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Entretien avec Jean-Michel Renaudeau, Fondateur de Renaissance : « On est au seuil d’une renaissance »

Près de deux ans après son départ de Sepro Group, Jean-Michel Renaudeau sort de son silence médiatique et accorde à l'Informateur Judiciaire une longue interview. À l’aune de trente années d’expérience en matière d’innovation, d’international et de management, ce capitaine d’industrie aujourd’hui consultant, livre son regard sur la crise et les bouleversements qu’elle induit.

Jean-Michel Renaudeau, Fondateur de Renaissance

Jean-Michel Renaudeau, Fondateur de Renaissance © Benjamin Lachenal

Quel regard portez-vous sur la crise que l’on subit depuis un an ?

C’est une crise longue, à retardement. Et c’est une crise totalement hybride, qui varie en même temps que le virus a ses variants. On a du mal à la saisir, à lui donner une forme connue. C’est une crise économique, mais comme la drôle de guerre : sans licenciements et dépôts de bilan ou, en tout cas, pas tant que ça. C’est aussi une crise de connaissance. On est tellement habitué dans nos sociétés à trouver les solutions, à avoir le savoir disponible et à l’implémenter qu’on a été pris de court sur le fait qu’on ne savait pas. Et c’est une crise sociétale : on est tous en train de se demander quel va être l’art de vivre demain. On vit, mais pas comme avant. C’est également une crise de sens : on voit que le modèle matérialiste est questionné. Le nouveau modèle, lui, est en pleine genèse… Cette crise sanitaire est peut-être l’élément le plus global qu’on ait connu depuis longtemps. Et c’est là que le parallèle avec la Seconde Guerre mondiale est tout à fait exact.

Finalement, cette crise, c’est à la fois une question de résilience et de renaissance. On doit « faire avec », ça, c’est le début de la résilience. La renaissance, elle, c’est se demander : qu’est-ce qu’on va faire de ça ? Et là on n’a pas encore la réponse… Mais le monde d’après, lui, est déjà en route, on y est déjà.

 

Vous le trouvez vraiment différent ce monde d’après ?

Je pense qu’à terme, il va être très différent. On voit bien que le phénomène de consumérisme est tombé. Les livrets A sont pleins à craquer, les occasions de consommer existent, mais au-delà du frein à la consommation, est-ce que le modèle qui était par exemple de voyager partout dans le monde et sans retenue, est-ce que ce modèle d’accomplissement va rester ? Je n’ai pas la réponse, mais en tout cas la crise pose la question. Est-ce que le monde a changé ? Oui, indéniablement, mais ça dépend où l’on met le changement. On est dans une phase intermédiaire, on est au seuil d’une renaissance. La bourse, d’ailleurs, fait ce pari…

 

Quels retours vous font les chefs d’entreprise que vous rencontrez ?

Les entrepreneurs, comme les citoyens, ont d’abord vécu la crise avec sidération. Après, le rôle bien évidemment des chefs d’entreprise c’est, malgré la sidération, la responsabilité. On se réarme. Comme lors de la crise de 2008-2009, il leur appartenait de prendre tous les moyens possibles pour mettre sous contrôle ce qu’il était possible de mettre sous contrôle. Et c’est ce qui a été fait, remarquablement d’ailleurs. La première des choses à faire c’était de préserver l’entreprise en se donnant du cash, le PGE, pour se donner du temps. Et ensuite, il faut penser à l’avenir, pour autant qu’il soit lisible. C’est là qu’il faut du lâcher prise.

Et après, il y a une autre attitude qui me semble nécessaire : la sérendipité (1). Il faut se mettre en position de captation, pour être prêt quand ça redémarrera, quand de nouveaux marchés vont se mettre en place. Et il faut aussi quelque chose qui n’est pas très français, mais très allemand : expérimenter. Comme le virus évolue et la réaction de notre société aussi, cela implique d’expérimenter des choses, de s’adapter à la réalité de façon incrémentale et se repositionner. Si on ne fait pas de paris, au risque de se tromper, on n’a aucune chance de s’en sortir rapidement. L’expérimentation, c’est la condition de la vitesse. Je pense que le rôle du chef d’entreprise dans cette phase, c’est d’avoir des idées, d’écouter les collaborateurs, les clients et d’ajuster au fur et à mesure. Et de lancer des programmes de R&D sur des sujets que l’on pensait déjà importants avant la crise. Quand on a une baisse d’activité, c’est le moment de libérer de l’énergie, du temps, pour le réinvestir sur du moyen terme.

Aujourd’hui, il y a une forme de spleen parce que le besoin d’appartenance sur le plan social ne fonctionne pas. La réalité humaine, c’est qu’on a besoin de l’ensemble de la pyramide de Maslow. On ne peut pas être que dans la survie durablement.

 

Jean-Michel Renaudeau, Fondateur de Renaissance

Jean-Michel Renaudeau, Fondateur de Renaissance © Benjamin Lachenal

Ça veut dire investir ?

Oui, même si je trouve que l’on parle trop d’argent dans la crise actuelle. C’est bien qu’il y ait du cash dans un premier temps, pour que les entreprises passent le cap, pour leur permettre de survivre, mais pour revenir à la vie il faut investir dans des projets. Le cash actuellement « disponible » ne doit pas être utilisé pour du fonctionnement, mais pour demain. Et c’est là où je rejoins le commentaire d’un certain nombre, y compris de philosophes : faisons attention à ne pas surinvestir sur les générations de mon âge ou plus âgées. Soyons aussi vigilants à bien investir sur celles qui arrivent, afin que le futur soit incarné par ces générations-là. On voit bien que les boîtes les plus enviées, par les jeunes notamment, sont celles qui proposent un modèle qui soit moins « je vais au boulot ». On est plus dans le « je vais me réaliser au travail ». C’est très différent ! On peut aller jusqu’à se demander si le temps de travail va être vu de la même façon que jusqu’à présent. D’ailleurs, certaines personnes commencent à dire : « quand je suis en télétravail je travaille plus ». Mais pourquoi ? Je n’ai pas de réponse, c’est la société qui l’apportera, mais c’est une bonne question.

 

Justement, le télétravail, qui est l’un des marqueurs de la crise, pose question…

Ce que l’on appelle le télétravail, c’est le travail à distance qui existe depuis longtemps, chez les commerciaux par exemple. C’est juste une généralisation. Sauf qu’aujourd’hui, faire du télétravail, c’est une norme « adaptée à la crise ». À un moment donné, on est tout en bas de la pyramide de Maslow, pour protéger les collaborateurs on les a mis en télétravail, il n’y avait pas de discussion possible. Mais si vous montez un peu dans la pyramide de Maslow, le besoin d’appartenance lui aussi est fondamental. C’est vrai dans l’entreprise comme dans la société. Aujourd’hui, il y a une forme de spleen parce que le besoin d’appartenance sur le plan social ne fonctionne pas. La réalité humaine, c’est qu’on a besoin de l’ensemble de la pyramide de Maslow. On ne peut pas être que dans la survie durablement.

En revanche, demain, le fait de savoir gérer le temps du distanciel et celui du présentiel sera une arme d’innovation. Ce n’est pas qu’un outil pratique, c’est aussi un outil de performance ! Parce qu’à un moment donné, dans une ville qui grandit et qui se sature en besoin de déplacements, c’est quand même assez logique de mettre du sens. Si le lundi je peux rester chez moi pour faire mon travail à distance et ensuite venir sur le lieu de travail en étant plus contributif, la nature de mes réunions étant adaptée, etc., ça fait une vie plus riche sur le plan professionnel et plus équilibrée sur le plan personnel.

 

Depuis le début de la crise, on parle beaucoup de réindustrialisation. Est-elle réellement possible ?

Pour moi, la globalisation c’était une forme de mot d’ordre et plus personne n’a pensé pendant dix, vingt ans. Le schéma, c’était la Chine avec la baisse des coûts, la délocalisation, qui devait permettre une hausse des niveaux de vie. Cette hausse a bien eu lieu, mais jusqu’à l’extrême, jusqu’à inventer des produits financiers frauduleux (la crise de 2008), inventer des prétextes pour faire la guerre (les armes de destruction massive en Irak). On a commencé à jouer avec la vérité. D’où la crise de sens.

Aujourd’hui, on est sorti du schéma de la globalisation, le débat est plus ouvert. On est dans ce fameux monde que les anglo-saxons ont appelé VUCA (2), c’est-à-dire volatile, incertain, complexe et ambigu. On voit bien que le retour à l’avant est impossible parce que personne n’a envie d’avoir une baisse de niveau de vie. On est sur un seuil.

Ce que l’on constate aussi, c’est qu’à un moment donné, le pouvoir politique a énormément perdu de terrain face à l’économique. Sauf qu’on voit bien avec ces problèmes sanitaires qu’un certain nombre de chefs d’entreprise se sont ralliés sous la bannière de l’État. Je pense que, sur ces questions de réindustrialisation, le politique a un territoire à (ré)investir.

 

Si on veut vraiment se mettre en mouvement, la vraie vitalité est individuelle, pas collective. Jean-Michel RENAUDEAU

 En même temps, on sent aussi la volonté de plus en plus affirmée de certains chefs d’entreprise de s’investir politiquement…

Comme on est sur un seuil sans savoir ce que sera la société de demain, on est tous interpellés sur ce que l’on veut faire individuellement, de manière responsable. Il n’y a pas de prêt-à-penser ou de prêt-à-agir aujourd’hui ! Et autant je pense que sur la protection, le bon niveau est national ou européen, autant sur le plan de l’initiative, on revient au niveau individuel ou régional. Si on veut vraiment se mettre en mouvement, la vraie vitalité est individuelle, pas collective. L’État ne prendra pas l’initiative de définir le monde d’après, ce n’est pas son rôle. Son rôle, c’est de permettre le seuil. Ensuite, c’est à la vitalité de la nation, et donc aussi aux entrepreneurs, de se positionner. Le grand enseignement, vertueux, de cette crise globale c’est que, finalement, ce sont les personnes qui font la société et non l’inverse. Et ce sont les personnes qui soutiennent l’institution, non l’inverse. Nous tous, individuellement, avons pris des responsabilités et c’est encore vrai aujourd’hui. Et c’est pour ça que le monde a changé. Je pense qu’aujourd’hui il y a peut-être un peu moins de suiveurs.

 

Quel est, selon vous, le modèle de l’entreprise de demain ?

Selon moi, les dirigeants du futur doivent animer des entreprises sociétales. Pas parce que c’est à la mode, mais parce que ça va être un élément de performance ! Demain, le propre des entreprises sera de contribuer à la société. Aujourd’hui, on évalue une entreprise sur un certain nombre de critères, mais on peut mieux auditer sa résilience sociale, sa capacité de résistance face à une crise, la probité de ses dirigeants… On va aller sur la notion de prospérité : l’entreprise sera pérenne, gagnera de l’argent, mais en ayant en même temps la volonté de partage. L’entreprise prospère est le bon modèle. Mais il est exigeant parce qu’il impose que l’entreprise soit performante économiquement pour l’être socialement.

 

  1. Terme généralement utilisé dans le monde scientifique évoquant une forme de disponibilité intellectuelle qui permet de tirer des enseignements d’une trouvaille inopinée ou d’une erreur
  2. Acronyme composé des mots anglais « Volatility, Uncertainty, Complexity Ambiguity ».