Une femme dans le monde de la pêche, ce n’est pas si courant. Qu’est-ce qui vous a conduit dans cette filière ?
Je suis arrivée dans l’entreprise en 2007 pour seconder Antoine Martineau, mon mari, sur la partie commerciale après avoir arrêté de travailler deux ans pour fonder notre famille. Originaire des Essarts en Vendée, j’ai fait ma première partie de carrière à Paris, après un DESS de droit et de ressources humaines, dans le commercial et le marketing opérationnel. J’ai notamment géré des équipes, jusqu’à 80 personnes, dans des centres d’appels. Passionnée par le bien manger et la gastronomie, j’ai commencé à m’intéresser aux recettes de La Sablaise. De son côté, Antoine avait fait un cursus dans la photographie avant d’intégrer l’entreprise familiale dont il était le gérant. Il a eu envie de renouer avec la photographie et de créer une galerie d’art. C’est comme cela que nous avons échangé nos rôles. C’était un pari un peu fou, mais le produit me plaisait et je savais ce que c’était de gérer une grosse équipe. À l’époque, La Sablaise comptait 20 salariés.
Quel a été l’accueil des professionnels de la mer et des salariés ?
Je n’ai pas senti de défiance particulière. De fait, j’étais une novice pas très légitime dans ce milieu. Je ne connaissais pas l’agroalimentaire, la grande distribution, la transformation du poisson et les approvisionnements. Mon mari m’a donné les clés, même si dans la mise en pratique c’est plus compliqué. Appréhender des clients comme Leclerc ou Système U, cela ne s’improvise pas. Mais j’avais pour moi ma grande expérience dans le management, ainsi que cette envie et cette force pour accompagner les gens et l’entreprise. Il est vrai aussi que j’ai entendu des choses incroyables dans la bouche de certains pairs chefs d’entreprise. Certains me disaient que je n’avais pas le profil. Mais cela ne m’a pas touchée car je n’avais pas de doute.
Le fait d’être une femme a-t-il été un frein ou un atout ?
Je détonne un peu car je ne suis pas du tout dans le registre de la séduction. Je suis cash et j’ai un comportement assez masculin dans mon rapport aux autres. Élevée dans une fratrie de cinq enfants, mes parents n’ont jamais fait de différence entre les filles et les garçons. À 9 ans, je rêvais déjà d’être pilote de ligne. J’avais écrit au PDG d’Air France pour qu’il m’envoie des photos. J’ai aussi rêvé d’être coiffeuse… En fait, je ne me suis pas construite par rapport à mon genre, mais par rapport à mes aspirations et mes capacités. Et je ne suis pas féministe. J’adore les hommes auprès desquels j’ai vécu et sans lesquels je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui. Je suis aussi arrivée dans l’entreprise à un moment où les hommes commençaient à s’occuper de leurs enfants. Il y avait une plus grande acceptation sociale du partage des tâches, que ce soit dans la vie privée ou dans la vie professionnelle.
Quel genre de dirigeante êtes-vous ?
Je me suis entourée de gens compétents à la production, au commerce et à la qualité. Je leur confie les rênes pour gérer leur équipe et jamais je n’interviens dans leur décision. Et quand je me balade dans l’entreprise, je ne donne jamais de consigne à leur équipe. Il n’y a qu’un chef et c’est le chef d’équipe. Moi je suis là pour donner les grandes lignes, la stratégie et on partage notre vision de sa mise en œuvre. Je travaille notamment sur les sujets de fond à long terme : les circuits d’approvisionnement, les circuits de distribution, les investissements. Je les aide surtout dans le management. Car c’est le nerf de la guerre. Les gens sont rapidement compétents sur les aspects techniques. Le management nécessite une bonne capacité d’écoute et d’analyse. Il faut apprendre à com- prendre les gens. J’accepte les conflits et je suis là pour arbitrer. Mais je n’apporte pas de réponse toute faite. Je suis pour la responsabilisation et l’autonomie. Chacun doit prendre des décisions seul, se construire face une problématique : « Qu’est-ce que tu ferais ?» « Qu’est-ce que tu en penses ?» C’est par l’apprentissage que l’on fait progresser les compétences.
La vraie responsabilité du chef d’entreprise c’est de prendre soin du capital humain, même si ça ne fait pas une ligne dans le bilan
Quelles sont les valeurs que vous défendez ?
Je pense que l’entreprise est un lieu social au-delà d’être un lieu économique qui doit être rentable et générer de l’argent. C’est un lieu où l’on doit apprendre et développer la solidarité et le bien-être. La vraie responsabilité du chef d’entreprise c’est de prendre soin du capital humain, même si ça ne fait pas une ligne dans le bilan. Le patron doit être un exemple d’humanité. Un patron qui se plaint de ses équipes n’a que ce qu’il mérite. Absentéisme, manque de productivité ou mauvaise ambiance sont le signe qu’il n’a pas abordé les problèmes humains. À La Sablaise, j’essaie d’insuffler à tous que notre travail c’est d’aider les autres à travers l’entreprise. Les faire évoluer, les aider à prendre confiance en eux. Les plus vulnérables ne sont pas les plus faciles. J’ai accueilli des jeunes en perdition. Ils étaient en retard au boulot. Il a fallu les encadrer pour les amener à fonctionner avec les autres. Ne pas lâcher, jour après jour.
Il faut aussi être attentif aux signaux faibles. Je vois quand quelqu’un ne va pas bien. Parfois, une simple écoute suffit à désamorcer un problème.
Comment la crise sanitaire vous a-t-elle affectée ?
Économiquement, nous avons été peu touchés sauf lors des dix semaines de confinement. On a enchaîné deux belles années, avec des croissances à deux chiffres, fruit d’une politique d’investissement forte en 2018. Nous avons doublé la surface de l’atelier de production aux Sables d’Olonne avec une extension de 1 300 m2 moyennant un investissement de 2 M€ pour développer les produits frais : marinades d’anchois et de maquereaux, tartinables et sauces. Nous avons repris la conserverie de l’Île d’Yeu et ses dix salariés, spécialiste de la fumaison de poissons frais : thon, lieu et désormais saumon importé des îles Féroé. La conserverie ilslaise a été plus impactée que La Sablaise car il n’y avait plus de liaison inter-îles. Nous avons dû recourir au chômage partiel.
Socialement, en revanche, le Covid a généré des angoisses chez les salariés. Nous avons profité de ce temps pour les resouder. Je me suis rebellée contre les mesures sanitaires. Il n’y a rien de mieux pour isoler les gens. Or, l’entreprise est un lieu de brassage. On a continué à se voir. On a maintenu les pots de Noël par petits groupe pour maintenir le lien social. Les gens étaient mieux dans leur tête et moins malades.
L’agroalimentaire n’est pas réputé pour être un milieu social. Je suis ravie que la Sablaise le soit devenue.
Dix ans après votre prise de poste, quel bilan tirez-vous de cette expérience ?
L’agroalimentaire n’est pas réputé pour être un milieu social. Je suis ravie que La Sablaise le soit devenue. Cette expérience m’a révélée au plus profond ce que j’étais. Je suis plus épanouie dans ce modèle que comme salariée. Marie Bévillon est à l’image de ce à quoi elle aspirait enfant : libre, indépendante, avec du caractère et des ambitions. Je suis une challengeuse. Je suis heureuse de voir qu’on me reconnaît pour les projets que j’entreprends et que je ne lâche jamais avant qu’ils ne soient terminés. J’apporte une grande stabilité aux équipes qui savent que je ne change pas d’avis en cours de route. Ça les rassure. On me fait confiance. On n’a pas tout réussi, on a fait des erreurs dans nos choix mais rien de dommageable pour l’entreprise. On a appris ensemble, on a progressé. Personne n’a été ne sera sanctionné parce qu’il a fait des choix qui n’ont pas marché. Sinon, on bride toute forme de progression.
Visiblement, le modèle fonctionne. Vous êtes passés de 20 à 60 salariés en dix ans et de 2 à 8,5 M€ de chiffre d’affaires. Quelles sont vos réalisations les plus notables ?
Notre modèle est basé depuis longtemps sur la défense du local, que ce soit dans les approvisionnements, la main-d’œuvre, une pêche durable ou des recettes artisanales et sans additifs d’aucune sorte. Cette stratégie de produits sains nous a permis de lancer une gamme bio dès la fin des années 2000. Je passais pour une illuminée à l’époque. Le succès a été immédiat. Nous réalisons aujourd’hui 25 % du chiffre d’affaires en circuit bio. Autre succès : le lancement d’une gamme frais pour compléter les conserves de poissons et les rillettes. Les anchois et maquereaux marinés, soupes fraîches, tartinables et maintenant les sauces pour accompagner poissons et crustacés, représentent 50 % de notre activité.
Vous avez été élevée au grade de Chevalier de la Légion d’honneur l’an dernier. Qu’est-ce que ce titre vous a apporté ?
Même si cette décoration m’a été remise à titre individuel, je n’en tire aucune fierté personnelle. Remise par le ministère de l’Agriculture et de l’alimentation, elle récompense le travail accompli par toute l’équipe pour préserver des savoir-faire artisanaux et la pêche artisanale vendéenne. Elle a donné une belle crédibilité à l’entreprise et tous mes collaborateurs en ont été très fiers.
Quels sont vos projets ?
J’ai engagé un projet d’investissement d’1,5 M€ pour construire une conserverie neuve à l’Île d’Yeu. L’atelier de transformation sera porté de 400 à 800 m2 et de 14 à 25 salariés permanents. Je veux développer l’emploi sur l’île et le savoir-faire spécifique en fumaison de l’atelier. Nous attendons le feu vert pour le permis de construire et espérons pouvoir débuter l’activité en 2023. Aux Sables d’Olonne, on a intégré la nouvelle criée en louant une « case de marée » pour être au plus près de la ressource, des mareyeurs et des organisations de producteurs. Nous allons créer un pôle pour optimiser la logistique entre l’Île d’Yeu et les Sables et développer la distribution. À ce jour, nos produits sont distribués en grande surface (45 % du chiffre d’affaires), en réseaux bio (25 %) en vente directe et en sous-traitance (20 %) un peu à l’export (3 à 4 %). Nous les distribuons aussi via la vente en ligne et chez quelques détaillants et épiceries fines.
La Sablaise, 30 ans d’innovations dans les produits de la mer
Créée en 1990, la conserverie familiale a été fondée par Gilles Martineau. Patron de l’Aiglon, une crêperie familiale sur le remblai des Sables d’Olonne, il sert une soupe de poissons maison que tous les clients l’encouragent à commercialiser. Ses fils le rejoignent dans l’aventure et c’est ainsi que naît la SARL PSMA : Plats et Soupes Martineau Artisanales. La société s’installe au Château d’Olonne où elle développe une gamme de rillettes de poissons en complément des soupes de la mer. Puis la gamme s’étend pour perpétuer le savoir-faire unique d’un marin pêcheur : la marinade d’anchois. Elle sera déclinée sur d’autres poissons. Forte d’un approvisionnement en poisson frais issus d’une pêche locale et raisonnée, élaborant des recettes sans additif ni conservateurs, La Sablaise rencontre son marché.
En 2003, la société compte 12 salariés et étend son atelier de production.
En 2009, la conserverie lance sous l’impulsion de sa nouvelle dirigeante une gamme bio, bien avant l’engouement des consommateurs pour ce type de produits. À la grande distribution régionale s’ajoute le réseau des magasins bio.La Sablaise développe ses gammes frais qui portent aujourd’hui son développement. Et Marie Bévillon prend des risques.
En 2018, La Sablaise consolide son ancrage territorial autour des produits de la mer en s’associant à la Conserverie Hennequin sur l’Île d’Yeu, spécialisée dans la fumaison des poissons sauvages et entame de grands travaux pour s’agrandir encore aux Sables d’Olonne et ouvrir une boutique showroom. La Sablaise a fêté ses trente ans en 2020.