Votre livre a les caractéristiques d’un récit initiatique. Le décririez-vous ainsi ?
Hubert de Boisredon : Pour une part, oui. La mutation a commencé par le choix de mes études. Ça a été mon premier pas de côté en décidant de placer mes aspirations propres au-dessus de ce qui était programmé comme étant le mieux pour m’assurer la plus grande réussite, le plus grand pouvoir. New York a été la deuxième ouverture, avec la rencontre de la pauvreté, des malades du Sida. J’ai découvert un monde totalement différent du mien et aussi de l’image que l’on pouvait avoir des États-Unis à l’époque… Ça a été le choc de la réalité versus le modèle libéral pur. Un modèle qui consiste à dire que le but de l’entreprise est de maximiser le profit de ses actionnaires. Et là, je n’appellerais pas ça un rite initiatique, mais une crise de sens.
Tout était programmé pour que je devienne le soldat d’un modèle visant à maximiser le profit sans me poser de questions, mais je ne pouvais pas m’en satisfaire. Après, le Chili, oui, ça a vraiment été une étape initiatique. Dans le sens où j’ai accepté en partant de tout lâcher. Je me suis laissé entraîner et j’ai fini par réaliser que là-bas, les entrepreneurs pour développer leur entreprise devaient faire appel à des usuriers, qu’il n’y avait aucune réponse bancaire. Dans ma tête de jeune de 22 ans, je me suis dit qu’il y avait un truc qui n’allait pas… Cela tenait évidemment de l’idéalisme, mais couplé d’une formation en gestion. Je voulais que l’entreprise serve à quelque chose !
Dans un récit initiatique, le héros traverse beaucoup d’épreuves. Ça a été votre cas aussi !
Hubert de Boisredon : J’ai découvert plein de choses de la vie… Quand je me suis retrouvé dans ce centre pour jeunes drogués au Chili, j’y suis allé avec toute ma vision morale, mon jugement. Et ça a été une claque pour moi : je me suis rendu compte que ces jeunes avaient une capacité d’accueil, de bienveillance et une liberté intérieure bien plus grande que la mienne ! J’ai pris conscience de ma propre pauvreté. Ça a été une expérience initiatique unique que je souhaite à tout le monde… Pour vivre cela, il a fallu que je sorte de mon monde, alors que j’étais relié à une certaine intelligentsia chilienne. Je me suis retrouvé écartelé entre ces deux mondes, me rendant finalement compte que ces gens, qui me ressemblaient du point de vue du milieu, étaient incapables de voir la réalité telle que je l’avais vue… Parce que j’étais sorti de ma zone de confort, j’ai pu m’ouvrir !
Le deuxième aspect ce sont les difficultés. Effectivement, il a fallu que je me confronte à la peur de me retrouver dans certaines situations dangereuses, comme lorsque j’étais dans le Bronx à New York. J’avais envie de me confronter à ce risque, c’était comme un défi ! Sur le plan personnel aussi, l’accident de celle qui allait devenir mon épouse et mon hépatite ont été de grosses épreuves. Elles m’ont fait toucher ma vulnérabilité au point, à un moment donné, que je n’avais vraiment plus rien. Et, en fait, ce point bas a permis ma reconstruction sur une base totalement différente, qui était : « Qu’est-ce que j’ai vraiment envie de faire de ma vie, de manière libre ? »
PARFOIS, J’AI L’IMPRESSION QU’ON EST SUR LE TITANIC ET QU’ON CHERCHE À REPEINDRE L’ESCALIER EN OR…
Vous avez ensuite renoué avec un parcours beaucoup plus classique…
Hubert de Boisredon : Travailler onze ans dans un grand groupe, c’est sûr que ça semblait beaucoup moins « excitant » que ce que j’avais vécu au Chili, mais je sentais que c’était nécessaire. J’avais conscience d’avoir certes vécu une expérience entrepreneuriale, mais pas vraiment appris un métier de base. Ce qui m’avait poussé à créer au Chili une banque de microcrédit avec mon camarade d’HEC, c’était de prendre conscience que 400 000 micro-entrepreneurs – soit la moitié de la population active chilienne –, n’avait pas accès au crédit bancaire et qu’il fallait montrer que c’était possible. Qui pouvait montrer cette voie si ce n’était des gens libres comme nous, qui n’avaient pas grand-chose à perdre ? C’était un défi entrepreneurial et managérial.
Mais une fois que ce projet a été mis sur pied, ce que je voyais, c’était que beaucoup de projets étaient créés par des étrangers. Et quand la personne disparaissait, le projet s’arrêtait. Je sentais que la vraie réussite serait que les équipes chiliennes s’approprient le projet et qu’on n’ait plus besoin de nous. Et même si ça s’est fait de manière douloureuse avec l’accident de Marianne et ma maladie, par l’épreuve, ils se sont pris en main et nous ont montré qu’il n’y avait plus de raison de croire qu’on était indispensables. À un moment, faire du bien à un projet, c’est savoir s’en retirer. Ça a été une vraie expérience de désappropriation pour moi. D’autant qu’en revenant en France en 1993, on était en pleine crise économique… Chez Rhône-Poulenc, j’ai dit oui sur le challenge. On dit souvent qu’il ne faut pas changer à la fois d’entreprise, de métier et de pays, moi j’ai tout fait à la fois. Et j’y ai appris la direction d’une vraie entreprise industrielle, le management international, etc. Et ça a aussi été une période initiatique.
Beaucoup des expériences dont vous témoignez sont des prises de risque, personnelles ou professionnelles. Quelles sont celles qui ont eu le plus d’impact ?
Hubert de Boisredon : La première, c’est la décision de créer la banque de microcrédit Contigo, sans argent, sans rien, dans un pays que je ne connaissais pas et pour une période indéterminée. Ça engageait beaucoup et je me sentais une responsabilité auprès de plein de gens.
La deuxième, je dirais que c’est d’accepter de rentrer chez Rhône-Poulenc en faisant confiance à mon intuition.
Après, la troisième, plus récente, c’est d’accepter le challenge d’Armor, dans un contexte social et actionnarial alors très compliqué. Heureusement que j’ai une certaine insouciance ! J’ai suivi mon intuition plus que je n’ai analysé toutes les raisons de ne pas y aller. Et, de fait, ce que j’ai su après, c’est que plusieurs candidats de grandes écoles avant moi avaient refusé le poste car ils l’avaient jugé trop risqué.
Et puis, plus récemment encore, c’est le risque de l’acquisition américaine. Ça faisait vingt ans qu’on savait que c’était ce qu’il fallait faire stratégiquement. Il y a eu d’ailleurs trois tentatives. Eux ont essayé une fois, nous deux et à chaque fois ça n’avait pas marché. À notre troisième tentative, il fallait vraiment le vouloir, avoir le courage !
Pourquoi ce mot « courage » ?
Hubert de Boisredon : Parce qu’avant cette acquisition Armor allait très bien, elle affichait une belle rentabilité et elle était stable. En plein confinement, décider d’acquérir notre concurrent américain, sachant que je n’ai même pas pu y aller, qu’on n’a pas pu échanger beaucoup d’informations sur l’état de leurs machines, leur portefeuille clients… C’est parti d’une conviction et à un moment, oui, il faut avoir le courage de se dire qu’on part en conquête. Ça impliquait aussi de demander à mes équipes de sortir de leur zone de confort pour s’ouvrir à un monde nouveau.
Il y a cette phrase que j’aime beaucoup et qui me travaille pas mal en ce moment, qui dit : « aujourd’hui est le premier jour du reste de ma vie ». À mon âge (57 ans), soit on considère que la vie est faite et on se maintient, soit on estime que chaque journée est une occasion extraordinaire de recréer sa vie. Alors, tout devient possible. Et ça, ça a un impact très fort en management.
Vous invitez les lecteurs à « suivre leur appel intérieur » : comment le décririez-vous ? Est-il à la portée de tous, en particulier des chefs d’entreprise non chrétiens ?
Hubert de Boisredon : Je le crois profondément. Quand j’ai écrit ce livre, ça a été un peu un combat intérieur de savoir si j’allais partager ma foi. Ma crainte, n’était pas tant de m’exposer, que d’exclure d’autres. En fait, ce que je crois, c’est que ce que j’appelle « l’Esprit », en lien avec ma foi chrétienne, est donné à tous, quel que soit le nom qu’on lui donne. On peut d’ailleurs aussi appeler ça la conscience… Suivre sa conscience, c’est prendre la direction qui nous attire vers le bien, le beau, le plus grand que soi. On peut aussi appeler ça suivre ses intuitions, ses aspirations profondes, plutôt que de suivre par exemple le clinquant ou le désir de gloire. La chance du croyant, c’est qu’il peut reconnaître cet appel intérieur plus facilement parce qu’il a cette référence à la Bible, mais la bonne nouvelle c’est que justement il n’est pas l’apanage de quelques-uns.
L’Esprit souffle, suis-le – Itinéraire d’un dirigeant engagé Par Hubert de Boisredon, aux éditions Mame
« À travers quelques expériences, à chaque fois faites de rencontres, j’aimerais vous partager ma passion pour le monde. Quand on croit qu’on a un rôle à y jouer, le monde devient notre allié pour réussir notre vie, à travers les joies mais aussi à travers les difficultés. Notamment aux plus jeunes, mais aussi aux moins jeunes, qu’ils dirigent ou travaillent en entreprise ou pas, je veux dire ma conviction qu’il est possible de faire de sa vie quelque chose d’extraordinaire quand on fait confiance à son guide intérieur, à son étoile, à ses talents et pour ceux qui peuvent le reconnaître et le nommer ainsi, à Dieu qui habite l’intime de notre être… »
Quels retours avez-vous eu par rapport à cet aspect de votre livre ?
Hubert de Boisredon : J’ai eu beaucoup de retours assez bouleversants de personnes non chrétiennes justement. C’est même peut-être ceux qui m’ont le plus touchés. Finalement, je constate que ça les aide à mettre un nom sur ce qu’ils vivent. Il y a des moments où l’on sent que l’on est poussé vers, attiré. Tout le sujet est : qu’est-ce qui nous attire ? Par exemple, quand un jeune me demande mon avis sur ce qu’il doit choisir pour son avenir professionnel, je lui réponds que la question à se poser c’est : « qu’est-ce qui me pousse ? Quel est mon moteur ? »
Vous écrivez : « Je peux dire aujourd’hui que je n’exerce plus ma responsabilité de dirigeant par goût du pouvoir, désir de gloire ou peur du vide ». Est-ce que ce sont, selon vous les motivations, de la plupart des chefs d’entreprise ?
Hubert de Boisredon : Je dis ça par rapport à qui j’étais avant. La pandémie m’a permis d’explorer mon rapport à la responsabilité. Mais je pense que c’est un questionnement que l’on doit avoir en tout cas. Car ce qui peut être rejeté de l’entreprise par des membres du personnel ou par des jeunes, c’est justement de voir qu’au lieu d’améliorer la société, l’entreprise peut juste être un moyen d’enrichissement, de satisfaire l’ego ou le goût de pouvoir de certains.
Vous avez le sentiment que c’est courant ?
Hubert de Boisredon : Dans ce que j’ai vécu, oui. Certains, en particulier dans des grands groupes, ont une soif de pouvoir telle qu’ils n’hésitent pas à écraser les autres par tous les moyens : le dénigrement, la dévalorisation, le recours à des OPA hostiles contre l’avis du management… C’est surtout le cas dans les entreprises où le jeu politique est extrêmement fort et où il n’y a pas d’affectio societatis. Alors qu’à l’inverse, dans les PME familiales notamment, on retrouve davantage cet attachement à l’entreprise, au savoir-faire, au territoire et à un dialogue social constructif.
Qu’est-ce qui vous guide, vous?
Hubert de Boisredon : Je veux contribuer par l’entreprise à un projet qui peut améliorer le monde, la société et l’environnement et le faire au maximum dans un contexte de management par la confiance. Mon fil rouge, c’est l’entreprise qui fait grandir. Je vois aujourd’hui beaucoup de produits ou de services, proposés par des start-up notamment, qui ne servent à rien. Parfois, j’ai l’impression qu’on est sur le Titanic et qu’on cherche à repeindre l’escalier en or… Et ma deuxième motivation, c’est d’essayer de faire en sorte qu’Armor soit un signe pour d’autres. C’est le sens aussi de mon engagement aux DRO et je me réjouis de voir que leur action commence à avoir un impact.
À MON ÂGE, SOIT ON CONSIDÈRE QUE LA VIE EST FAITE, SOIT ON ESTIME QUE CHAQUE JOURNÉE EST UNE OCCASION EXTRAORDINAIRE DE RECRÉER SA VIE. ALORS, TOUT DEVIENT POSSIBLE
Comment définiriez-vous un entrepreneur engagé ?
Hubert de Boisredon : Je dirais que c’est quelqu’un qui a un profond désir de mettre ses actions de dirigeant au service des autres et du monde, qui cherche à agir pour plus grand que soi et qui, intérieurement, est libre. J’ai été marqué par le livre Et la lumière fut 1 qui décrit l’engagement de héros à qui nous devons notre liberté d’aujourd’hui et qui étaient libres jusqu’à risquer leur vie. Ils sont pour moi ce que j’appelle des « bâtisseurs d’essentiel ». Je crois que les enjeux du monde aujourd’hui sont suffisamment importants pour s’engager, se donner, être prêt à prendre une partie de ses avantages pour construire un monde plus humain. Quitte à faire la révolution dans certains cas. Je crois en la révolution pacifique.
Que pensez-vous des sociétés à mission ? Armor pourrait-elle s’inscrire dans cette démarche ?
Hubert de Boisredon : Je suis pour dans le principe, mais je n’en fais pas un absolu. Comme pour la RSE, il ne faut pas que ça devienne un outil marketing. Mais c’est une étape positive, qui oblige à réfléchir sur sa raison d’être. C’est bien aussi quand la mission est suffisamment émergée.
Quelles sont pour vous les valeurs clés de l’entreprise de demain ?
Hubert de Boisredon : Je dirais la confiance, l’entrepreneuriat, l’audace, l’esprit d’équipe. La confiance, surtout, car c’est pour moi la valeur qui permet tout le reste.