année au sein de six établissements, dont le BTP CFA de La Roche-sur-Yon, avec lesquels nous avons développé des modules de formation pour enseigner une méthodologie alliant commerce et technique. Selon moi, le métier de la décoration est en pleine mutation. L’artisan doit être commerçant et le commercial doit avoir des connaissances techniques pour répondre aux besoins des clients. Ce fonctionnement mis en œuvre depuis le début de l’aventure Cosika a permis à chacun de nos collaborateurs d’être polyvalent, tout en fidélisant notre clientèle. Pour preuve, aujourd’hui, nos clients de la première heure reviennent nous voir pour la réalisation de nouveaux chantiers.

1 Source Les Echos Etudes – Mars 2022

En Chiffres

  • 2015 : naissance de Cosika
    2018 : création du groupe Feuille Blanche qui réunit sept entreprises : Cosika (décoration d’intérieur), Boost ta Trybu (logiciel 3D), Delatelier (atelier de couture), Akkebia (design d’extérieur), Bob (second œuvre), Holidays Dream House (promotion, gestion immobilière), Patrick Moreau maçonnerie (depuis janvier 2024)
    70 collaborateurs
    CA 2023 : 5,50 M€ (dont 2 M€ pour Cosika)
    Objectif : 11 M€ à l’horizon 2030