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ENTRETIEN – Laure Jandet, fondatrice de ValorYeu : « La low-tech, c’est l’avenir »

« Préserver, valoriser, innover » tel est le credo de ValorYeu. Installée sur l’Île d’Yeu, l’entreprise s’inscrit dans une démarche d’économie circulaire, en transformant les filets de pêche (qui représentent près de 10 % de la pollution plastique retrouvée au fond des océans) en objets du quotidien ou encore en bobines de fil pour l’impression 3D. À la barre, Laure Jandet, qui a aujourd’hui pour ambition de hisser ValorYeu au rang d’entreprise à mission, en misant sur la low-tech et en employant des salariés en parcours inclusif.

Laure Jandet, dirigeante et fondatrice de ValorYeu ©Benjamin Lachenal

Quel est le point de départ de l’aventure ValorYeu ?

À la fin de l’été 2017, après une sortie de pêche en mer au large de l’île d’Yeu, avec mon père qui est pêcheur amateur, j’ai vu des filets sur le port et sur la plage. Je me suis alors demandée ce qu’ils allaient devenir, et suis allée voir les responsables du port qui est géré par la CCI Vendée. Ils n’ont pas réussi à répondre à ma question. L’idée de créer ValorYeu est partie de là. J’ai par la suite appris que les filets étaient en règle générale soit incinérés, soit enterrés.

Le filet de pêche est la première chose sur laquelle je voulais travailler parce qu’il fallait avoir un premier exemple d’économie circulaire totale. 

Par quoi avez-vous commencé ?

N’ayant pas de véritables compétences techniques, j’ai fait des demandes auprès de trois écoles d’ingénieurs pour m’accompagner sur mon projet. Parmi elles, l’Icam de Carquefou. Leur proposition correspondait à mes attentes. Pendant deux ans, l’équipe a étudié la matière et cherché une solution pour la valoriser. Le filet de fileyeur par exemple, ma principale source d’approvisionnement est en nylon, Polyamide 6 (PA6). Il est retenu par des cordages faits à partir d’autres plastiques : polypropylène ou encore polyéthylène. Les filets de chalut, que je récupère en partie sont constitués de grosses mailles réalisées à partir d’autres dérivés de pétrole. À l’avenir j’aimerais récupérer d’autres objets, d’autres matériaux. Le filet de pêche est la première chose sur laquelle je voulais travailler parce qu’il fallait avoir un premier exemple d’économie circulaire totale.

Quel a été votre parcours avant de vous lancer dans votre projet ?

Après le bac je suis partie vivre un an au Mexique avec une bourse d’études. Quand je suis revenue en France, je ne savais pas ce que je devais faire. J’ai essayé de faire des études de type formation initiale DUT Informatique. À la veille des derniers examens, je ne me suis pas présentée. Je suis allée un peu en LEA, j’ai fait un BTS. C’est la formation en alternance dans le secteur technico-commercial, qui m’a permis de mettre un pied dans la vie active. Après trois ans passés chez Expertises Galtier où j’étais devenue associée, en avril 2018 j’ai créé AndCo Conseils, ma propre structure de conseil aux entreprises spécialisée dans la cybersécurité, à La Chapelle-sur-Erdre. Ce cabinet m’a permis de dégager du chiffre d’affaires pour financer les études de l’Icam, chiffrées à 49 k€. J’ai obtenu une subvention de 34 k€ de l’Ademe pour le volet R&D. À la fin des deux années d’études, j’ai transformé le cabinet de conseil en ValorYeu pour la partie production. Aujourd’hui, le conseil représente environ 1 % de mon activité.

Généralement, quand on monte une entreprise, on a une idée du produit que l’on veut faire. On va alors sourcer une matière pour passer à la fabrication. Moi c’était l’inverse. 

Quand a véritablement démarré la production ? Et à quelles difficultés avez-vous été confrontée ?

En avril 2021, la municipalité de l’Île d’Yeu a mis gracieusement à ma disposition un bâtiment. Le contrat va d’ailleurs être reconduit pour les deux prochaines années. Mais le chemin a été long. Certains remettaient en cause mes compétences techniques ou trouvaient que mon projet était fou. Heureusement, les étudiants de l’Icam ont été à l’écoute. Généralement, quand on crée une entreprise, on a une idée du produit que l’on veut faire. On va alors sourcer une matière pour passer à la fabrication. Moi c’était l’inverse. Trois jours avant le confinement du printemps 2020, j’ai obtenu un bâtiment à L’Aiguillon-sur-Vie où m’attendaient des filets de pêche remplis de poissons morts. Une amie est venue m’aider pour les nettoyer. À l’annonce du confinement, j’ai dû retourner chez moi à La Chapelle-sur-Erdre. J’ai alors travaillé dans mon garage où j’ai découpé, broyé, pris des ciseaux, et même un couteau à pain pour essayer de transformer le filet de pêche. Landry Routhiau, dirigeant de l’Atelier des recycleurs fous m’a prêté à ce moment-là un broyeur pour faire mes premiers tests. Finalement, cette période m’a permis de prendre le temps, de mieux connaître la matière. Je n’ai pas pu conserver le bâtiment à L’Aiguillon-sur-Vie. Fin 2020, une entreprise de Geneston a poussé les murs pour m’accueillir. Pendant un mois, j’ai continué à travailler sur mon projet. Le 1er janvier 2021, je suis arrivée sur l’île d’Yeu après avoir pris, la veille, le dernier bateau.

Pourquoi avoir choisi d’implanter votre entreprise sur l’Île d’Yeu ?

C’est mon port d’attache, là où j’ai grandi. Ma famille habite ici. C’était aussi une façon de montrer qu’il est possible de créer des emplois en local en revalorisant notamment les déchets. Après le collège, les jeunes partent sur le continent pour aller au lycée. Ici, à part l’école de pêche, il n’y a pas d’établissement de formation. J’ai souhaité amener de l’emploi sur l’île après avoir créé mon entreprise sur le continent. Et si j’ai choisi le nom ValorYeu, c’est parce que j’avais dès le départ l’intention de venir ici.

Alain Voisin, patron-armateur du Marial figure parmi les pêcheurs islais qui approvisionnent ValorYeu ©Benjamin Lachenal

Quels sont les produits que vous proposez ?

Initialement avec l’Icam, on avait pensé à fabriquer de nouveaux filets à partir des anciens. Mais on aurait perdu en traction et en solidité. Il aurait alors fallu incorporer des intrants et autres solvants, ce qui n’était bien évidemment pas envisageable. Nous avons alors réfléchi à deux types de produits : les objets du quotidien (assiettes à huîtres, boîtes à œufs, émerillons, accroche-hamac et mousquetons) destinés aux particuliers et aux commerçants revendeurs, ainsi que les bobines de fil 3D pour lesquelles je cible essentiellement les professionnels. Le nylon est plus complexe à imprimer mais il est très résistant et est donc très recherché. Pour chaque produit, une étude de marché a été réalisée au préalable avec en filigrane trois questions : Est-ce que c’est utile ? Est-ce que c’est accessible et est-ce que c’est durable ? Par exemple, pour notre boîte à œufs, une enquête a été effectuée auprès d’un panel de consommateurs de supermarchés biologiques. En biomimétisme, s’inspirant de la forme du nid d’abeille, la boîte à œufs a été jugée facile à transporter et à mettre notamment dans un panier à vélo. Les picots à l’intérieur permettent de ne pas casser les œufs. Il n’y a pas de charnière centrale pour réduire au maximum le risque de casse. Quand on crée un produit, il est important d’avoir une forte valeur ajoutée. Si on recycle, ce n’est pas pour qu’il finisse à la poubelle. Comme nos produits sont garantis à vie, on espère que les clients les garderont et les remettront dans la boucle en nous les renvoyant s’ils s’abîment ou se cassent. Nous nous engageons à les remplacer.

Les filets de pêche récupérés sont nettoyés à la main, rincés à l’eau de pluie et séchés par le vent © Benjamin Lachenal

D’où viennent les filets de pêche ?

Du port de La Rochelle, qui a été le premier à travailler avec ValorYeu, également du Croisic, de la Turballe, des îles de Houat et Hoëdic, de Saint-Gilles-Croix-de-Vie et bien sûr de l’Île d’Yeu. Il y a, à chaque fois, un site de stockage et si possible un bureau. Les filets que je rachète pour 73 € la tonne, sont récupérés généralement une fois par an, sauf pour les filets de l’île d’Yeu que je collecte régulièrement et directement auprès des pêcheurs. Afin de limiter au maximum l’impact environnemental, depuis deux ans, un vieux gréement de Noirmoutier datant de 1936, baptisé O’Abandonado fait une boucle pour charger les filets dans ses cales et les ramener ici. Le transport vélique est cher, un euro de plus au kilomètre par rapport au transport maritime classique, mais c’est une démarche qui n’a lieu qu’une fois par an et qui reste rentable. Nous pouvons aussi faire appel à un navire de transport pour éviter qu’il ne revienne à vide ou bien profiter du trajet d’un camion entre Le Croisic et la criée des Sables pour acheminer les filets.

Un exemplaire de la boîte à oeufs commercialisée par ValorYeu © Benjamin Lachenal

Pouvez-vous expliquer le processus de fabrication de vos produits ?

À chaque étape, il y a peu, voire pas de puissance énergétique. On commence par nettoyer à la main tous les filets, qui sont ensuite rincés à l’eau de pluie et séchés par le vent. Puis, nous les broyons et les transformons en granulés qui seront injectés à la main pour fabriquer de petits objets ou bien par des machines. Nous avons mis en place un réseau de partenaires. Les mousquetons sont réalisés par le groupe Wichard et via sa filière Maillard basée à Saint-Malo, l’entreprise a créé le moule pour notre boîte à œufs. Quant au moule des assiettes à huîtres, il a été développé par BreizhCréa (Brech). Je collabore aussi avec David Fayolle de l’entreprise Lab Plastics qui m’a aidée à transformer les granulés. Notre objectif est de faire de plus en plus d’objets qui puissent être fabriqués à la main en s’appuyant sur la low-tech.

Qu’est-ce que la low-tech, précisément ?

C’est le fait de pouvoir fabriquer un produit sans dépenser beaucoup d’énergie. Il s’agit du principe de base du projet Precious Plastic avec lequel je travaille via l’Atelier des recycleurs fous. Pour moi, la low-tech, c’est l’avenir. Je ne veux pas faire un gros ValorYeu. Mon ambition est de faire plein de petits ValorYeu sur les îles du Ponant et les ports du continent qui me fournissent des filets de pêche. C’est vraiment ça mon business model. Il n’y aura jamais une grosse usine avec de grosses machines. J’aurai d’ici la fin de l’année quatre voire cinq machines qui me permettront d’être totalement autonomes : un extrudeur, une presse à injecter, ou encore une machine pour broyer d’autres déchets récupérés sur les plages. Pour l’instant, j’ai une machine fait maison et un broyeur développé par ECP. La région Pays de la Loire m’accompagne à hauteur de 55 k€ pour le financement de la chaîne de fabrication (environ 125 k€).

Les bobines de fil 3D sont conçus à 100% à partir de filets de pêche bruts sans additif, colorant ni adjuvant © ValorYeu

Vous utilisez également l’impression 3D, pour quels usages exactement ?

C’est souvent pour de la réparation. Les clients arrivent avec une pièce cassée qu’il faut reproduire. Cela peut être un mécanisme pour un bateau qui ne nécessite pas beaucoup de traction mais plutôt un usage quotidien. Avec la 3D, on peut complètement modéliser une pièce. Avant-hier par exemple, j’ai réparé un appareil électroménager, un coupe-légumes mécanique. C’était un appareil que mes clients appréciaient et qu’ils ne voulaient pas jeter. Sur l’Île d’Yeu, le concept prend tout son sens. Cela évite de commander par internet.

Pour cette partie de votre activité, ValorYeu, est en quelque sorte l’Amazon de l’île d’Yeu ?

Oui, et sur ce volet, je me fais aider par deux personnes qui ont leur propre entreprise. Quand il y une modélisation, ils créent la pièce. C’est important de travailler avec des gens qui ont des compétences sur l’île. Par ailleurs, je n’hésite pas à faire appel aux femmes de pêcheurs qui savent très bien nettoyer les filets et qui prennent du temps pour m’apprendre à mieux le faire.
Il y a un côté intergénérationnel dans mon projet.

Aujourd’hui, vous souhaitez apporter une dimension supplémentaire à ValorYeu en la faisant évoluer en entreprise à mission en 2024…

Via la mairie, ValorYeu a créé un partenariat avec le centre communal d’action sociale (CCAS) pour accueillir des personnes en immersion et réinsertion. Je reçois régulièrement des personnes en parcours inclusif, à l’image de Julien qui souffre de troubles autistiques. Il travaille au sein de l’entreprise une semaine par mois. L’idée est qu’il soit embauché à la fin de l’année. Cap Emploi m’accompagne pour adapter son poste de travail. Après validation d’un juge d’application des peines, j’accueille aussi un homme sous le coup d’une condamnation avec du travail d’intérêt. J’aimerais également pouvoir le recruter après une formation qualifiante, si tout se passe bien. Nous avons mis en place des stages en partenariat avec le CCAS pour accueillir toutes sortes de profils, pas seulement des profils atypiques. Je souhaiterais par ailleurs recruter un(e) salarié(e) en alternance pour la partie communication ou commerciale, mais c’est compliqué de faire venir du monde sur l’île. Pourtant je suis en mesure de proposer un logement.

Quels sont vos projets ?

Nous travaillons actuellement sur un projet en partenariat avec l’entreprise nantaise Fonto de Vivo, qui a été créée quasiment au même moment que ValorYeu. L’idée de fabriquer une pièce de maintien support pour le purificateur d’eau ORISA® est venue l’an dernier. Le prototype a été réalisé en 3D à partir d’une pièce que les dirigeants (Anthony Cailleau et David Monnier) m’ont envoyé. Pour que cela fonctionne, il faut que la pièce soit faite en injection plastique. J’ai donc besoin d’un moule qui est actuellement en cours de création. L’objectif est de commercialiser le produit avec ma pièce cet été sur les îles du Ponant (15 îles, 16 300 habitants NDLR). Les pièces fabriquées par ValorYeu seront garanties à vie. Si elles cassent, je serai en mesure de les remplacer. Les gens de l’île pourront donc récupérer chez eux l’eau de pluie et la purifier. Travailler en région avec des personnes qui partagent les mêmes valeurs, c’est vraiment le but de ValorYeu. J’ai vraiment le sentiment faire quelque chose qui a du sens en accompagnant leur solution.

Est-ce qu’on peut dire que vous exercez aujourd’hui le meilleur job du monde ?

Totalement ! J’ai des amplitudes horaires importantes mais il y a un cadre de vie qui permet d’être heureux, de trouver son équilibre. Au début de mon activité, j’ai été approchée par des business angels qui souhaitaient m’accompagner pour travailler sur le continent. J’ai refusé. C’est vrai qu’ici, c’est compliqué de trouver un logement, prendre le bateau coûte cher, le carburant coûte plus cher. Mais si l’on ne crée pas des emplois à l’année sur les îles, on ne pourra plus accueillir les touristes. Il ne pourra plus y avoir de boulanger par exemple. Peut-être qu’un jour, je serai obligée de partir. Pour l’instant, j’ai bien l’intention de rester longtemps.

EN CHIFFRES

Date de création : 23 avril 2018
CA 2022 : 23 k€
Objectif : 100 k€ en 2025
Une dizaine de points de vente (en plus du e-shop)
Plus de 10 tonnes de filets de pêche récupérés depuis 2021