Couverture du journal du 19/03/2025 Le nouveau magazine

Jeunes dirigeants. Entre audace et innovation : CV d’une jeunesse qui réinvente l’entreprise

Ils ont moins de trente ans et prennent les rênes d’entreprises, défiant les idées reçues sur leur génération. Motivés par la quête de sens, l'innovation et des valeurs fortes, ces jeunes dirigeants réinventent les modèles économiques et managériaux. Entre audace et résilience, ils bousculent les codes traditionnels pour façonner un avenir à leur image, malgré les défis imposés par leur jeunesse et un contexte économique incertain.

Les trois jeunes dirigeants ont livré leur éclairage sur les rapports qu'entretient la jeunesse avec le travail, lors du festival Think Forward à Nantes. SARA BERNÈDE - IJ

« Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. C’était mieux avant… » Si la chanson de Bigflo & Oli fait plus largement écho au temps qui passe, les paroles méritent que l’on s’y attarde. Elles mettent en lumière un clivage générationnel continu qui ne date pas d’hier. Flemmarde, désenchantée, peu fidèle ? Dans le monde de l’entreprise, la jeunesse inquiète à en juger par les études qui fleurissent sur le sujet.


Lire aussi
L’édition 2024 des Vendée Talks se tourne vers le regard des jeunes


Gaël Sliman, président de l’entreprise de sondage Odoxa relève, lors de l’événement Think Foward qui avait lieu mardi 12 novembre à Nantes, que les plus sévères sur ces générations Y et Z seraient ceux qui managent¹. Pourtant, il en faut de l’acharnement pour monter un projet à la sortie des études. Car c’est aussi ce que montrent les sondages : une nouvelle vague d’entrepreneurs de moins de trente ans débarque. Elle a pour conséquence un rajeunissement de la chaîne entrepreneuriale. Selon « la grande enquête de l’Ifop 2023, Indice entrepreneurial français », qui porte sur 5 011 adultes, les moins de trente ans représentent 58 % de celle-ci. Ceux qui rêvent de plus de flexibilité et d’empowerment (forme d’émancipation en vue de gagner du pouvoir décisionnel) quittent le classique et prisé CDI pour s’offrir ce que l’entreprise ne leur a pas donné. Liberté, indépendance, autonomie sont le fer de lance de ces adultes.

Un modèle économique à repenser

« On a encore un paquet d’années à vivre et je veux avoir un impact sur mon environnement », résume Kévin Gougeon, cofondateur en 2017 de la marque nantaise de baskets N’go Shoes. Alors qu’il est âgé de vingt-cinq ans au début du projet, cette quête de sens sera la plus forte. Il dira adieu à la vie plus facile que lui promettait son poste de comptable. Habitués des scandales environnementaux et de l’exploitation humaine souvent associée, les jeunes entrepreneurs cherchent à faire mieux que leurs aînés en travaillant sur la traçabilité RSE du produit, de la logistique et du management. Quitte à avouer leurs faiblesses en jouant la transparence. « On sait que le milieu de la tech a un impact négatif sur l’environnement, alors pour nous ça va de soi que l’on se tourne vers des plateformes qui travaillent à l’énergie verte », explique Enzo Rosnarho, vingt-six ans, entre autres CEO des agences digitales WeBurst.

Kévin Gougeon, cofondateur de la marque nantaise de baskets N’go Shoes. N’GO SHOES

La RSE, il la dépeint aussi comme un véritable processus de management : « Cela doit aller beaucoup plus loin (qu’un message, NDLR) : chacun doit avoir son propre projet individuel au sein de l’entreprise afin d’être engagé. Je ne veux pas d’exécutant. C’est pareil avec les clients : il faut savoir les impliquer. » Un modèle basé sur une gestion des tâches « en mode projet » que Lucie Maxant, gérante vendéenne de l’entreprise Procal, a initié à la suite d’une transmission familiale accélérée, à moins de vingt-quatre ans. « Le Covid m’a permis de remettre à plat l’organisation. On travaillait à l’ancienne, en silo, avec des responsables de site tout puissants. Aujourd’hui, les missions sont dispatchées via des opérateurs de production. » En vue d’une augmentation de la production, la cheffe d’entreprise reconnaît atteindre en 2025 les limites de ce modèle. Elle ne regrette néanmoins pas ce changement qui lui a permis de faire monter en compétence les trente-cinq collaborateurs de l’usine de calage en carton.

Des jeunes qui dirigent d’autres jeunes

Quand « huit managers sur dix estiment que les jeunes générations sont plus difficiles à manager que les générations précédentes », qu’en est-il lorsqu’un jeune dirige ? Optimiser les heures pour gagner en « temps de qualité ». Entre bonne ambiance et rencontres interentreprises, ces dirigeants prônent un meilleur équilibre entre travail et vie personnelle. L’enfance marquée par un père absent influe sur le type de chef que deviendra Lucie Maxant. « À l’époque de mon père, c’était à celui qui se montrait le premier à l’usine. Et pourtant le midi, mon père prenait des pauses déjeuner de deux heures. Je ne veux pas reproduire ce qui a été fait pour moi enfant », confie celle qui est maman depuis deux ans.

Parler à un jeune quand on l’est soi-même facilite-t-il le dialogue ? Pas toujours. Le contact rendu aisé par une culture générationnelle commune peut avoir un effet pervers : le copinage. « Il est vrai que l’on se comprend mieux », valide Kévin Gougeon, même si cela dépend avant tout d’une personnalité. « Mais il faut très vite accepter sa position de dirigeant » pour éviter l’affect et faire des erreurs. « Les salariés nous reprocheront davantage un manque d’action qu’oser leur dire non. La distance n’est pas forcément négative », glisse le jeune chef d’entreprise à propos de ses difficultés managériales.

L’innovation en guide ultime

Bien faire. De prime abord, les attentes des jeunes chefs d’entreprise s’avèrent finalement assez proches de celles de leurs aînés. « C’est le chemin emprunté qui est différent », note Enzo Rosnarho. Un chemin qui diverge aussi au sein d’une même génération, mais issue d’une classe sociale différente. Patrice Tahé, à la tête de l’antenne nantaise Les Déterminés, en fait le constat : « Les futurs chefs d’entreprise d’un quartier défavorisé recherchent au tout départ à gagner de l’argent pour s’en sortir et aider leurs proches en les salariant ». Un objectif pécuniaire dont ne se cache pas Moussa Camara, fondateur de l’association née à Cergy qui accompagne ces adultes à s’émanciper en innovant : « L’entrepreneuriat a été pour moi le moyen de mettre un pied à l’étrier pour sortir des violences. »

Enzo Rosnarho, Césario Pageot et François-Thibaud Civel, les cofondateurs de l’agence nantaise et bordelaise WeBurst. WEBURST

Le recul permis par l’étude Indice entrepreneurial français démontre un phénomène de rattrapage entrepreneurial entre ces classes sociales depuis 2018. Malgré une stagnation des chiffres durant la période pandémique liée à la Covid-19. Aussi, tous les acteurs s’alignent sur un point : l’innovation. Pas seulement pour devenir un expert, mais pour rester compétitif à tous égards. Un mantra qui résonne comme le mauvais souvenir de ces pionniers qui avaient tout et n’ont pas réussi à se relancer. Parmi les plus connus : BlackBerry, Kodak, Moulinex…

Aujourd’hui, l’innovation et la fin d’une histoire en appellent une suivante. Que ce soit dû à une cession ou une cessation de leur activité, le récidivisme entrepreneurial a la cote. Et cela autant chez les jeunes que chez les 30-49 ans. Le schéma classique innovation, entrepreneuriat, chef d’entreprise a toutefois évolué. « Entreprendre, ce n’est plus forcément être chef de quelqu’un. L’entrepreneuriat est moins un objectif de vie que d’exploration », éclaire Jasmine Manet, cofondatrice de l’association Youth Forever.

L’infantilisme, le mal dominant

Autant de profils, femmes ou hommes, CSP+ ou CSP-, en création ou transmission, qui ont eu leurs lots de difficultés à surmonter. La maladie de tout jeune entrepreneur, commune à tous, restera l’infantilisme. Un visage poupin ou un prénom connoté à une génération, voilà le combo gagnant pour être décrédibilisé du fait même de paraître jeune. « Je m’appelle Kévin, j’ai vingt-cinq ans et j’arrive dans un secteur où je n’ai pas d’expérience. Évidemment, ce n’est pas très vendeur », ironise aujourd’hui sur sa situation le cofondateur de N’go Shoes, capable d’asseoir sa crédibilité après sept ans d’existence et 1 M€ de chiffre d’affaires (2024).

La légitimité et sa remise en cause n’ont pas d’âge ni de frontière. Elle est néanmoins prédominante auprès de ceux qui ont bousculé les codes, en s’affranchissant de la transmission naturelle générationnelle. Enzo Rosnarho a créé trois entreprises et a investi dans trois autres. Sa période de lycée, il la consacrait déjà à faire du business. « Dans le cadre d’un déstockage, j’avais acheté 16 000 trousses Disney à 30 centimes pour les revendre trois semaines plus tard à 1 € au Leclerc d’Atlantis. » Avec les années, il estime qu’il a dû travailler plus durement pour faire bonne impression auprès de ses clients et des investisseurs. « Notre crédibilité est facilement remise en question lorsqu’on arrive à une table ronde. C’est pourquoi il faut poncer son sujet. »

« Viens gamine, je vais t’expliquer la vie »

En fonction des secteurs d’activité, les stéréotypes sont plus ou moins présents. Dans l’industrie, où les femmes sont encore sous-représentées, Lucie Maxant n’a pas toujours pu les éviter. « Cette naïveté qu’on veut me prêter, ce côté “viens gamine, je vais t’expliquer la vie”, j’en joue parfois pour le tourner à mon avantage tout en flattant l’ego de la personne. » Ce paternalisme, cette cheffe d’entreprise précise l’avoir ressenti plus fortement en Vendée que dans le Nord, où est basée la deuxième usine Procal.

Ces expériences laissent des traces, mais leur âge leur a appris l’échec. Un état d’esprit « fonceur » que leur reconnaissent leurs aînés, à l’instar de Julien Morand, président du Club des jeunes dirigeants (CJD) des Herbiers : « Ils sont plus à l’aise avec les outils que nous l’étions » avec une facilité à la prise de décision. Ce que ressent également un autre membre, cette fois de Nantes, les décrivant comme « brillants ». Ils seraient ainsi « capables d’innover plus rapidement en faisant les mêmes erreurs, mais beaucoup plus vite ». Une méthode qui leur vient de la culture du zapping dans laquelle ils ont grandi. Les réseaux d’entrepreneurs et les incubateurs tiennent un rôle déterminant dans cette accélération avec des échanges privilégiés entre compères.

« Des conneries monumentales », ils en tous fait par manque d’expérience. Leur jeunesse les a parfois contraints à revoir leurs objectifs à cause de pensées limitantes. La demande de financement revient ainsi souvent en matière de « si c’était à refaire… » Dans les quartiers populaires, malgré la question des discriminations dont les jeunes entrepreneurs peuvent être encore victimes, Patrice Tahé observe avant tout « un manque d’information envers ce public, éloigné des réseaux et des financeurs ».

Le financement inquiète jusqu’aux bancs de l’école. Ce sentiment domine davantage les étudiantes. Alors que 40 % des hommes étudiants, selon l’Étude 2024 de l’Ifop pour NewNow, n’ont pas peur de faire appel à des investisseurs privés et 33 % à des investisseurs publics, les femmes seraient seulement 25 % et 24 % à oser franchir le pas ou à y penser. Rarement depuis la Seconde Guerre mondiale, la jeunesse entrepreneuriale a eu à affronter autant de questionnements sur le monde de demain. Ces jeunes libéraux, mi-leaders, mi-sauveurs, reflet de la société actuelle, innovent, la vision brouillée, en espérant traverser au mieux les mutations à venir.

1 Échantillon de 1 005 Français dont 231 managers.