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Jean-Michel Moutot : « Les Gafam nous conduisent à prendre des décisions émotionnelles »

Jean-Michel Moutot, professeur de management à Audencia et conseiller auprès du secrétariat général du conseil de l’Europe, auteur de nombreux ouvrages sur la conduite du changement, publie une fable sur l’impact des Gafam (Google Amazon Facebook Apple Microsoft) sur notre société : Gafamus ou le destin du monde. Une dystopie drôle bien qu’effrayante qui dénonce radicalité du discours et risque pour la démocratie.

Jean-Michel MOUTOT

Jean-Michel MOUTOT © D.R.

D’où vous est venu l’idée de cette fable sur les Gafam ?

Cela a commencé au début du mouvement des Gilets jaunes, à partir de tous les commentaires outranciers sur les réseaux sociaux. Nombre de prises de position étaient simplificatrices et généraient des réactions à 99% émotionnelles. Avec ma fibre de professeur, profondément scientifique, cela m’a heurté. Même si, bien sûr, tout ne vient pas des Gilets jaunes et tout ne tourne pas autour de cela dans la fable.

Vous êtes inquiet de cette tendance à l’émotionnel sur les réseaux sociaux ?

On constate aujourd’hui un déni scientifique de la logique qui est à même de radicaliser les postures. Je pense que cela peut déstabiliser nos démocraties dans la durée, de manière extrêmement forte. Je rejoins en partie le débat, à l’œuvre dans certains cercles, à propos de la pérennité de nos démocraties, sur sa légitimité pour naviguer efficacement dans la complexité du monde d’aujourd’hui. Pour beaucoup, la démocratie ne serait plus le meilleur des régimes, comme le disait Churchill. C’est ce qui se dit dans des cercles de dirigeants de grandes entreprises. Il existe de plus en plus de doutes, et on ne parle pas de personnes aux idées fascisantes.

Ces chefs d’entreprise sont inquiets ?

Leur inquiétude vient du constat de polarisation extrême de la société. Je l’observe aussi dans notre tissu économique, auprès des PME notamment, et sur de nombreux sujets. Avant, seuls des sujets majeurs polarisaient les avis (peine de mort, avortement, etc.). Aujourd’hui, tout est sujet à polarisation. On le voit avec les vegan qui détruisent les vitrines des bouchers. Ce sont des postures extrémistes difficilement compatibles avec le temps long. Et on pourrait donner des dizaines d’exemples par jour.

Mais est-ce vraiment la faute des Gafam ?

C’est surtout le manque de recul dans lequel ils nous entraînent. Il est certain qu’il existe une responsabilité collective. Et c’est un enjeu majeur d’éducation. C’est pour cela que j’ai souhaité écrire cette fable plutôt qu’un nouveau pavé intello. J’ai préféré adopter un ton humoristique et décalé, en racontant une histoire imagée.

Que faudrait-il faire alors ?

Si nous voulons préserver notre démocratie, notre responsabilité est de ne pas fonder nos décisions sur nos émotions, qui sont de plus en plus manipulées. Cela a été rendu possible par les Gafam mais nous devons prendre conscience de nos dérives comportementales et de cette émotivité éphémère. Quelle est la pertinence d’une décision prise avec ses émotions sur le long terme ? Quand on suit les douze derniers mois, on voit bien comment on a pu adopter des positions très tranchées un jour, que l’on a ensuite changées quelques temps plus tard… J’essaye de sensibiliser sur ces questions à mon niveau, sur l’importance du regard critique. Mais il faudrait toucher beaucoup plus large, dans le système éducatif, et au-delà des fake news qui sont déjà pas mal abordés. Sur la dimension du marketing, je suis surpris d’ailleurs qu’on n’éduque pas dès l’école sur la finalité de la publicité car c’est le même mécanisme émotionnel et c’est connu depuis longtemps.

C’est amusant de vous entendre dire cela, en tant qu’ancien professeur de marketing…

Oui j’assume une « schizophrénie douce », j’ai enseigné le marketing pendant des années mais plus aujourd’hui. J’ai six enfants et j’aimerais que tous soient sensibilisés à cette question. On voit bien combien nos enfants sont accros aux écrans, bombardés de publicités… D’ailleurs les Gafam méritent quelques cartouches aussi sur ce sujet. Il existe une hyper-concentration du marché publicitaire numérique aujourd’hui avec 70% détenus par Google et Facebook… Donc on a deux acteurs qui vont se partager l’essentiel du marché tout en ayant la main sur les communications via leurs canaux. C’est terrifiant. On a vu ce que cela pouvait donner lors du bras de fer engagé par Facebook avec l’Australie qui voulait mieux rémunérer les médias dont les contenus sont repris par la plateforme. En représailles Facebook avait bloqué des contenus d’actualité… Ils pensaient pouvoir gagner mais, heureusement, avec le retentissement international que cela a provoqué, ils ont dû reculer.

Vous dénoncez aussi le cas de Donald Trump dont le compte Twitter a été suspendu ? Ce qui peut sembler un peu paradoxal dans la mesure où il est justement l’un des acteurs qui poussent à l’émotionnel et réfutent la science…

Je suis du côté de ceux qui se disent ‘‘prêts à se battre jusqu’à la mort pour que mon ennemi puisse s’exprimer’’ (citation couramment attribuée à Voltaire mais sur laquelle existent des controverses quant à son origine, NDLR). Donc même si je ne suis pas d’accord avec ses idées, je suis choqué que l’on suspende ainsi un compte.

Le ton de votre fable est drôle mais entre chaque « acte », vous donnez des citations, de sociologues, de philosophes, qui ne sont pas très tendres. Vous êtes un peu remonté, non ?

(Rires) Oui, je crois que même quelqu’un comme Thomas Piketty bouillonne de colère intérieure. J’ai essayé d’envoyer quelques cartouches un peu partout et ces citations traduisent le fond de ma pensée. Je pense vraiment qu’il existe un risque que la démocratie s’effondre. La radicalité ne porte pas sur les véritables enjeux. La fable est une sorte de prédiction dystopique en vue, aussi, de l’élection présidentielle de l’année prochaine… Si des idées pas fondamentalement démocratiques passent… On sait combien il peut y avoir décalage entre la promesse politique et ce qui est fait. Or, on a un risque, en France, de voir quelqu’un faire comme Bolsonaro ou Trump et saper les fondements du régime démocratique, notamment dans leur rapport à la presse. Quand on met le doigt dans une forme d’extrémisme, il y a risque de surenchère. Vous l’aurez compris, cette fable a de nombreux axes de lecture…

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