Comme le signe d’une renaissance dans l’un des berceaux du vélo français, le 26 mars dernier, Arcade Cycles inaugurait une usine flambant neuve de 15 000 m² à La Roche-sur-Yon. Un investissement de 17 M€ pour un site d’assemblage deux fois et demie plus grand que le précédent et une capacité de production portée à 120 000 bicyclettes par an (le double d’avant), avec possibilité de monter jusqu’à 180 000 à terme. De quoi « accompagner la croissance de notre entreprise sur les quinze prochaines années », se félicitait alors le directeur général Frédéric Lucas. Un gage de confiance dans l’avenir du deux-roues, qui vient aussi conforter la place des Pays de la Loire à l’avant du peloton : plus des deux tiers des vélos assemblés en France proviennent de la région.
Cette performance doit beaucoup à la présence historique d’un autre poids lourd du marché, le champion national de la catégorie : la Manufacture française du cycle (MFC). Établie à Machecoul depuis 1925 et sauvée par Intersport en 2013, MFC (213 M€ de CA 2023) sort de ses ateliers plus de 500 000 cycles par an. Avec Arcade, ces deux locomotives entraînent dans leur sillage tout un écosystème tourné vers la bicyclette. La région compte ainsi 67 établissements dans le secteur pour 1 618 salariés (hors sous-traitants), selon Solutions&Co, l’agence de développement économique des Pays de la Loire. Les producteurs de vélos sont particulièrement présents en Loire-Atlantique et Vendée, avec 15 entreprises recensées sur ce créneau et 492 salariés (soit 9 emplois régionaux sur 10 dans cette branche).
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Le problème des composants
Mais la petite reine n’est pas pour autant prophète en Pays de la Loire. Les importations (estimées à 160 M€ en 2023) y restent 3,2 fois plus élevées que les exportations. Un problème d’offre plus que de demande et un enjeu national autant que régional : en 2022, la France a produit moins d’un tiers des vélos vendus sur son sol (près de 854 400 unités fabriquées sur les 2,6 millions écoulées) d’après l’organisation professionnelle Union Sport & Cycle.
Cette omniprésence des produits étrangers ne se voit pas qu’en magasin. La dépendance saute aux yeux dans les usines, avec des composants « encore majoritairement importés d’Asie », relève Solutions&Co. « L’un des enjeux majeurs pour relancer l’industrie du cycle réside désormais dans la relocalisation de la production » de ces pièces, assure l’agence. Chez Arcade (39 M€ de CA 2023), on ne s’y est pas trompé. « Notre nouvelle usine est certes un symbole de réindustrialisation… Mais nous étions déjà français avant, souligne Frédéric Lucas. Je me satisferai le jour où l’on arrivera à rapatrier des activités actuellement réalisées à l’autre bout du monde. »
La clé de l’innovation
Relocaliser, une mission impossible ? Non, « un défi difficile », corrige Émilie Le Draoulec, déléguée générale de Cygo, l’Union des entreprises du cycle dans le grand Ouest (72 membres en Bretagne, Pays de la Loire et Centre-Val de Loire). « Pour y arriver, les entreprises françaises vont devoir innover, c’est-à-dire trouver des solutions pour réaliser autrement ce que les Asiatiques font déjà très bien », pose-t-elle.
Voilà qui tombe à pic : dans la région, on en connaît un rayon pour réinventer le vélo. Électriques, numériques, mécaniques… les projets ne manquent pas. Cygo a voulu en apporter la preuve en juillet dernier : l’association a présenté un prototype, le ByCygo, combinaison des savoir-faire de 27 de ses adhérents (dont 7 de Loire-Atlantique et Vendée). Las, même ce vélo-vitrine n’est pas à 100 % « made in France », reconnaît Émilie Le Draoulec. Mais la relocalisation est une course de longue haleine qui se gagnera étape par étape, veut-elle croire. « Le plus simple pour commencer ? Cibler des composants de valeur, car nous trouverons plus de marges de manœuvre sur les pièces qui coûtent le plus cher à produire. »
Le secret de la simplification
Jean-Marie Le Corre en est arrivé à la même conclusion. Avec ses deux associés, ils ont décidé de s’attaquer à la transmission des vélos. « On dépend à 95 % des Asiatiques sur cet équipement », souligne le directeur général d’Unicy.
« Obligée » d’innover pour exister, la start-up nantaise a mis au point une transmission par cardan, intégrant une technologie d’engrenage brevetée. Unicy cherche 500 000 € pour industrialiser son concept localement. Une volonté qu’il a fallu anticiper : « Nous avons pensé nos pièces pour qu’elles soient réalisables avec les savoir-faire industriels présents en France, relate Jean-Marie Le Corre. L’idée étant de diminuer la main-d’œuvre au maximum et de produire des éléments le plus standard possible. Mais c’est compliqué de faire un produit simple à fabriquer ! »
Qu’Unicy se rassure : la recette a déjà fait ses preuves chez un autre Nantais. Velco branche les vélos au numérique, à travers guidons et boîtiers connectés. Les premiers sont « made in Portugal », les seconds émanent de l’usine Seico de Malville. La différence ? « Nous avons travaillé la conception de nos boîtiers pour être efficients en termes de coût en France, avec un produit facilement assemblable », détaille le président Pierre Régnier. Velco (3,50 M€ de CA 2023) réalise aujourd’hui les deux tiers de son activité sur cet équipement.
La piste de l’écoconception
Cette quête d’innovation, certains la prennent par un autre bout. Vebo a ainsi choisi d’endosser le maillot vert de l’écoconception. Son système amovible d’électrification est essentiellement fabriqué à partir d’éléments reconditionnés, recyclés ou réemployés. Une « frugalité de moyens » qui impose une débauche d’énergie, reconnaît Grégory Delemazure, cofondateur de cette société mi-nantaise mi-nordiste : « Cette approche nous a demandé plus de temps de conception. Nous avons dû réaliser 12 prototypes et revoir nos processus de production. »
En dépit des contraintes, il en est convaincu : l’économie circulaire est une piste d’avenir pour refaire tourner la filière. « Oui, nous dépendons des composants asiatiques, reprend Grégory Delemazure, mais si on est malins, on les leur achète une fois et on les réutilise le plus possible pendant quarante ans ! » Un principe que Vebo applique déjà à ses batteries, reconditionnées par l’Angevin VoltR.
Le casse-tête de la compétitivité
Alors, l’innovation technique et écologique, formule magique pour remettre en piste le vélo français ? Stéphane Grégoire y a cru. Il en est revenu. « Attention à ne pas se tromper d’angle d’attaque », met en garde l’ancien patron de Reine Bike. Sa marque a déraillé fin 2023. Née quatre ans plus tôt, elle misait pourtant sur le deux-roues électrique et connecté, conçu à Nantes et assemblé en Vendée. La pandémie de Covid-19 lui a, bien sûr, mis des bâtons dans les roues. Mais le marché n’est de toute façon pas mature, selon lui. « Les Français se remettent à peine au vélo. La demande est donc orientée vers des produits fiables et basiques, à un prix acceptable. » Dans ces conditions, lui plaide pour « attirer sur le territoire des acteurs étrangers de renom, de manière à les rapprocher des usines d’assemblage et bureaux d’études français ».
« Il ne faut jamais abandonner, balaie le directeur général de la MFC… Mais si on veut faire des vélos accessibles à tous, on doit trouver l’équilibre. Et c’est plus compliqué en France », admet David Jamin. Relocaliser, oui, à tout prix, non merci, traduit son homologue d’Arcade Cycles : « Si en prenant tous les coûts associés (transport, stockage, défauts, etc.), l’écart de prix entre une pièce française et une étrangère dépasse toujours les 10 %, ça ne marchera pas », calcule Frédéric Lucas. Lui-même ne vise d’ailleurs pas le bleu-blanc-rouge intégral pour ses vélos, mais rêve plutôt d’arriver au « 90 % made in Europe ».
La force du collectif
Reste que les deux géants du cycle de la région ne renoncent pas à mettre les mains dans le cambouis, ni le pied à l’étrier des porteurs de projet. Arcade a ainsi commandé dix transmissions à Unicy, en vue de les tester sur ses cycles. Un rôle moteur pour la filière que Frédéric Lucas assume pleinement, en tant que « donneur d’ordres, doté d’une capacité d’investissement ». Mais l’effet d’entraînement joue aussi dans l’autre sens : le parisien Gaya a récemment relocalisé son assemblage en Vendée, en raison notamment de la proximité géographique entre son fournisseur Velco et l’usine Arcade. « On raisonne beaucoup en écosystème proche, confirme Pierre Régnier. On y gagne en vélocité de développement, de mise sur le marché et, finalement, en coût aussi. »
Une dynamique collective parachevée en juillet 2022, par la création de Cygo, avec l’appui du pôle de compétitivité ID4Mobility, consacré aux mobilités terrestres. Un soutien loin d’être anodin, car les acteurs du cycle le savent bien : pour franchir un cap, ils auront besoin de relais.
Déjà, certains sous-traitants industriels s’engouffrent sur la piste cyclable, aidés en cela par la course à l’innovation (comme Caliplast et ses guidons en composite) ou par l’apparition de niches (à l’image de Métal 44, devenu fabricant de cadres pour les cargos du Vendéen Nihola). Mais les regards se tournent surtout vers l’automobile. Jean-Marie Le Corre y a fait ses premières armes : « En organisation, compétences, process de production et automatisation de lignes, cette industrie peut nous apporter une vraie plus-value. » Gare quand même à la sortie de route, prévient Émilie Le Draoulec. « La pression sur les coûts est beaucoup plus forte quand vous produisez un vélo vendu 2 000 €, qu’une voiture à 20 000 €… »
Pierre Régnier peut en témoigner. Velco collabore avec une dizaine de motoristes électriques. Parmi eux, un seul compatriote : l’équipementier auto Valeo. D’autres commencent à arriver. Mais « comme on parle de vélo, ils pensent que ce marché sera beaucoup plus simple pour eux, tance le président de Velco. Résultat, certains n’ont jamais réussi à mettre au point leur projet, faute de budget ou de temps suffisants. »
La responsabilité de l’État
Pour aider le vélo, il y a l’auto, mais aussi l’État. Et lui aussi déçoit. Certes, le gouvernement a lancé, le 22 avril, un appel à projets doté de 55 M€ pour développer l’assemblage, la production de composants « à forte valeur ajoutée », l’écoconception et l’innovation. Sauf que les entreprises l’attendaient depuis un an. Et patientent désormais pour faire valider leur « contrat de filière », remis aux autorités en février.
Cette structuration de la chaîne vélo s’avère pourtant capitale, estime Pierre Régnier. Ne serait-ce que pour être enfin pris au sérieux : « Notre poids économique est beaucoup plus faible que l’automobile. Or, elle draine plus d’argent public que nous et mobilise des compétences proches des nôtres. Le développement de notre filière nous permettrait de rééquilibrer les choses. »
Dans sa roue, le dirigeant de la MFC embraye : « Notre industrie participe à la transition écologique, mais nous sommes parfois encore vus comme une industrie traditionnelle, regrette David Jamin. Nous ne demandons pas des milliards. Juste un peu de considération. » Et le plus vite sera le mieux.
L’euphorie post-Covid retombée, les ventes patinent en volume (-14 % sur un an en 2023, d’après l’Union Sport & Cycle), comme en valeur (-5,5 %). Au point que la Manufacture a dû réduire la voilure. Ses effectifs sont redescendus à 700 salariés, après être montés jusqu’à 1 000. « L’industrie est massivement surstockée et on fait face à une guerre des prix sur un marché hypermondialisé », s’inquiète David Jamin. « Rien n’est gagné », lâche-t-il. Parole de cycliste. Car c’est bien connu : en vélo, le plus dur n’est pas tant de se remettre en selle, que de remonter la pente.
La filière vélo en Pays de la Loire
67 établissements (hors sous-traitants), dont 66 % en Loire-Atlantique et Vendée (soit 44)
1 618 salariés, dont 74 % en Loire-Atlantique et Vendée (soit 1 190)
La production de vélos :
La Loire-Atlantique et la Vendée concentrent 63 % des producteurs de vélos basés en Pays de la Loire (15 sur 24) et 91 % des emplois régionaux de cette branche (492 sur 540)