Couverture du journal du 19/04/2024 Le nouveau magazine

François Delarozière, directeur artistique de la compagnie La Machine : le fabricant d’émotions

Cofondateur et dirigeant de La Machine, la compagnie de théâtre de rue dont il est aussi le directeur artistique, François Delarozière nous a ouvert les portes de ses ateliers à Nantes pour dévoiler un univers foisonnant et se raconter. Parenthèse enchantée avec un magicien au service de l’émotion.

François Delarozière, compagnie La Machine

François Delarozière, cofondateur et directeur artistique de la compagnie La Machine. ©Benjamin Lachenal

Lorsque l’on pénètre dans les ateliers des Machines de l’île à Nantes, ce qui saisit immédiatement le visiteur, c’est l’ambiance sonore qui y règne. Un bruit de chantier qui ramène au passé naval des lieux, les Nefs, auquel se mêle une musique des plus actuelles, au volume destiné à couvrir le travail des techniciens qui s’activent comme autant d’abeilles dans une ruche. Parfaitement à sa place dans cet univers qui est le sien, François Delarozière nous emmène dans son bureau, qui domine cet espace où règnent en maîtres le bois et l’acier et où naissent les créatures fantastiques de la compagnie La Machine.

De prime abord, les origines marseillaises de François Delarozière ne sautent ni aux yeux ni aux oreilles. Il n’a aucune des caractéristiques que l’on prête traditionnellement à l’homme du Sud. Il n’est pas extraverti, ne parle pas fort, n’a pas d’accent chantant. Outre le fait qu’il a quitté sa terre natale depuis plusieurs dizaines d’années, on comprend après avoir passé un peu de temps avec lui, que ce contrepied correspond bien à sa nature profonde. Car l’homme, justement, déteste les cloisons, les cases, les étiquettes. « Aujourd’hui, je ne saurais pas définir qui je suis et je m’en fiche un peu », dit-il d’ailleurs avec ce mélange de flegme et de gentillesse qui le caractérisent.

« On n’est jamais qu’une seule chose et c’est pour ça que je m’intéresse au mouvement », explique-t-il encore. De fait, au fil de la conversation, on apprend que la nature l’inspire tout autant que la ville, qu’il est autant artiste que technicien, mais aussi chef de projet, manager… Tout cela semblant cohabiter en lui dans la plus parfaite harmonie.

« On m’appelait le bulldozer »

Forcément, son enfance et son éducation ne sont pas étrangères à ce qu’il est. Il évoque ainsi une période « totalement heureuse » dans les quartiers nord de Marseille. « J’ai grandi dans les anciennes collines maraîchères, au milieu d’une nature assez sauvage », raconte-t-il. Issu d’une fratrie de quatre enfants, François Delarozière décrit des souvenirs de liberté, des odeurs de garrigue, la lumière particulière du midi, entouré de parents aimants. Un monde « où tout semblait possible » … Une période bénie qui l’a « attaché à la nature et au vivant », souligne-t-il. Et d’évoquer sa « filiation artistico-architecturale ». Son père, menuisier et constructeur, qui fabriquait des accessoires pour que ses enfants jouent aux cowboys, lui a donné « le goût de la matière et du matériau ». Sa mère, directrice de centre social, jouait aussi de sept instruments et peignait.

François Delarozière, compagnie La Machine

François Delarozière : « Pour moi, le patrimoine imaginaire est très important. Je trouve que l’on n’y met pas assez les moyens » © Benjamin Lachenal

Dans ce tableau, qui n’est pas sans évoquer l’univers cher à Marcel Pagnol, le jeune François s’épanouit. « J’avais un tempérament un peu brutal, bourru. On m’appelait le bulldozer. Mais en même temps, j’étais très docile, je ne faisais pas de vagues », se souvient celui qui passe déjà beaucoup de temps à dessiner.

À l’école, il suit la pédagogie Freinet [1]  « dans des préfabriqués amiantés », relève-t-il au passage. Ce qu’il en retient ? Les cours de poterie, de sculpture… et beaucoup de sport. « Ça n’a pas fait de moi un très bon élève, mais, malgré tout, j’ai réussi à aller jusqu’à un bac agricole », résume-t-il. Deux chemins s’ouvrent alors à lui : poursuivre dans cette voie ou aller aux Beaux-Arts à Marseille. La seconde option l’emporte.

C’est pendant les Beaux-Arts qu’il rencontre une compagnie de théâtre de rue qui le fait « basculer » : Royal de Luxe. On est alors en pleine explosion en France des arts de la rue. Ce qui lui plaît ? « L’enjeu d’intervenir dans un espace pratiqué par tous nous met au cœur de la société humaine et de ses règles. La rue est un lieu de frottement hyper vivant et, surtout, c’est un terrain de jeu dans la vraie vie. Ça crée des souvenirs incroyables », explique-t-il.

Il se met à passer ses week-ends avec la compagnie et, de fil en aiguille, se retrouve à travailler et participer à leurs spectacles. Alors qu’il avait arrêté de dessiner durant les Beaux-Arts, il s’y remet.

À 25 ans, il quitte Marseille pour Toulouse où il va s’établir pendant 13 ans. Il travaille alors beaucoup pour le théâtre de rue, construit des décors, fabrique des manèges et des machines. Jusqu’au moment où des chantiers plus gros arrivent, nécessitant « un outil administratif solide ». En 1999, il fonde alors la Compagnie La Machine avec sa belle-sœur de l’époque.

Une ferveur intacte

Se décrivant comme « chef d’orchestre, pour donner de la cohérence à ce que l’on fabrique », François Delarozière dessine la plupart des machines, vend les spectacles qu’il écrit et met en scène aussi, « mais dans le cadre d’une aventure très collective », insiste-t-il. « Ce que je dessine est un point de départ, un fil rouge qui sert d’inspiration et après chacun intervient avec sa sensibilité et son savoir-faire ». « La matière humaine » étant pour lui la base de tout, il veille à ce que le cadre de travail soit agréable et enrichissant pour tous. « L’art doit vivre de la jubilation de ceux qui font, sinon vous passez à côté du projet », estime-t-il, précisant que c’est pour cette raison que l’équipe, qui compte aujourd’hui 60 permanents et fait travailler 150 intermittents du spectacle, n’a pas vocation à grandir trop.

Atelier, La Machine, Nantes

L’atelier de construction de la compagnie La Machine sur l’île de Nantes. C’est ici que naissent les créatures fantastiques connues dans le monde entier © Benjamin Lachenal

Après 30 ans de métier et des œuvres connues dans le monde entier, François Delarozière n’a plus grand-chose à prouver. Pour autant, aucune trace d’ego démesuré chez lui ou de lassitude. Au contraire, d’un abord très simple, il parle de son métier avec une ferveur intacte. « J’ai le sentiment à chaque fois de créer quelque chose de nouveau. Je suis toujours excité par les projets et j’adore les rencontres », commente-t-il. Justement, le jour où il nous reçoit, l’équipe travaille sur un projet très attendu sur le territoire : La Gardienne des ténèbres, chimère de dix mètres de haut qui viendra accueillir en 2024 les festivaliers du Hellfest. « Dès qu’on s’est vus avec Ben (Barbaud, le fondateur du Hellfest, NDLR), on a eu envie de faire quelque chose ensemble. »

Il assure avoir vécu un moment fort à chaque naissance. Du premier manège « où on a fait toutes les erreurs possibles » à l’araignée géante « plutôt repoussante » fabriquée pour Liverpool et dont les Anglais s’étaient entichés, en passant par « la première sortie de l’éléphant, dans ce hangar qui venait d’être restauré, avec ce rideau qui s’ouvrait comme on lançait un bateau à l’époque, un souvenir absolument incroyable », raconte-t-il non sans émotion.

« J’ai toujours eu cette surprise de voir que l’objet réalisé dépassait l’idée », observe-t-il encore. Et d’évoquer l’année 1994, où l’équipe avait construit un géant pour Royal de Luxe. « Au moment de l’assemblage du pied au mollet, je m’aperçois qu’il culmine à 3,5 mètres de hauteur. C’était énorme ! Je me suis alors rendu compte que l’intuition que j’avais eu de faire un géant de 9,5 mètres était la bonne car, dès que l’on dépasse trois fois sa hauteur, on commence vraiment à avoir le vertige, que l’on soit au pied de la chose ou dessus. »

Un fou d’images

Attaché viscéralement à ses œuvres, qui impliquent autant de gestations, il a forcément très mal vécu l’abandon par la maire de Nantes du projet de l’Arbre aux hérons. Pour autant, il préfère regarder le verre à moitié plein, plaçant ses espoirs dans le soutien renouvelé des entreprises via la chambre de commerce et d’industrie, qui œuvre pour que le projet voie malgré tout le jour.

Compagnie La Machine, Nantes

La compagnie La Machine crée et restaure les oeuvres nées dans l’imagination fertile de François Delarozière.
©Benjamin Lachenal

Il dit créer pour les petits enfants. Et cherche à élever le regard des plus grands. « Quand un adulte, quel que soit son âge, sa culture, se retrouve face à une machine de 12 mètres qui avance vers lui, il se retrouve dans la position qu’il avait quand il avait trois ans. Pendant un moment, il oublie qu’il est adulte et redevient un peu enfant. C’est ça que l’on appelle l’émotion. » Et d’insister : « Pour moi, le patrimoine imaginaire est très important. Je trouve que l’on n’y met pas assez de moyens. Une ville ne doit pas vivre que par ses quais qui sont déplacés, ses tramways qui remplacent les métros… c’est aussi des histoires que l’on se raconte, un terrain de vie. Par exemple, pour les Nantais aujourd’hui, ces histoires de géants font partie du patrimoine imaginaire. »

Comment nourrit-il son processus créatif ? « Je suis un fou d’images », révèle-t-il, ajoutant : « Internet, c’est Babel pour moi ! On peut même voir la séquence ADN d’un hérisson aujourd’hui », s’enthousiasme-t-il. Même s’il demeure fidèle au crayon, il se décrit comme « un fan de toutes les nouvelles technologies… mais au service de l’art. » Si la nature reste son inspiration première, il s’appuie aussi énormément sur l’industrie. « On pique toutes les dernières trouvailles abouties à l’aéronautique, à l’armée, pour en faire des architectures en mouvement. Nos machines sont extrêmement modernes en termes de conception ! Là, par exemple, on commence à réfléchir à la pile à combustible, à l’hydrogène, parce qu’on pense que c’est l’avenir. » Loin d’être déconnecté du monde économique, il se voit comme un maillon de l’écosystème. « On est complètement dépendants des industriels, d’entreprises petites et grandes dans le monde entier, pour mener à bien les défis que sont nos machines. »

À l’aube de ses 60 ans, père de trois enfants, une fille de 33 ans et deux garçons de 12 et 14 ans, François Delarozière n’est pas près de ranger ses crayons. Si vieillir ne lui fait pas peur, il ressent en revanche une urgence : « Je vois le temps qui passe alors qu’il reste encore tellement de choses à faire… »

[1] Pédagogie alternative mise au point au début du XXe siècle, la méthode Freinet place les élèves comme acteurs de leurs apprentissages.

 

À brûle-pourpoint

Quel autre métier auriez-vous aimé exercer ?

Pilote de formule 1… Non, je plaisante ! Cuisinier ou agriculteur. Je mets toutes les cultures au même niveau et pour moi la cuisine est une culture puissante qui produit énormément d’émotions. J’aime beaucoup faire la cuisine… et la goûter aussi (rires). J’aurais aussi pu être dans l’agriculture, parce que c’est une science incroyable. Après, j’aurais aimé aussi être architecte, entrepreneur en bâtiment. En fait, vu que je ne choisis pas ce que je ferai demain, si demain ce que je fais aujourd’hui s’arrêtait, je ferais autre chose !

La ou les personnalité(s) que vous admirez ou qui vous inspirent ?

Dieu ! (rires) Dans la mesure où mon inspiration, c’est la nature. Je vais à la source. Mon grand artiste, c’est la nature. Après, il y en a que j’aime bien comme Eiffel, Gaudi. Je me sens aussi en analogie avec le travail de Léonard de Vinci. Plus récemment, je suis influencé par énormément d’artistes et de choses au quotidien, comme Theo Jansen [1]  ou Arthur Ganson [2] , mais je n’ai pas de références artistiques vraiment fortes. Mon moteur, c’est trouver ce qui va déclencher de l’émotion, de l’excitation chez moi.

Un film ou un livre qui vous a marqué ?

Je lis peu. En revanche, je vois beaucoup de films. Le dernier que je suis allé voir c’est Avatar. J’aime le monde inventé, la manière dont l’image numérique est poussée très loin dans le réalisme, le détail de Cameron et de son équipe sur le vivant.

Qu’est-ce qui vous fait vous lever le matin ?

Le petit-déjeuner que je vais prendre derrière ! (rires) J’entrevois ma journée comme un grand challenge. Si je me lève, c’est pour essayer de faire tout ce que j’ai à faire, mais je ne le fais pas dans la souffrance. Pour moi, c’est un peu jubilatoire de travailler, ce n’est pas une punition. Et je confonds un petit peu la vie et le travail, j’ai du mal à faire le distinguo.

Qu’est-ce qui vous tient le plus à cœur ?

J’hésite entre mes enfants et ma famille, et ma liberté. Professionnellement, c’est quand même ma liberté d’expression et d’agir. Si on cherche à contrôler ça, c’est niet tout de suite. J’aime qu’on me fasse confiance comme j’aime faire confiance aux autres.

Votre plus grande fierté ?

Peut-être mes enfants quand même ! Ça vous apporte tellement et ça vous demande tellement aussi… C’est la vie qui vous saute au visage ! Sur le plan professionnel, je n’ai pas de plus grande fierté ou de machine préférée comme on me le demande souvent. Chaque machine que l’on fabrique, qu’elle soit toute petite ou énorme, a son expression, sa force et sa faiblesse. C’est ce que représente l’objet, ce qu’il respire, qui est important. Ce sont des émotions différentes, mais avec autant de valeur.

[1] Artiste néerlandais appartenant au courant de l’art cinétique, qui se base sur l’art du mouvement.
[2] Sculpteur américain spécialisé dans l’art cinétique.

Les mots des autres

  • Alain Têtedoie, PDG de La Fraiseraie

« Un artiste entrepreneur »

« Avec François, on se connaît depuis plus de 15 ans. Je l’ai côtoyé au départ dans le cadre de mes fonctions de président du Crédit Mutuel, la banque étant partenaire des Machines de l’île depuis 2007.
C’est un artiste, dans le sens où il peut être dans son monde. Pour autant, il est accessible et nous emmène très vite dans son univers. Et c’est aussi un entrepreneur, un capitaine d’équipe, qui sait s’appuyer sur les compétences, la complémentarité. C’est un vrai manager. C’est aussi quelqu’un de persévérant, fondamentalement attaché aux valeurs de loyauté et d’engagement, avec une vraie dimension sociale. »

  • Jacques Fetis, fondateur et ancien dirigeant de Secodi

« Un homme de talent et de stabilité »

« J’ai connu François dans le cadre professionnel et notre relation s’est construite peu à peu, dans une estime respective.
C’est un garçon créatif, qui bouillonne d’idées et qui tire satisfaction à créer quelque chose qui fait vibrer les autres. Mais c’est aussi quelqu’un qui a une grande stabilité dans son travail. Sa base de réflexion est technique. L’aspect économique n’est pas ce qui l’intéresse le plus et il le délègue assez largement. Humainement, dans la mesure où c’est quelqu’un de défini dans ses propos, ses relations, il correspond aux valeurs qui sont les miennes : il est lisible, ce n’est pas un papillon. »

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