Couverture du journal du 26/04/2024 Le nouveau magazine

« On construit le premier Imoca bas carbone »


Pour bâtir son prochain Imoca , le skipper nantais Armel Tripon a fait le pari de développer une filière locale de recyclage de carbone déclassé de l’aviation tout en portant les couleurs d’une association, Les P’tits Doudous, plutôt que d’une entreprise. Une démarche innovante et vertueuse qui vise à décarboner la filière de la course au large.

Armel Tripon dans la coque de son Imoca bas carbone, en cours de construction à Malville. ©Jean-Louis Carli

Armel Tripon dans la coque de son Imoca bas carbone, en cours de construction à Malville. ©Jean-Louis Carli

En 2021 à l’arrivée du Vendée Globe, vous annonciez vouloir disputer le prochain Everest des mers à la barre d’un Imoca[1] né du réemploi de fibres de carbone déclassé. Où en est ce projet ?

Depuis fin août, on construit effectivement le premier Imoca bas carbone à Malville, dans un hangar créé et mis à notre disposition par Duqueine Atlantique. Cette entreprise spécialisée dans l’industrie aéronautique, sous-traitant d’Airbus, a accepté de devenir mécène et constructeur du projet.

La coque a bien avancé : les techniciens de Duqueine travaillent sur le drapage, opération qui consiste à empiler les plis (ou couches, NDLR) de carbone les unes sur les autres dans le moule du bateau. Ils ont également commencé à fabriquer les 21 cloisons, qui seront placées sur toute la largeur du navire, ainsi qu’à poser les lisses[2] pour solidifier sa structure longitudinale. Au total, la construction devrait durer entre neuf et dix mois.

« Les déchets des uns deviennent les pépites des autres. »

Quelles sont les caractéristiques du bateau que vous êtes en train de construire ?

Les déchets des uns deviennent les pépites des autres puisque ce bateau va être fabriqué à 70 % à partir de carbone déclassé de l’aviation. Il s’agit de matière encore noble, qui n’est plus valide pour faire des avions pour des raisons de sécurité mais qui conserve toutes ses caractéristiques mécaniques et techniques pour d’autres usages, notamment la construction de bateaux de course.

Nous en avons acheté près de trois tonnes à prix très intéressant au Technocentre Airbus de Bouguenais. C’est en récupérant cette matière et en la revalorisant qu’on va diminuer notre empreinte carbone. L’enjeu est clairement de décarboner la filière maritime et en particulier la course au large. Aujourd’hui, la construction d’un Imoca, c’est 600 tonnes de CO2 émises. Avec la création de cette filière de recyclage, on va passer à 300 tonnes. L’idée derrière, c’est de prouver que notre concept fonctionne et devenir les pionniers de cette approche. Pour que demain il n’y ait plus un seul Imoca qui soit fabriqué en carbone “re-use”, mais que d’autres puissent l’être.

 

Ce carbone déclassé a-t-il fait ses preuves ?

Bien sûr ! Avant de démarrer la construction de l’Imoca, nous avons effectué durant un an une série de tests en éprouvettes sur ce carbone déclassé. Cela nous a permis de confirmer que, pour peu qu’elle soit bien conservée (à -18° en chambre froide, NDLR), la matière garde ses propriétés. L’utilisation de carbone déclassé dans la course au large n’hypothèque donc en rien la vitesse, la fiabilité ou les performances du bateau.

 

Chantier de l'Imoca Les P'tits Doudous guidé par les architectes VPLP et son futur skipper Armel Tripon, dans les locaux de Duqueine Atlantique, photographié par Jean-Louis Carli.

Le Chantier de l’Imoca Les P’tits Doudous est guidé par les architectes VPLP dans les locaux de Duqueine Atlantique, à Malville. ©Jean-Louis Carli.

En parallèle, vous avez également créé une filière de recyclage du titane ?

Sur les bateaux de course, de nombreuses pièces d’accastillage sont en titane. Or on s’est aperçu que le titane médical, qui sert à fabriquer les prothèses, est le même que pour l’accastillage. Sachant qu’il n’existait aucune filière de recyclage de ce matériau, sauf dans l’aéronautique, on a contacté plusieurs fabricants de prothèses en titane, dont les déchets sont brûlés. Face à cette réalité, nous avons décidé de collecter ces déchets auprès des fabricants, mais aussi directement dans les hôpitaux, en s’appuyant sur les soignants des P’tits Doudous qui installent ou retirent ces prothèses et peuvent donc récupérer des pièces.

 

Selon vous, pour quelles raisons Duqueine Atlantique a rejoint l’aventure ?

L’entreprise avait la volonté de diversifier ses activités et domaines d’expertises. Le fait de participer à un projet de réemploi du carbone d’aviation leur a aussi parlé car c’était en accord avec leurs convictions. C’était un moyen de créer un projet différenciant en interne.

D’autre part, c’est une entreprise qui aime relever les défis. Elle l’a prouvé quand elle m’a construit en urgence un mât neuf pour remplacer celui de l’Ocean Fifty (un trimaran de 50 pieds, NDLR), après mon chavirage en avril 2022. Cette expérience m’a démontré leurs capacités à réagir vite, s’adapter et comprendre des problématiques différentes de celles sur lesquelles elle travaille au quotidien.

 

Pourquoi porter les couleurs de l’association Les P’tits Doudous [3] plutôt que celles d’une entreprise comme on le voit habituellement dans la course au large ?

Cela fait 20 ans que je pratique la course au large en défendant des couleurs d’entreprises et je trouvais que c’était une nouvelle étape, l’occasion de porter un message différent. C’est aussi un moyen de donner un nouveau sens à mon métier de compétiteur. J’ai décidé d’aller vers Les P’tits Doudous car c’est une association qui m’a touchée. Ses membres sont des soignants qui œuvrent au bloc opératoire pour améliorer le vécu des enfants hospitalisés et faire de leur parcours opératoire une véritable aventure plutôt qu’un traumatisme.

 

« Nous avons un véritable enjeu à embarquer de nouvelles entreprises dans l’aventure. »

 

Combien coûte un tel projet et comment est-il financé ? 

Cette aventure est rendue possible grâce à 25 entreprises mécènes (dont le groupe Charier, Moulin Roti, Niji, Bureaulogic, NP Industrie, Duqueine Atlantique…) qui ont rejoint le projet non pas pour de l’affichage classique de leur marque sur le bateau, mais pour le sens que ça apporte à leurs équipes en interne. Offrir de la visibilité à cette association est également pour ces entreprises un moyen de défendre une cause noble.

Côté financement, nous avons aujourd’hui la chance de pouvoir nous appuyer sur un trio de banques et nos mécènes. C’est ce qui nous a permis de lancer la construction du bateau. Néanmoins, le financement du projet, dont le coût total avoisine les 6 M€, n’est aujourd’hui bouclé qu’à 60 %. Nous avons donc un véritable enjeu à embarquer de nouvelles entreprises dans l’aventure. Il n’y a pas de ticket d’entrée pour nous rejoindre : certaines entreprises mettent 10 000 € quand d’autres nous financent à hauteur de 300 000 €…

 

Pose du premier pli de carbone dans le moule du futur Imoca Les Petits Doudous d'Armel Tripon, chez Duqueine Atlantique, photographié par Jean-Louis Carli.

Armel Tripon peut s’appuyer sur les équipes du Duqueine Atlantique pour la construction de son Imoca. ©Jean-Louis Carli

 

La qualification pour le Vendée Globe est-elle toujours d’actualité ?

Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans la liste des inscrits parce que le projet a démarré un peu trop tard et le calendrier a un peu glissé. On se console en se disant qu’on a la chance déjà d’avoir lancé la construction. Et s’il n’y pas de Vendée Globe en 2024 pour nous, il y aura à coup sûr d’autre courses ! Côté calendrier, ce premier Imoca bas carbone devrait faire ses premiers essais en mer en juillet 2024 et il sera présenté aux Nantais à l’automne.

 

[1] Bateau de course monocoque.

[2] Une lisse est un élément de structure longitudinale d’un bateau.

[3] “Les P’tits Doudous” est un réseau d’associations de professionnels de santé, créé en 2011 par Nolwenn Febvre à Rennes. Cette infirmière anesthésiste a eu l’idée d’offrir des doudous aux enfants opérés. Aujourd’hui, l’association compte plus de 120 antennes locales dont Nantes et réunit plus de 1 500 soignants engagés.