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Levée de fonds : survivre à l’effet « gagnant du Loto »

La levée de fonds est une étape marquante de la vie d’une start-up. Mais après l’euphorie, les dirigeants doivent garder la tête froide car une période essentielle s’ouvre alors, entre structuration, arrivée d’investisseurs et poursuite du business.

Alexandre Chopin, expert-comptable associé et responsable du pôle Innovation chez TGS France, à Nantes. © DR

Alexandre Chopin, expert-comptable associé et responsable du pôle Innovation chez TGS France, à Nantes. © DR

Comment les startuppeurs vivent-ils l’année qui suit une levée de fonds ? C’est pour tenter de répondre à cette question que le pôle innovation de TGS France, cabinet interdisciplinaire de services et conseils aux entreprises (audit, conseil, expertise-comptable, informatique, juridique, paie-RH) a commandé auprès de l’institut d’études et sondages d’opinion TMO, une étude nationale[1] qui revient sur cette période mal connue. « On s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de documentation sur la manière dont on lève des fonds, comment convaincre des investisseurs, comment on leur parle, comment on pitche, mais assez peu sur ce qui se passe après », rembobine Alexandre Chopin, expert-comptable associé et responsable du pôle innovation chez TGS, à Nantes. Il décrit un effet « gagnant du Loto » : « Une société qui avait peu ou pas de moyens, toujours un peu sur la corde, se retrouve d’un seul coup avec 500 k€, 1 M€, 2 M€ qui arrivent sur les comptes. » Une nouvelle situation qui ne doit pas faire oublier que lors de la période qui s’ouvre, « tout reste à faire », entre structuration de l’entreprise, entrée d’investisseurs au capital et poursuite de l’activité.

Phase d’apprentissage et principe de réalité

Selon les auteurs de l’étude, la période post-levée de fonds peut se découper en trois phases, s’apparentant à un « ascenseur émotionnel ». La « phase d’apprentissage » a lieu lors des trois premiers mois. « C’est la phase où l’on apprend à piloter avec du cash qu’on n’avait pas forcément avant et où on apprend le nouveau rôle de chef d’entreprise, éclaire Alexandre Chopin. C’est particulièrement vrai pour les premières levées. » Les start-up se structurent, embauchent… « C’est parfois aussi une phase où l’on oublie un peu le business », prévient Alexandre Chopin. Autre constat pour cette période : les entrepreneurs rapportent qu’ils ont l’impression de « tout mener de front » : « Comme ils sont encore dans la période euphorique, ils ne le vivent pas trop mal, mais c’est quand même une phase un peu stressante », explique Alexandre Chopin.

Au bout de six mois, place à ce que les auteurs de l’étude appellent le « principe de réalité ». « C’est là où on commence à se demander si on est dans le plan, si la promesse va être tenue, et donc à redescendre un peu sur Terre », détaille l’expert-comptable. Les premiers comités stratégiques se mettent en place, ainsi que les premiers reportings. Dans cette phase, les dirigeants regrettent la multiplication des processus et la perte d’agilité et d’autonomie. « Beaucoup témoignent du fait qu’ils passent leur temps à faire des reportings ! », confie Alexandre Chopin. La relation avec les investisseurs prend alors une place plus significative, avec une attention renforcée quant aux résultats. « C’est à ce moment que l’on se rend compte que l’on dévie un peu du plan et que l’on essaie de rectifier le tir. » Effectivement, l’étude montre que 40 % des levées se révèlent sous-dimensionnées et qu’un quart des dirigeants interrogés vivent au bout d’un an des difficultés de trésorerie.

 

L’étude commandée au cabinet d’études TMO par TGS France met en lumière l’« ascenseur émotionnel » vécu par les entrepreneurs après une levée de fonds. © TGS France - TMO

L’étude commandée au cabinet d’études TMO par TGS France met en lumière l’« ascenseur émotionnel » vécu par les entrepreneurs après une levée de fonds. © TGS France – TMO

Le temps du bilan

Au bout de 12 mois, c’est le « temps du bilan ». « Les difficultés de trésorerie deviennent vraiment significatives et on se projette sur l’après encore plus fortement, en se demandant si son business est au rendez-vous, si l’on se dirige vers une nouvelle levée de fonds ou s’il faut trouver une solution un peu plus dramatique… », analyse l’expert-comptable. Tout en sachant que convaincre à nouveau des investisseurs alors que la promesse n’est pas tenue n’est pas toujours simple. « Des business angels me disent qu’ils se sont rendus compte que lorsqu’on investit dans une société, il faut souvent être prêt à mettre une deuxième fois au pot, glisse Alexandre Chopin. Parce que comme les prévisionnels ne sont malheureusement pas toujours au rendez-vous, un “bridge“, c’est-à-dire une petite levée avec les investisseurs en place, est nécessaire pour tenir jusqu’à une levée plus significative. »

Mettre en place des indicateurs clés

Les auteurs de l’étude se sont aussi penchés sur la relation avec les investisseurs. « Nous avons été surpris que l’on soit aussi haut en termes de satisfaction de la relation, avec près de 90 %, même si au quotidien il peut exister des sujets de tension. On en tire comme conclusion qu’au bout d’un an, les dirigeants ont appris à piloter la relation avec l’investisseur et en sont plutôt satisfaits : “Finalement, je suis allé le voir pour le cash, il l’a apporté, et est-ce que ce n’est pas là le rôle principal de l’investisseur ?“ »

Enfin, l’étude fait ressortir quelques facteurs de réussite. « Nous conseillons notamment dès le début la mise en place de KPI, indicateurs clés, avec les investisseurs, comme le nombre de téléchargements de l’appli, la marge ou l’ouverture du nombre de points de vente… », préconise Alexandre Chopin. Il prône aussi la mise en place d’un board trimestriel, jugé moins lourd qu’un board mensuel. Néanmoins, dans l’intervalle, « il ne faut pas hésiter à créer des points de contact réguliers avec les investisseurs sur des sujets plus techniques, et aussi faire appel à des appuis opérationnels externalisés (RH, DAF…) », souligne-t-il.

L’expert-comptable conclut sur une note locale : « On a une vraie chance, sur le territoire, celle d’avoir beaucoup de profils d’investisseurs très impliqués : des fonds de petite et de grande taille, des réseaux de business angels comme Abab, l’initiative Premier étage lancée par Antoine Cheul, cofondateur de Shopopop… Et tous ces fonds ont un tas de compétences à apporter au dirigeant. Mais, si c’est le rôle des investisseurs d’apporter leur expérience, leur expertise, leur réseau et leurs conseils, c’est surtout le rôle du dirigeant d’aller les chercher et les solliciter. »

 

[1] Enquête post levée de fonds : de la lune de miel à la réalité. Une étude qualitative réalisée par entretien auprès de 20 dirigeants dont 10 ont levé plus de 10 M€ en octobre 2022, complétée par une étude quantitative réalisée via un emailing en février-mars 2023 auprès de 100 dirigeants ayant levé des fonds.