Couverture du journal du 04/02/2025 Le nouveau magazine

Marion Kohler, directrice générale des filières optiques et Sylvine Kohler, présidente du groupe Kohler : « Nous formons un duo complémentaire et complice »

Elles sont unies par les liens du sang et l’amour des belles lunettes, celles qui habillent le regard et rendent les gens beaux. Sylvine et Marion Kohler sont mère et fille. Opticiennes passionnées, elles dirigent ensemble le groupe vendéen Kohler, la première comme présidente, la seconde comme directrice générale des filières optiques. Basées à La Roche-sur-Yon, elles reviennent sur l’histoire de l’entreprise familiale fondée en 1987, historiquement franchisée Afflelou et qui, un jour de 2019, a décidé de créer sa propre marque, Kohler opticiens. Leur stratégie pour développer ces deux enseignes complémentaires se résume en trois mots : cohérence, agilité et transparence.

Sylvine et Marion Kohler. BENJAMIN LACHENAL - IJ

Sylvine Kohler, en 2023, vous avez été élue opticienne de l’année. Quel parcours vous a menée jusqu’à cette distinction ?

Sylvine Kohler : En 1985, après mon BTS d’opticien lunetier, je suis partie étudier aux États-Unis grâce à une bourse. À mon retour, j’ai effectué un remplacement dans un magasin à Cholet. C’est là que j’ai rencontré François, mon mari.  En 1987, nous avons ouvert notre première boutique à La Roche-sur-Yon pour Alain Afflelou. L’enseigne était en train de révolutionner le marché de l’optique et s’installait alors exclusivement dans les villes-préfectures, où il y avait un seuil minimum de population pour se développer et être rentable. La franchise n’était pas encore présente en Vendée, nous avons saisi cette chance. Notre affaire a tout de suite très bien fonctionné. Rapidement à l’étroit dans notre première boutique, nous avons cherché un bel emplacement stratégique. La place Napoléon, en plein cœur de ville, fut ce lieu idéal. Nous y sommes toujours aujourd’hui.

Nous avons poursuivi notre développement en ouvrant, en 1994, une deuxième boutique dans le centre des Sables-d’Olonne à proximité des halles centrales, toujours comme franchisé Afflelou. Encore un choix stratégique, car à l’époque, le quartier était très fréquenté. En 1996, nous avons ouvert notre troisième boutique à Challans, troisième ville du département, toujours en centre-ville.


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L’arrivée aux Flâneries en l’an 2000 a marqué un premier tournant pour le groupe Kohler. Dans quelle mesure ?

SK : En 1998, deux ans après l’ouverture du centre commercial des Flâneries, à La Roche-sur-Yon, la direction nous a appelés pour nous proposer de nous y installer. À l’époque, nous avons eu peur de l’échec et nous avons préféré prendre le temps de la réflexion. Nous en avons profité pour consolider le magasin historique en centre-ville.

En 2000, encouragés par la franchise, nous avons fini par accepter l’offre des Flâneries, tout en restant présents place Napoléon. Alain Afflelou avait compris que les centres commerciaux situés en périphérie pouvaient dynamiser son développement commercial. Et il avait raison : l’enseigne des Flâneries est vite devenue la boutique la plus importante de la région, tant en termes de chiffres d’affaires que de fréquentation.

En 2014, toujours avec le soutien de la franchise, nous avons ouvert une seconde boutique aux Sables, zone du Leclerc en face du centre commercial Ylium.

L’enseigne des Flâneries est vite devenue la boutique la plus importante de la région. Sylvine Kohler

En 2015, votre mari décède brutalement. Comment avez-vous poursuivi l’aventure sans lui et avec quelle stratégie ?

SK : Je me suis demandé si je devais continuer ou tout arrêter. Quand je suis finalement revenue à l’entreprise un mois plus tard, j’ai lu dans le regard de certains collaborateurs une angoisse forte concernant leur avenir. Je me suis sentie responsable. Il était hors de question de laisser tomber cette équipe de trente personnes. J’ai demandé à un ami coach, animateur à l’APM (Association progrès du management), de m’accompagner pour travailler mes compétences en management. Jusqu’ici, quand on me demandait ce que je faisais, je répondais « opticienne ». Grâce à lui, j’ai pris conscience que mon métier, c’était cheffe d’entreprise.

À partir de là, je suis passée à la vitesse supérieure. J’ai rassemblé mes chefs d’équipe pour dire mon envie d’avancer avec eux. J’avais besoin de déléguer pour prendre un peu de hauteur sur la gestion de l’entreprise. Je leur ai donc proposé d’évoluer vers des postes de manager. Ensemble, nous avons d’abord défini les valeurs de l’entreprise : confiance, loyauté, excellence et partage. Puis, nous avons élaboré une stratégie avec, comme ligne directrice, l’ambition de rendre nos collaborateurs et nos clients heureux. L’achat de lunettes, c’est souvent quelque chose de subi. Nous voulions dédramatiser ce moment. Cela fait vraiment partie de notre culture d’entreprise.

BENJAMIN LACHENAL – IJ

Nouveau cap en 2019 avec le lancement de votre propre marque, Kohler opticiens. Quel est le concept ?

SK : Ce sont des créations d’exception, singulières, plus rares et qui répondent à des critères autres que ceux de la mode seulement. Ce sont des objets plus intemporels. Il s’agit d’une fabrication haut de gamme, le plus souvent manuelle. Notre cible : les gens qui veulent se faire plaisir et qui acceptent les lunettes comme un « allié ». Les lunettes, ce sont la première chose que l’on met le matin, la dernière que l’on enlève le soir. C’est l’accessoire principal d’une silhouette, celui qui habille le regard, cache les défauts. Dans nos magasins, on essaie d’éduquer nos clients à avoir un autre regard sur les lunettes, pour qu’ils s’aiment et se trouvent beaux avec.

Marion Kohler : Les lunettes Kohler opticiens sont certes plus chères que celles vendues chez Afflelou, mais elles durent aussi plus longtemps. L’idée quand l’on vient chez Kohler opticiens, c’est d’y revenir pour se créer un dressing à lunettes. Plutôt que de les remplacer, on élargit son stock tout en continuant à porter ses autres montures.

L’idée, quand l’on vient chez Kohler opticiens, c’est d’y revenir pour se créer un dressing à lunettes. Marion Kohler

Pourquoi avoir créé Kohler opticiens ?

SK : Tout est parti des Sables-d’Olonne. Depuis 2014, la fréquentation du magasin du centre-ville avait beaucoup baissé au profit de celui situé en périphérie, au point que le chiffre d’affaires avait été divisé par trois. Les gens se plaignaient de ne plus pouvoir se stationner dans le quartier. En termes d’offres, nous n’étions pas non plus cohérents avec la cible de la franchise. Nous avions un large choix de lunettes de créateurs alors qu’Afflelou, par principe, ne les référence pas. En créant une marque indépendante, nous nous mettions tout simplement en cohérence vis-à-vis du franchiseur, des clients et des créateurs.

Comment a réagi Afflelou à cette annonce ?

SK : J’ai rencontré la franchise pour leur expliquer ce qui se passait aux Sables-d’Olonne. Plutôt que de fermer, je leur ai proposé d’extraire les lunettes créateurs des boutiques Afflelou dont j’étais franchisée, de les rassembler dans ce magasin des Sables, et de voir ensuite ce que cela donnerait. L’objectif n’était pas de créer une marque indépendante pour développer mon chiffre d’affaires mais tout simplement de redonner de l’attractivité à un magasin qui perdait de l’argent. Pour y arriver, il fallait se recentrer sur quelque chose de singulier comme les lunettes de créateurs. Le centre-ville ne pouvait fonctionner avec la même offre qu’en périphérie, surtout face à une concurrence croissante. Mes arguments ont fait mouche et j’ai eu l’autorisation de mener ce projet. Il a fallu trois ans pour redresser l’activité mais nous avons réussi à prouver que les deux enseignes n’étaient pas concurrentes mais complémentaires, Kohler opticiens s’adressant à une cible plus resserrée que celle d’Afflelou.

Comment avez-vous développé ces deux enseignes ?

SK : Notre stratégie a été de garder la franchise pour les zones commerciales périphériques et de créer le concept Kohler opticiens en centre-ville. Afflelou a ainsi quitté le cœur de Challans en 2020, « remplacé » par notre Kohler l’année suivante. Une troisième boutique indépendante a ensuite ouvert ses portes à La Roche-sur-Yon en 2022 et une quatrième à Saint-Gilles-Croix-de-Vie cet automne.

Le cas de La Roche-sur-Yon est un peu particulier. C’est le seul centre-ville où nous avons conservé un Afflelou. C’est ici que tout a commencé et nous y sommes particulièrement attachées. Nous avons mis beaucoup d’énergie à maintenir cette boutique en parallèle de celles des Flâneries. Et, pour l’anecdote, les deux enseignes sont voisines, place Napoléon.

À ce jour, le groupe se compose de huit sociétés, les deux enseignes étant à parts égales. L’objectif est désormais de consolider l’ensemble.

Marion, vous avez rejoint l’entreprise familiale il y a cinq ans. Comment s’est fait le rapprochement ?

MK : Adolescente, je ne voulais pas travailler dans le domaine de l’optique comme mes parents. Je me suis donc orientée vers des études de commerce et de logistique. Et puis, les circonstances familiales ont progressivement changé la donne et j’ai fini par arriver en 2019 en tant qu’attachée de direction. Je connaissais les collaborateurs et j’avais fait mes premières saisons dans l’entreprise familiale.

SK : En 2015, pour rassurer mes collaborateurs sur leur avenir, j’ai commencé à leur parler de Marion, en leur disant qu’elle nous rejoindrait peut-être un jour. C’était une conversation assez courante. Lorsque nous avons lancé Kohler opticiens aux Sables, j’ai proposé à ma fille de venir faire un essai et de voir si cela lui plaisait.

MK : Tu ne prenais pas un gros risque. Avec cinq magasins à l’époque, nous savions toi et moi qu’il y avait pas mal de choses à mettre en place au niveau logistique. Malgré tout, j’avais peur de ne pas être légitime vis-à-vis des collaborateurs. Sur les conseils de ma mère, j’ai donc rejoint le réseau Germe, le réseau de progrès des managers, dès mon arrivée. L’objectif était d’apprendre le métier de dirigeante et de gagner en légitimité. J’avais vingt-cinq ans, j’étais la plus jeune du groupe. Progressivement, j’ai compris que ma formation en écoles de commerce était cohérente avec ce que je faisais, que j’avais déjà une connaissance de l’optique. J’étais à ma place.

Comment vous êtes-vous réparti les rôles ?

MK : On a commencé par se poser pour apprendre à communiquer différemment. Ma mère devenait ma patronne, je devenais sa salariée. Il fallait définir un nouveau cadre pour bien faire la distinction entre le professionnel et le personnel et savoir se dire stop quand ça n’allait pas. Pendant six mois, nous avons pris nos marques.

Ma mère devenait ma patronne, je devenais sa salariée. Il fallait définir un nouveau cadre. Marion Kohler

SK : Nous formons un duo très complémentaire et très complice. Nous avons les mêmes envies, partageons la même vision des choses. Concernant notre répartition des rôles, je suis essentiellement dans un rôle de management. Je gère les collaborateurs. Je m’occupe de leur montée en compétences, de leur carrière, ainsi que tout ce qui est stratégie et communication.

MK : Moi, je suis plus dans l’opérationnel et j’adore ça. Je veille à la bonne gestion des différents stocks et des outils informatiques. Je suis en magasin deux fois par semaine, ce qui arrive aussi à ma mère, par nécessité mais surtout par plaisir.

KOHLER

Sylvine, vous dites devoir votre succès à votre équipe. Quelle est votre vision du management à toutes les deux ?

SK : Ma règle numéro un en management, c’est de faire grandir mes collaborateurs au sein de l’entreprise, de les emmener là où ils ont envie d’aller. Je suis à leur écoute et les associe toujours à nos réflexions. Je pense qu’il est important de donner du sens au cadre que l’on pose, à tout ce que l’on fait, pour avoir envie d’avancer ensemble. Et puis, stratégiquement parlant, je trouve cohérent de mettre les bonnes personnes aux bons endroits. C’est source de fidélité. J’essaie de transmettre cette passion à mes managers. Le management évolue au fil du temps et des générations. C’est une science vivante et c’est passionnant.

MK : On essaie d’être transparentes et agiles dans notre management. On sait rebondir, se remettre en question et vite quand la situation l’impose.

SK : Je compléterais en disant que c’est la confiance qui développe l’adhésion. C’est l’adhésion à notre stratégie qui donne de l’agilité et c’est l’agilité qui nous permet d’être performant. Chaque mois, nous faisons un point stratégique avec nos managers. Nous évoquons le chiffre d’affaires des magasins mais aussi les peurs et les envies. De leur côté, au sein de leur équipe respective, les managers font régulièrement des réunions rapides où chacun exprime ses besoins devant ses collègues. C’est un outil très efficace qui permet d’améliorer les systèmes de fonctionnement des magasins. Le tout nous est retranscrit. S’il y a besoin, une urgence, nous recevons les salariés concernés. S’il y a un point bloquant, une réunion plus longue est mise en place pour voir comment résoudre la problématique.

Vous embarquez aussi vos clients dans cette aventure collective en les associant à la communication de Kohler opticiens. Vous pouvez nous en dire plus ?

SK : En 2020, nous nous sommes demandé comment faire connaître Kohler opticiens. Et, un matin, nous avons eu une idée originale. Nous avons demandé à nos clients d’être les ambassadeurs de notre marque en posant sur des photos avec leurs lunettes. C’était quelque chose d’authentique et de cohérent. Cette campagne publicitaire, diffusée dans tous les abribus de la ville des Sables, a eu un succès fou. Du coup, nous avons réalisé un spot publicitaire diffusé sur les écrans du cinéma de la ville. Puis, l’année suivante, nous avons dupliqué l’expérience à Challans.

Quelle est votre stratégie RSE ?

SK : La RSE était le grand thème du groupe Kohler en 2023. Nous avons commencé par demander à nos collaborateurs de réaliser une œuvre d’art à partir de déchets récupérés en magasin pour leur faire prendre conscience de la problématique des déchets. Nous avons aussi visité Trivalis, le Syndicat mixte départemental de traitement des déchets, et mis en place un partenariat avec l’association Trait d’Union pour recycler tous nos papiers.

MK : Chez Kohler opticiens, la plupart de nos montures sont fabriquées en Europe. Mais nous sourçons aussi dans le reste du monde, au Japon principalement, pour la fabrication des lunettes en titane. À noter que les montures en « plastique » sont faites avec de l’acétate de cellulose, une matière composée de fibres de bois et de coton, c’est-à-dire des matériaux naturels. Et 98 % de nos verres sont fabriqués à Fougères, pas loin. Enfin, les emballages plastiques des lunettes sont réutilisés chez les coiffeurs pour la protection des branches de lunettes lors des couleurs. Les gabarits en plastique de présentation des lunettes, qui étaient jetés à la poubelle jusqu’en 2023, sont désormais envoyés et recyclés du côté de Limoges pour la fabrication de pare-chocs de voiture. En résumé, on a mis du sens dans tous nos gestes.

SK : Y compris chez Afflelou. Par exemple, on ne taille pratiquement plus nos verres dans nos ateliers mais nous déléguons cette action de télé-détourage à notre verrier. Le travail est plus précis. De plus, les poussières de verre sont particulièrement polluantes. En grande quantité, elles sont recyclées pour fabriquer des isolants.

Le groupe Kohler a-t-il vocation à rester un groupe familial ?

SK : Le drame que nous avons vécu en 2015 nous a poussés brutalement à parler de succession. Il y a trois ans, avec mes deux enfants, j’ai organisé la transmission capitalistique via un pacte Dutreil afin de protéger le patrimoine familial. Pour l’opérationnel, nous travaillons encore dessus. Pierre, le frère de Marion, n’a a priori pas vocation à évoluer dans l’optique. Soutenu par le groupe familial, il développe actuellement son propre projet, Le Huddl, un centre de sport et d’affaires qui mélange coworking, sport, entreprise et restauration, basé à La Roche-sur-Yon.

De mon côté, je continue à transmettre mon savoir-faire à Marion, directrice générale des filières optiques du groupe Kohler depuis début décembre. Cela me rassure qu’elle prenne la suite. L’objectif est de bien structurer l’entreprise pour qu’elle puisse être, un jour, la seule décisionnaire. Pas besoin de formaliser davantage cette transmission. Tout le monde le sait. C’est une transmission progressive et naturelle.

Le groupe Kohler en chiffres

Franchise Afflelou

31 salariés

4 boutiques : Les Sables-d’Olonne, La Roche-sur-Yon (2), Challans

6 M€ de chiffre d’affaires

Kohler

9 salariés

4 boutiques : Les Sables-d’Olonne, Challans, La Roche-sur-Yon et Saint-Gilles-Croix-de-Vie

1,8 M€ de CA

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