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ENTRETIEN – Jean-Pascal et Chloé Chupin, Florentaise: « Nous sommes les pionniers des terreaux bas carbone »

Basée à Saint-Mars-du-Désert, l’ETI familial Florentaise vend aujourd’hui près d’un sac de terreau sur cinq en France. Mais le leader du marché français ne compte pas s’arrêter là : il vient d’entrer en bourse avec des ambitions internationales, notamment en Chine et aux États-Unis. De quoi viser 120 M€ de chiffre d’affaires d’ici cinq ans. Le point avec Jean-Pascal Chupin, PDG, et sa fille Chloé, directrice générale déléguée.

Florentaise

Jean-Pascal et Chloé Chupin, PDG et directrice générale déléguée.

Pouvez-vous me présenter la société Florentaise ?

Chloé Chupin : Nous sommes leaders français des supports de culture hors-sol, c’est-à-dire les sacs de terreau, sur deux marchés. Celui du grand public, qui rassemble supermarchés et jardineries, et celui des professionnels, où l’on retrouve pépiniéristes, horticulteurs. Dans ce dernier, on retrouve également les collectivités et chantiers urbains, une activité qui prend de plus en plus d’ampleur pour Florentaise.

Aujourd’hui le marché grand public représente 60 % de nos ventes de terreaux, pour 40 % aux professionnels. En France, nous revendiquons 22 % de parts sur le marché grand public, et 12 % sur le marché professionnel.

Quand et comment l’entreprise a-t-elle vu le jour ?

Jean-Pascal Chupin : Florentaise est un groupe familial créé par mon père en 1973, sur les bords de la Loire, à Saint-Florent-le-Vieil. L’entreprise tire son nom des habitants de cette commune du Maine-et-Loire. L’entreprise extrayait du sable de Loire pour la construction et le maraîchage. Jean Chupin est décédé en 1981, à l’âge de 50 ans.

Quand je suis arrivé à la tête de l’entreprise fin 1983, j’avais 22 ans, j’étais encore étudiant et on a trouvé sur les bords de l’Erdre, à Saint-Mars-du-Désert, une tourbière sous laquelle il y avait un gisement de sable. Nous sommes ainsi devenus “tourbiers“ en 86, un peu par hasard. Mais il se trouve qu’on n’a jamais obtenu le droit d’exploiter le sable. On a alors vite compris que l’exploitation de la tourbe risquait d’être aussi compliquée… Et en effet, on n’a pas obtenu le renouvellement des autorisations des gisements de tourbe en 2008-2009.

Et vous Chloé, comment avez-vous rejoint l’entreprise familiale ?

CC : Issue d’une formation en alternance, j’ai effectué un BTS puis une licence en gestion d’entreprise au sein des différentes activités du groupe de Florentaise. Ça fait 12 ans que j’ai rejoint le groupe et un peu plus de quatre ans que je travaille sur l’activité des supports de culture, c’est-à-dire le terreau. En parallèle en 2019, j’ai obtenu un certificat dans la reprise d’entreprise familiale à Audencia. J’ai d’abord eu la charge de la RSE et maintenant je gère les activités France. Mon frère Antoine, également directeur général délégué, s’occupe quant à lui de l’international.

Quelle est aujourd’hui la marque de fabrique de Florentaise ?

CC : Notre cœur de métier, c’est le terreau bas carbone, c’est-à-dire sans tourbe. En effet, cette dernière, qui provient majoritairement de zones humides des pays baltes ou du Canada, génère un fort impact lors de son extraction et son transport.

Pour rappel, les tourbières sont des zones humides qui représentent 3 % de la surface du globe mais qui stockent à elles seules 33 % du CO2 terrestre et hébergent 50 % de la biodiversité planétaire. Près de la moitié d’entre elles sont aujourd’hui sévèrement abîmées car surexploitées. D’où l’intérêt de limiter leur exploitation et leur assèchement afin d’éliminer le carbone de l’atmosphère et freiner le réchauffement climatique.

Usine Saint-Mars Florentaise

© Florentaise

Quand avez-vous commencé à chercher des alternatives à la tourbe ?

JPC : Cette notion de monde non durable à cause des matières fossiles, j’en avais pleinement conscience dès mon plus jeune âge. C’est d’ailleurs ce qui m’a donné l’énergie pour essayer très tôt de trouver des matériaux de substitution à la tourbe. Dès les années 2000, nous avons développé un premier substitut à partir de fibres de bois, Hortifibre, qui permet de remplacer 50 % de la tourbe dans nos terreaux. Et un deuxième en 2015, Turbofibre, à partir de fibres d’écorces de bois, qui permet de remplacer l’intégralité de la tourbe. Ces deux substituts, qui ont fait l’objet de dépôts de brevets mondiaux, sont renouvelables car issus de déchets de bois et d’écorces non utilisés par les scieries et ont une empreinte carbone 20 à 50 fois plus faible que les tourbes.

Cette stratégie a-t-elle été payante ?

JPC : Incontestablement ! Aujourd’hui, nous sommes capables de faire des terreaux sans tourbe, avec les mêmes cahiers des charges que ceux avec tourbe, et ce pour le marché grand public comme le professionnel. C’est tout notre succès aujourd’hui d’ailleurs. On surperforme grâce à ces terreaux Écolabel (label européen permettant de certifier la non-présence de tourbe dans le terreau, NDLR). Et nous sommes convaincus que le terreau sans tourbe va devenir celui de demain à l’échelle planétaire.

Quels moyens consacrez-vous à l’innovation et la R&D ?

JPC : Ça représente 250 000 € par an de crédit d’impôt pour une masse salariale d’un peu plus de 750 000 €. Nous avons aujourd’hui 11 ingénieurs agronomes dédiés. Certains sont spécialisés dans les terreaux sans tourbe, d’autres dans la partie biostimulant. On travaille également sur un axe R&D très important, qui sera déployé fin 2023, le charbon vert. Il s’agit d’un bio charbon dont on maîtrise la fabrication et qui vient compléter notre gamme de matières premières pour terreaux sans tourbe. Concrètement, nous transformons des déchets végétaux en charbon pour ainsi récupérer 95 % du carbone des plantes. Demain, ce charbon nous permettra de proposer des terreaux dont les émissions carbone seront compensées par l’apport de ce charbon qui retournera au sol.

D’autre part, nous nous engageons également à réduire notre consommation de plastique. Actuellement, nos sacs de terreau sont fabriqués à partir de 60 % de plastique recyclé. Malheureusement, nos fournisseurs n’ont pas assez de plastique à recycler pour passer à 100 %. Nous avons donc décidé de développer un sac papier résistant à l’eau 100 % biodégradable, de le certifier, pour une arrivée en magasin dès 2025.

On a enfin un autre matériau qui est en cours de mise au point. Il s’agit de fibres de bois qui vont remplacer la laine de roche dans la culture hors-sol de tomates et de concombres. Le tout conditionné dans un sac en papier biodégradable. De quoi boucler la boucle des terreaux bas carbone !

Néanmoins, il est essentiel de chercher à innover en permanence. Car 40 % de ce que nous faisons aujourd’hui, on ne le faisait pas il y a cinq ans. Et 40 % de ce qu’on fera dans cinq ans, on ne le fait pas aujourd’hui ! L’essence même de notre de mission est d’aller chercher les nouveaux matériaux et produits qui constitueront les terreaux de demain. Et d’anticiper les nouvelles tendances, de manière à avoir toujours plusieurs coups d’avance sur le marché.

Comment sont fabriquées vos alternatives à la tourbe ?

JPC : Nous les obtenons grâce à des extrudeuses (des machines utilisées dans l’industrie pour transformer des matières premières en bulle par un procédé mécanique, NDLR). En réalité, nous avons détourné l’usage de machines dédiées à l’extrusion de fibres végétales pour caractériser le papier de billets de banque.

Ces extrudeuses sont fabriquées en France et nous en sommes le distributeur exclusif mondial pour l’usage horticole. Désormais, nous proposons ces équipements en location à d’autres fabricants de terreau, en Europe et aux États-Unis, contre un loyer mensuel et une redevance de savoir-faire pour chaque mètre cube d’Hortifibre ou de Turbofibre produit.

Ce système de location est-il devenu un modèle économique pour l’entreprise ?

JPC : L’histoire a commencé en 2005 avec un petit fabricant de terreaux anglais qui, en 17 ans de location d’extrudeuses, est devenu le leader du marché du terreau grand public du pays. Aujourd’hui, 50 % des volumes qu’il fabrique sont des fibres de bois. On a actuellement 13 extrudeuses en location chez lui et on imagine doubler ce parc à l’avenir. Ce modèle locatif, Florentaise le développe également aux Pays-Bas depuis 2019 et on a des projets quasiment signés aux États-Unis, en Espagne, Italie, Estonie et en Allemagne. C’est ainsi que la location de machines est devenue au fil des années notre deuxième modèle économique, le premier restant bien évidemment la production et la vente de terreaux en France et à l’international.

Notre dernier modèle est la vente de ces fibres de bois et d’écorces à des concurrents européens pour amorcer demain la location d’extrudeuses à plus grande échelle.

Comment Florentaise s’assure-t-elle que son activité soit le plus durable possible ?

CC : Nous réalisons notre bilan carbone depuis 2009 (scope 1, 2 et 3). C’est très important parce qu’on s’est rendu compte à cette époque que 42 % de nos émissions étaient liées au transport. Pour la France, on a donc déployé une stratégie qui consiste à augmenter le nombre de nos sites pour réduire le rayon de collecte de nos matières premières, et du même coup, le rayon de livraison de nos clients. Cela nous a permis de réduire de 32 % nos émissions de carbone depuis 2009. Et d’une manière plus large, quand on raisonne développement durable, on va vraiment vers le remplacement de tous les matériaux fossiles dont on peut se passer.

Florentaise exploite-t-elle encore de la tourbe aujourd’hui ?

CC : Nous exploitons encore une tourbière dans la Manche. C’est une toute petite activité dédiée aux champignonnistes qui s’arrêtera en 2026. À partir de cette date, nous stopperons définitivement la tourbe. À l’échelle de l’Europe, on sait qu’il n’y aura plus de tourbe en exploitation d’ici 2050. De plus, il y a une prise de conscience globale de l’importance de protéger les tourbières à l’échelle européenne. Par exemple, l’Irlande a appliqué dès 2019 l’interdiction de la commercialisation de la tourbe, l’Écosse a fermé ses tourbières il y a deux ans et l’Allemagne envisage d’en faire autant d’ici 2030.

Florentaise

© Florentaise

Comment se porte le marché du terreau en France et à l’international ?

JPC : On a vécu les années folles du Covid, où quasiment l’ensemble du marché mondial a pris 40 % en volume. Il y a donc toute une nouvelle génération de jardiniers qui est arrivée avec le confinement et la démocratisation du télétravail. Ça nous a permis de renouveler notre clientèle, qui est désormais plus jeune et plus écoresponsable.

Dans cette croissance mondiale, on se rend compte que les terreaux utilisables en agriculture biologique sont en train de devenir la référence standard. Ce qui signifie aussi que le grand public utilise de moins en moins d’engrais chimiques.

D’autres segments ont aussi progressé ces dernières années grâce à l’arrivée de ces nouveaux jardiniers, c’est le cas de nos clients horticulteurs et pépiniéristes, qui ont vu leurs ventes fortement augmenter. Comme les transports étaient compliqués durant le confinement, les distributeurs (jardinerie, magasins de bricolage, grandes surfaces…) ont acheté beaucoup plus localement. Le local est donc aussi une tendance en forte progression sur ce marché, ce qui va dans le sens de notre politique multisite.

Comment ce marché est-il amené à évoluer ?

CC : Le marché mondial du terreau représentait en 2017 près de 112 millions de mètres cubes. Un chiffre amené à être multiplié par plus de quatre (4,2) d’ici 2050. Pour la partie professionnelle, la culture hors-sol devrait encore progresser pour diminuer les intrants, tout comme la végétalisation des villes. Aujourd’hui, cette végétalisation est la seule arme qu’ont les collectivités pour réduire l’impression de chaleur au moment des canicules.

On sait donc que d’ici 2050 dans le monde, le marché du terreau sera plutôt porteur et en croissance, notamment grâce aux professionnels, où l’on compte gagner des parts de marché grâce à nos innovations bas carbone. Face à ces nouvelles tendances, on est relativement optimistes pour l’avenir car on a les solutions pour basculer dans l’univers du terreau sans tourbe.

Selon moi, le terreau de demain sera sans tourbe. Celle-ci sera remplacée par de la fibre de bois, d’écorces ou de coco. Il contiendra du charbon vert pour avoir un impact carbone neutralisé, mais aussi des engrais organiques et des biostimulants pour ne pas avoir recours aux produits chimiques. Il sera également conditionné dans un sac en papier biodégradable. Bref, il sera totalement durable et issu à 100 % de l’économie du recyclage.

Est-ce par rapport à ces perspectives prometteuses que vous avez fait le choix d’entrer en bourse ?

JPC : Nous avons avant tout fait ce choix pour financer notre croissance. On compte doubler notre chiffre d’affaires d’ici cinq ans avec l’émergence de nouvelles activités, notamment en Chine, où l’on a des taux de croissance de 85 % par an depuis trois ans. Nous avons l’ambition d’y créer cinq usines supplémentaires pour aller conquérir chaque région horticole du pays. Avec ces investissements, la Chine, qui représente aujourd’hui 11 % de notre chiffre d’affaires, devrait représenter le double d’ici 2027.

D’autre part, cette entrée en bourse va servir à déployer notre modèle locatif d’extrudeuses Bivis, qui représente 7 % de notre chiffre d’affaires aujourd’hui. On compte en commercialiser sept par an et passer d’un parc de 14 extrudeuses en 2023, à 38 d’ici à fin juin 2027. Ça représente un peu plus de 14 M€ d’investissements par an. En 2027, ce modèle locatif devrait ainsi représenter plus de 20 % de notre chiffre d’affaires.

De nombreux investissements sont également prévus en France pour augmenter notre parc de machines. Pour résumer, l’entrée en bourse nous aura permis de restructurer notre endettement et augmenter nos fonds propres pour louer plus d’extrudeuses et construire de nouvelles usines en Chine.

Comment s’articuleront les différentes activités de l’entreprise demain ?

JPC : C’est difficile à dire. En revanche, on sait qu’on est en train de conquérir beaucoup d’horticulteurs français avec nos terreaux sans tourbe. De ce fait, on assiste à une bascule et il se peut que demain le terreau horticole sans tourbe devienne notre première activité en France à horizon trois ou cinq ans.

D’autre part, l’activité espace urbain n’existait pas il y a dix ans. Aujourd’hui, c’est le segment le plus important de l’activité professionnelle en France… Il faudra donc continuer à faire preuve d’agilité pour répondre aux nouvelles attentes du marché.

Comment anticipez-vous le changement de réglementation et la fin de l’exploitation des tourbières ?

CC : Nous sommes fin prêts pour les marchés français et chinois. Nous sommes également en mesure de proposer nos équipements en location à tous les autres fabricants de terreaux en Europe et aux États-Unis, qui vont devoir se passer de la tourbe. Sur le marché américain, la moitié sud du pays est desservie par les tourbes canadiennes, impliquant d’importants coûts de transport. Pour nous, c’est une véritable opportunité, surtout que les États-Unis ont des forêts et des scieries, donc toutes les matières premières nécessaires pour remplacer la tourbe…

Sur le long terme, votre objectif est-il de devenir leader mondial du terreau sans tourbe ?

JPC : Pas véritablement. Aujourd’hui, nous sommes les pionniers des terreaux bas carbone. Demain, notre objectif est de devenir la référence sur ce marché. Leader mondial, c’est un peu prématuré. Nous pourrions monter des usines un peu partout dans le monde, mais nous faisons le choix de convertir les fabricants de terreau locaux de façon à avoir plus d’impact.

 

Florentaise en chiffres

  • 57,5 M€ de chiffre d’affaires en 2022
  • 245 collaborateurs dans le monde, dont 175 en France
  • 600 références de terreaux
  • 9 usines en France, 2 en Chine et 2 en Inde
  • 5 ouvertures d’usine prévues en Chine