Bernard Hinault, quelles sont les qualités nécessaires pour réussir une carrière sportive au plus haut niveau ?
Avant tout, il faut prendre plaisir et s’amuser. Ensuite, il faut avoir des aptitudes hors norme et les travailler régulièrement. Il faut avoir la culture de la gagne, avoir envie d’être le premier tout le temps, d’imposer sa loi aux autres. Après il y a des jours où l’on ne peut pas le faire parce qu’on n’est pas bien préparé physiquement. C’est pour cela qu’il faut avoir un mental solide. Si on a de bonnes aptitudes physiques sans être un combattant, on ne fera jamais carrière au plus haut niveau.
Peut-on être un grand champion cycliste sans une équipe à ses côtés ?
Contrairement aux idées reçues, le vélo n’est pas un sport individuel. On ne peut pas gagner sans son équipe. Cela peut arriver une fois, par effet de surprise. Mais à partir du moment où vous devenez un coureur d’élite connu, vous aurez besoin de vos coéquipiers pour continuer à gagner. Qui vous attend et vous ramène dans le peloton en cas de crevaison ? Qui vous protège du vent ? Qui vous ravitaille lorsque vous êtes maillot jaune et placé à l’avant du peloton sans pouvoir en bouger ? Ce sont toujours vos coéquipiers. Ils jouent un rôle essentiel dans vos victoires.
Comment avez-vous surmonté vos défaites ?
La première des choses, c’est d’analyser et de comprendre pourquoi on a perdu. Était-ce par manque d’entraînement ? La conséquence d’une erreur tactique ? Ou parce que son équipe n’était pas à la hauteur ce jour-là ? Il faut savoir corriger ces erreurs pour ne pas les faire deux fois.
Quels parallèles faites-vous entre la vie de sportif de haut niveau et celle de chef d’entreprise ?
Je pense qu’il y a pas mal de similitudes entre les deux. L’un comme l’autre prennent des risques, doivent réfléchir avant de se lancer, être les meilleurs pour mener leur équipe à la victoire. Le cycliste va scruter ses adversaires pour savoir ce dont ils sont capables avant de les contrer dans une attaque. Le chef d’entreprise, lui, va étudier les forces et les faiblesses de ses concurrents pour se démarquer.
En 1984, vous rencontrez Bernard Tapie qui crée et sponsorise votre nouvelle équipe La Vie Claire-Terraillon. En quoi l’homme d’affaires était-il, pour vous, un personnage inspirant ?
Déjà, parce que c’est le seul sponsor et dirigeant que j’ai vraiment côtoyé. En sept ans au sein d’une équipe Renault (1978-1984), je n’ai rencontré le grand patron qu’une seule fois. Tapie, lui, était présent sur les courses. Il m’a beaucoup inspiré, pendant ma carrière mais aussi après. C’était un businessman et il savait prendre des risques. Et quand on prend des risques, on gagne. J’avais de l’admiration pour lui.
Votre collaboration a été au-delà du domaine sportif puisque vous avez participé au développement d’un produit. Lequel ?
En 1984, Bernard Tapie avait racheté Look, une entreprise spécialisée dans les fixations de ski et voulait développer son activité avec un produit complémentaire. Son idée : concevoir des pédales automatiques qui soient une alternative aux cale-pieds traditionnels. À l’époque, les coureurs étaient liés aux pédales par une courroie de cuir à laquelle on ajoutait une sorte de rivet pour faire contrepoids, un peu comme les étriers pour les cavaliers. Cela pouvait représenter un danger en cas de chute. Je lui ai dit que je pouvais l’aider dans son projet et j’ai donc participé au développement du produit. J’ai rencontré les ingénieurs. Dans un premier temps, ils avaient imaginé deux blocs d’un kilo chacun, avec de la mécanique dans tous les sens. Alors que les vélos avaient tendance à s’alléger, c’était un contresens. Je leur ai suggéré de s’appuyer davantage sur les savoir-faire de Look et de s’inspirer des fixations de ski dotées d’une butée à l’avant et d’une talonnière à l’arrière. L’idée était de simplifier le chaussage et le déchaussage en créant une cale sous les chaussures du cycliste. Cette cale vient ensuite s’enclencher automatiquement sur la pédale, en toute sécurité, grâce à un système pivotant. La première saison, j’ai été le premier et le seul cycliste professionnel à la tester car les coureurs avaient peur d’avoir une tendinite. Aujourd’hui, Look en vend plusieurs millions d’exemplaires par an. Je n’ai jamais eu aucune action dans ce business. C’était juste un service rendu à Bernard Tapie.
Après votre carrière, comment avez-vous envisagé votre reconversion en 1987 ?
Le 11 novembre 1987, je fêtais la fin de ma carrière. Cela faisait six ans que je savais exactement quand j’arrêterais et un an que je savais ce que j’allais faire après. J’avais anticipé ma reconversion, donc ce changement de vie s’est fait assez naturellement, sans stress particulier. Huit jours après ma retraite officielle, j’étais déjà chez ASO2 en charge des relations publiques et du protocole, notamment sur le Tour de France. J’ai fait cette activité jusqu’en 2016. J’ai aussi eu un contrat de cinq ans avec Look pour faire la promotion des pédales automatiques et d’autres accessoires. Et, en parallèle, j’ai été éleveur bovin pendant 30 ans3.
Vous pensez donc qu’une reconversion professionnelle doit s’anticiper ?
Oui. Il faut l’envisager dès le début de sa carrière. Trop de sportifs repoussent cette question trop longtemps et c’est problématique. Ils doivent prendre leurs responsabilités et ne pas attendre que d’éventuelles opportunités se présentent pour penser à leur vie d’après.
1 « Le Blaireau », surnom que les coureurs se donnaient à l’époque. Un jour, deux d’entre eux ont attribué ce qualificatif à Bernard Hinault devant un journaliste. Repris dans un article, « le Blaireau » est devenu son surnom officiel.
2 Amaury sport organisation, organisateur d’événements sportifs comme le Tour de France.
3 Bernard Hinault a aussi une vie d’entrepreneur. En 2009, il crée la holding Forum des eaux – Bernard Hinault, une chaîne de centres de balnéothérapie, dont il est l’un des actionnaires et ambassadeur.