Les entreprises n’y couperont pas : elles vont devoir repenser leurs outils et usages numériques à l’aune des objectifs climatiques. Et elles ont de moins en moins d’excuses pour s’affranchir de la contrainte écologique : le verdissement du digital n’a jamais autant paru à portée de leur main. C’est avec cette conviction, aux allures d’appel à l’action, que s’est ouverte la deuxième Journée du numérique responsable, organisée le 28 mars par le réseau professionnel ADN Ouest à Nantes. Problème : si la prise en compte des impacts environnementaux, sociaux et éthiques du numérique devient plus accessible, encore faut-il que les entreprises soient prêtes à s’en donner la peine et les moyens.
Sur le papier, les dirigeants semblent en tout cas décidés à jouer le jeu. Interrogés du 18 janvier au 27 mars, 73 % des adhérents d’ADN Ouest déclarent s’être lancés dans une « démarche » de numérique responsable… C’est 20 points de plus qu’il y a deux ans ! La moitié des 108 répondants assure également y avoir consacré un budget et des ressources dédiés (+14 points). De là à penser que la lutte contre les effets pervers des technologies est engagée, il n’y a qu’un pas… que Sophie Provost se refuse à franchir : « Oui, la maturité sur ces questions progresse, mais il existe une très forte hétérogénéité dans les territoires et entre les acteurs », note la présidente de l’Institut du numérique responsable (INR).
Des avantages commerciaux et humains
Pour autant, certaines structures sautent le pas « sans le savoir », simplement parce qu’elles suivent « des logiques de bon sens » ou poursuivent leur intérêt économique. « Il n’existe pas forcément de modèle d’affaires autour de ce concept, reconnaît Xavier Maire, délégué régional de l’organisation professionnelle Numeum en Pays de la Loire. Mais les entreprises qui s’y mettent ne sont pas philanthropes non plus ! » Elles y trouvent leur compte ailleurs, d’abord côté RH selon le dirigeant de l’ESN1 nantaise Kanoma : « Sur un marché du travail en pénurie, le numérique responsable permet d’attirer et fidéliser des salariés, car cette politique donne du sens à ce qu’ils font. »
D’un point de vue commercial aussi, les clients n’y sont plus insensibles. Preuve en est : en 2023, les services numériques responsables, « plus petit segment du marché » (700 M€ de CA, NDLR) n’en étaient pas moins « le secteur plus dynamique » (+39 % sur un an), d’après le bilan national de Numeum. « Les appels d’offres intègrent de plus en plus d’exigences en matière de réduction de l’impact des projets informatiques », appuie Xavier Maire.
Un effet d’entraînement confirmé par Sophie Provost. Certains acheteurs publics ou privés inscrivent même le numérique responsable dans leurs commandes pour « interpeller les opérateurs et stimuler leur maturité ». « Le portage politique de ces sujets est un vrai accélérateur », insiste celle qui est aussi cheffe de projet numérique responsable pour l’agglomération de Rennes.
Une boîte à outils étoffée
Cette volonté politique cache toutefois une obligation légale : les communes de plus de 50 000 habitants doivent se doter d’une « stratégie numérique responsable » avant le 1er janvier 2025. Une exigence inscrite dans la loi dite Reen de septembre 2021. Ce texte, visant « à réduire l’empreinte environnementale du numérique », a confirmé une certaine prise de conscience nationale autour des impacts négatifs du digital sur l’environnement. Un tournant amorcé avec la loi « anti-gaspillage et économie circulaire » (Agec) de février 2020.
Depuis, de nombreux outils sont apparus pour accompagner les entreprises dans leur transition vers une offre plus sobre, efficiente et durable. À commencer par le Référentiel général d’écoconception de service numérique (RGESN). Composé de 79 critères, il est associé à un outil d’auto-évaluation, le NumEcoDiag. L’institut du numérique responsable propose également des cours en ligne, une charte, un label, etc. De son côté, Numeum anime le programme d’accompagnement Planet Tech’Care. En parallèle, l’Ademe (Agence de la transition écologique) poursuit son travail de normalisation de l’évaluation environnementale, à travers la publication de « règles de catégories de produits ».
À ce cadre réglementaire en construction s’ajoutent enfin des aides financières de l’Ademe et Bpifrance. Et même un appel à projets de 50 M€, ouvert jusqu’au 31 mai, dans le cadre du plan France 2030.
Un défi écologique vertigineux
La boîte à outils existe, mais est-elle suffisante pour connecter les entreprises au numérique responsable ? Le déclic doit de toutes façons venir de l’intérieur, prévient Xavier Maire, qui pose trois conditions au succès d’une telle démarche : « Elle doit être portée par le top management, avec un budget dédié ; concerner toutes les fonctions au sein de l’organisation, pas juste la partie tech ; et ne pas être abandonnée quand la conjoncture se tend ». Autant dire que « la sensibilisation reste un levier essentiel, insiste Sophie Provost : les acteurs doivent comprendre pourquoi on va dans cette direction. »
Pour les y aider, la présidente de l’INR plaide pour imaginer « des futurs souhaitables » et ainsi s’éviter l’avenir indésirable du réchauffement climatique. Nathalie Bellion, fondatrice du cabinet de conseil brestois SèveS, n’a pas manqué d’en livrer un aperçu vertigineux. Exemple : l’empreinte carbone du numérique pourrait tripler d’ici 2050, au point de dépasser l’aviation, selon une étude de l’Ademe et de l’Arcom2. Pis, « pour respecter l’accord de Paris sur le climat, les émissions du secteur doivent baisser de 45 % d’ici à 2030. En suivant la tendance actuelle, nous serons à + 45 %… ».
À ce diagnostic radical et vertigineux, ses interlocuteurs ont répondu par des solutions pragmatiques et mesurées. Un décalage évident, à la mesure du défi immense qui attend le numérique, censé faire plus pour la planète sans faire moins pour l’économie. La sobriété sans la décroissance pour des acteurs français appelés à la modération écologique face à l’accélération technologique des géants sino-américains. Vaste programme.