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Amaury Perocheau, président d’Aigredoux : innovation, luxe et détermination

Autodidacte, Amaury Perocheau a créé Aigredoux en 2006 avec sa femme. Basée à Saint-Jean-de-Monts, la TPE vendéenne est spécialisée dans le linge de maison très haut de gamme et de luxe. Sa clientèle BtoB se compose principalement de décorateurs et d’architectes d’intérieur qui travaillent pour les plus grandes fortunes du monde. Pour se développer, l'entreprise se tourne vers l’international et mise sur la diversification et le partenariat avec des designers. Une stratégie qui résume bien l’état d’esprit de son président : oser l’aventure car « il y a toujours des solutions. »

Comment est né Aigredoux ?

C’est une histoire familiale. Mes beaux-parents tenaient l’entreprise de linge de maison BJC dans l’Aisne. Peu de temps après avoir rencontré Julie, ma femme, ils nous ont demandé si nous souhaitions reprendre leur activité, car ils envisageaient de partir en retraite. Nous étions jeunes et avions envie d’entreprendre ensemble. C’était pour nous une opportunité sans trop de risque : ça marche tant mieux, ça ne marche pas, on passe à autre chose. La décision a été rapide.

Nous avons donc créé Aigre-doux fin 2006 près de Saint-Jean-de-Monts (Vendée). J’y suis né et je voulais rester vivre ici. Avec une mise de départ de 30 000 €, nous avons acheté nos premières machines, notre stock de tissu et avons loué notre premier local. L’idée était d’abord d’être sous-traitant de BJC, le temps d’apprendre le métier.

Pourquoi, au début, Aigre-doux s’écrit-il avec un tiret ?

Pour figurer en première page des guides des salons professionnels. Et parce que la calligraphie du logo, écrit en fil de couture, était jolie. Rien de plus. En 2013, il y a eu un important rebranding, un travail de fond sur l’identité de marque avec l’aide d’une agence de communication. Il est ressorti, des premiers audits, que l’appellation Aigre-doux sonnait mal en anglais puisque « sour » (aigre) désigne également une personne acerbe. En supprimant le tiret, il n’y avait plus de traduction possible, ce qui était un plus pour se développer à l’international.

Comment vous êtes-vous formé à cet univers dont vous ignoriez tout ?

J’ai une formation en comptabilité et gestion financière. J’envisageais de devenir expert-comptable mais je me suis rendu compte assez vite que le travail de bureau n’était pas fait pour moi. À côté de mes études, j’étais barman et un an avant de passer mon diplôme, j’ai eu l’opportunité de prendre la gérance d’un bar à Saint-Gilles-Croix-de-Vie et je l’ai saisie. C’est là que j’ai rencontré ma femme.

Lors de la création d’Aigredoux, ma formation d’expert-comptable m’a aidé aussi bien dans la gestion de l’entreprise, que dans le choix des investissements ou encore pour bien anticiper le développement financier de la société.

Concernant la partie technique du métier, nous sommes partis dans l’atelier de BJC pour une formation express de quinze jours. Moi, je me suis concentré sur la coupe des tissus pendant que ma femme apprenait les bases de la couture. Le but : que nous puissions sortir seuls un produit simple, fini et de qualité. Avec cette base entre nos mains, nous sommes rentrés en Vendée et l’aventure Aigredoux a commencé.

Et comment se sont passés vos débuts ?

Nous avons continué à nous entraîner et bien sûr, il y a eu des échecs. Il nous a fallu deux ans pour être totalement à l’aise. Pour Julie, les premiers temps furent assez compliqués. La couture exige une certaine dextérité manuelle, et, à mon sens, il faut du temps pour l’acquérir. Aigredoux était « notre projet de vie », alors elle n’a rien lâché. Et puis, un jour, à force de répétitions, il y a eu un déclic et c’est devenu plus facile. Aujourd’hui, elle est responsable d’atelier.

Pour ma part, j’ai une forte capacité d’adaptation. Je pourrai faire tous les métiers. Je suis capable d’apprendre très rapidement et je le savais déjà il y a dix-huit ans. Aujourd’hui, par exemple, je répare nos machines simplement en regardant les manuels. Cela me prend du temps mais j’y arrive. Généralement, je ne me pose pas trop de questions. J’y vais et je vois comment ça se passe. Des problèmes, il y en a tout le temps et il y a toujours des solutions. Trouver des solutions, c’est ce que l’on attend d’un dirigeant, et j’aime ça ! C’est avec cet état d’esprit que j’ai abordé l’aventure Aigredoux.

Et ensuite, avez-vous développé votre propre gamme ?

Si la sous-traitance avec BJC représente 80 à 90 % de notre chiffre d’affaires, nous avons, dès le début, commencé à travailler notre propre gamme de produits avec des modèles très inspirés des collections et du design de BJC, moderne, géométrique et épuré, et utilisé une technique de broderie bien spécifique, le point Bourdon. Au fil du temps, c’est devenu notre identité. Nous nous sommes d’abord concentrés sur le linge de lit, un segment de marché où BJC était peu présent, l’entreprise était plus tournée vers le linge de table. Nous avons décroché notre premier client dès janvier 2007, un Allemand, lors de notre premier salon Maison et objet.

En 2009, avec ma femme, nous reprenons officiellement BJC, c’est-à-dire, le matériel et le personnel, et nous installons définitivement l’activité en Vendée. Quatre des six collaborateurs, dont mes beaux-parents, partent en retraite, une s’envole vers d’autres horizons et une couturière nous rejoint en Vendée.

À ce moment-là, la crise économique vous oblige à repositionner l’activité. Quel cap prenez-vous ?

En 2009, nous sommes positionnés haut de gamme. Notre clientèle BtoB est composée à 40 % de créateurs et à 60 % de petites boutiques qui vendent à des cadres parisiens aisés. La crise économique bouleverse cet équilibre. Pour autant, nous n’avons pas pris la crise de plein fouet car nous avons la chance de sentir le vent tourner. Nos clients boutiques, basés à Paris, Monaco et Antibes, nous alertent en effet sur la baisse des ventes de nos produits. Dans le même temps, ils observent une poussée du très haut de gamme dans leur chiffre d’affaires. Sans hésiter, nous décidons de monter d’un cran et de nous orienter vers le très haut de gamme et le luxe.

Quelle clientèle ciblez-vous à partir de cet instant ?

Notre clientèle BtoB reste sensiblement la même mais sa répartition évolue radicalement : 10 % de boutiques et 90 % de décorateurs et d’architectes d’intérieur. Ceux qui achètent nos produits, les clients de nos clients, sont désormais de grandes fortunes européennes et mondiales qui font appel à ces professionnels pour décorer leur villa, leur chalet ou leur yacht et les doter en linge de maison, de salle de bain, de table. Nous équipons ainsi une soixantaine de yachts par an et intervenons également sur des projets pour du locatif de luxe.

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En 2012, vous faites entrer un fonds d’investissement étranger à votre capital. Pour quelles raisons ?

L’activité se développe mas pas assez vite à mon sens pour grandir sereinement. J’avais misé sur un doublement de l’activité en trois ans. Or, elle a « seulement » progressé de 30 %. Économiquement, c’est rentable mais ce n’est pas sécurisant. Nous sommes quatre au sein de l’entreprise. Il arrive quoi que ce soit à l’un d’entre nous, nous perdons 25 % de notre capacité de production. À dix collaborateurs, ce ne serait pas le cas. Pour autant, je suis plutôt satisfait du chemin parcouru. Je sais que nous finirons par atteindre notre objectif. Il faut juste être un peu plus patient.

J’en suis là dans ma réflexion quand je suis contacté par des Anglais. Au début, leur demande ressemble à celle de nos clients décorateurs et je leur envoie un commercial. Au bout de six mois d’échanges avec des questions de plus en plus précises sur notre activité, je finis par les rencontrer à Londres. Là, je comprends qu’il s’agit d’un fonds d’investissement qui souhaite investir dans ma société. Son nom : Westrock. Je me dis qu’avec leur réseau – ils vivent dans un monde de gens très fortunés -, ils peuvent nous apporter du développement commercial, notamment à l’international. Donc j’accepte. Le pacte d’associés nous donne une nouvelle ambition : quadrupler le CA et les effectifs dans les six ans à venir. Aigredoux est valorisée à environ 450 000 €. Notre nouveau partenaire prévoit d’investir progressivement à hauteur de 300 000 € avec l’objectif devenir actionnaire in fine à près de 42 %.

Et aujourd’hui, quel bilan en dressez-vous ?

Ils sont toujours actionnaires mais seulement à hauteur de 15 %, et je reste libre de la gestion et de la stratégie. Leur engagement financier n’a pas été plus loin que le déblocage de la première tranche de 100 000 €. Ils avaient mal évalué le coût de leur ambition. Rien que la transformation de l’identité de la marque a coûté 60 000 € et nous n’avions pas encore touché au site internet. Ils avaient aussi imaginé faire entrer Aigredoux dans les grands magasins mais ça ne se fait pas comme ça ! Ce fut une déception de leur côté mais aussi du mien car ils ne m’ont pas apporté ce que j’attendais en termes de réseau. Avec le recul, je ne le referai pas. Ou alors j’imposerai davantage mes conditions. Là, j’ai suivi.

C’est pourtant sous leur impulsion qu’Aigredoux a opéré le virage du digital. Comment cela s’est-il passé ?

Je n’étais pas convaincu par cette stratégie mais c’était leur demande et je leur ai fait confiance. En 2015, nous avons lancé un site internet BtoC très novateur avec le premier configurateur de linge de lit en France. Le principe ? Le client choisit un modèle et un design de base, puis change ensuite les éléments de couleur et de matière pour avoir une parure complètement personnalisée. Pour ce configurateur, nous avons investi 50 000 € : c’est énorme pour une TPE.

J’avais un vrai souci éthique avec ce projet. Avec ce site e-commerce destiné aux particuliers, nous nous trouvions en concurrence avec nos propres clients BtoB, ceux-là mêmes qui nous faisaient vivre.

Par ailleurs, pour réussir à faire de la vente en ligne, il faut un bon référencement. Et pour améliorer sa visibilité sur les moteurs de recherche, il faut acheter des mots-clés. Or, notre petite entreprise se battait contre des gros mastodontes qui avaient les moyens de s’offrir ce trafic payant. La concurrence était trop rude. J’ai donc décidé d’arrêter le développement BtoC, de revenir à nos fondamentaux, à savoir une clientèle BtoB. Nous avons juste gardé un site vitrine.

Quid des réseaux sociaux ?

Nos comptes Facebook et Instagram existent toujours mais ne sont plus actifs. Nos clients ont des goûts bien affirmés et ne se laissent pas influencer par les réseaux sociaux. Pour la mise en avant de nos produits, nous privilégions la photographie. Tous les deux ans, nous investissons 60 000 € dans un catalogue papier. Ce support qualitatif renforce notre crédibilité et notre notoriété. Il nous permet de vendre à distance des produits de luxe, sans forcément rencontrer le client. Depuis 2022, nous travaillons avec une agence de communication spécialisée dans le textile basée à Tourcoing. Et les résultats sont là ! Avant, une grosse commande tournait en moyenne à 25 000 €. Aujourd’hui, on arrive à décrocher des commandes à 100 000 € sur un seul projet.

Quelle place occupe l’export dans votre activité ?

L’export fait partie de notre ADN puisque notre premier client en 2007 était une boutique allemande et, lors de son rachat, BJC réalisait 30 % de son CA à l’international. Aujourd’hui, l’export atteint 50 % de notre chiffre d’affaires, sans compter qu’une vente sur deux en France est réalisée pour le compte de clients étrangers. Nous sommes présents aux États-Unis et aux Émirats Arabes Unis mais j’ai arrêté de chercher à me développer sur le grand export, les États-Unis en l’occurrence, car c’est trop difficile pour une TPE. Nous avons recentré notre stratégie export sur l’Europe et notamment en Suisse (40 % du CA à l’export), Belgique, l’Espagne ou encore l’Allemagne que nous développons depuis un an.

Après la fièvre de la délocalisation des années 1990, le « made in France » est de nouveau tendance. Quel est votre regard sur le sujet ?

Que les fers de lance de l’industrie française fabriquent en France, cela a évidemment du sens en termes d’emploi. Après, je mettrai un bémol sur la délocalisation. En effet, si on se focalise sur la filière textile, force est de constater que la majeure partie de ces entreprises n’a jamais quitté la France. C’est juste qu’on ne les voyait pas, qu’on en parlait peu. C’est le cas par exemple d’une belle production de linge de lit comme celle des Vosges, davantage médiatisée aujourd’hui que par le passé.

Plus globalement, je pense qu’il faut être réaliste et pragmatique. À partir du moment où l’on a besoin de la main humaine, le coût du travail est forcément plus élevé en France. Fabriquer à l’étranger permet d’avoir un prix accessible pour les ménages les plus modestes. Et non, le « made in France » ne fait pas vendre davantage à l’étranger, car l’excellence de notre savoir-faire y est déjà fortement reconnue.

Quels sont les autres défis de la filière ?

L’évolution la plus importante est celle de la traçabilité. Le décret n° 2022-748 du 29 avril 2022 (loi antigaspillage pour une économie circulaire), impose aux fabricants et distributeurs textile d’indiquer l’origine géographique des trois principales étapes de confection : le tissage ou le tricotage, la teinture et l’impression, le lieu de fabrication. Le décret s’applique progressivement depuis le 1er janvier 2023 et concerne, à ce jour, les gros fabricants et importateurs qui réalisent un CA annuel supérieur à 20 M€ et vendent au moins 10 000 unités1.
Cette simple étiquette risque de devenir contraignante pour des marques dont le siège est en France mais qui fabriquent à l’étranger. En revanche, pour des entreprises comme nous, elle sera une force. Elle permettra de prouver à nos clients que nous confectionnons vraiment en France. Aujourd’hui, même si le savoir-faire d’Aigredoux est français, nous ne pouvons prétendre au label « Origine France Garantie » sur tous nos produits, tout simplement parce que nos tissus viennent majoritairement d’Italie. Pour cette raison, bien que nous ne soyons pas encore concernés par ce décret, nous allons certainement l’appliquer par anticipation.

L’autre grand défi, c’est celui de la formation et du recrutement. La pérennité de notre savoir-faire est en jeu. Qu’elle soit débutante ou confirmée, il faut compter six mois pour qu’une couturière soit 100 % opérationnelle. Depuis trois ans, le recrutement est particulièrement difficile en Vendée, car le département est en situation de plein-emploi. Qui plus est, dans le secteur de Saint-Jean-de-Monts, il y a une pénurie de logements qui n’arrange pas les choses. Pour faire face à ces difficultés de recrutement, nous avons notamment recours à l’apprentissage. Mais, ce qui fonctionne le mieux, c’est le bouche à oreille.

Dans ce contexte, quelle est votre stratégie pour développer l’entreprise ?

C’est d’abord de poursuivre la diversification de nos produits. Aujourd’hui, le linge de lit, activité historique, représente 70 % du CA, le linge de table, lancé en 2009, 10 %, et le linge de salle de bain, 20 %. Cette troisième activité, démarrée il y a trois ans, est en plein essor. Le linge de bain est aujourd’hui notre principal levier de croissance et sa complémentarité avec le linge de lit nous ouvre des portes chez des nouveaux clients. Nous comptons aussi cibler les spas et salles de massage sur ce segment.

Autre piste à l’étude : la location de linge pour les restaurateurs et les hôteliers. L’idée est de rendre le haut de gamme accessible à des professionnels indépendants et de répondre à une demande croissante du marché.

Dans les cartons également, il y a aussi l’envie de créer une nouvelle marque BtoC mais de façon différente du passé, hors e-commerce. Cette fois-ci, le projet se ferait via des partenariats avec de grands designers. Concrètement, la marque Aigredoux s’effacerait au profit du designer et deviendrait « Aigredoux by » suivie du nom du partenaire. Nous avons déjà  pris quelques contacts mais rien n’est encore acté.

Avec cette stratégie, l’objectif est d’atteindre 1,5 M€ de chiffres d’affaires – quasiment le double d’aujourd’hui – et dix salariés. Peu importe le temps que cela prendra, je serai satisfait.

En chiffres

  • CA 2023 : 800 000 € dont 50 % à l’export
  • 7 salariés dont le gérant
  • 3 agents commerciaux indépendants (France, Allemagne, Émirats arabes unis) et une agence indépendante en Pologne

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