Vous avez cofondé Beapp à Nantes en 2011. Pouvez-vous présenter l’entreprise ?
Beapp a maintenant 11 ans pour une quarantaine de salariés (CA non communiqué, NDLR). Au départ, il s’agissait d’une start-up qui s’appuyait sur une plateforme no-code, la Beapp factory. Elle permettait de créer des applications mobiles en ligne, sans connaissance technique. Quand on a lancé la plateforme en 2011, on n’était pas sur le bon “time to market“ et les éditeurs ne savaient pas comment faire du business sur mobile. On s’est donc rapidement retrouvés assaillis de demandes spécifiques. J’ai fait le choix de pivoter pour trouver un modèle économique à la boîte et on est progressivement devenus un bureau d’études, voire une agence.
J’ai cofondé la start-up avec deux associés qui sont toujours à mes côtés, Cédric Guisnoiseau l’ingénieur, et Yann Borissoff le designer. Je détiens un peu plus de 70 % des parts de la société, Cédric et Yann environ 10 % chacun.
Quel est votre modèle économique ?
Il est classique et est toujours resté le même : c’est de vendre des prestations de service à des entreprises. On va mener des projets de A à Z, en partant d’une feuille blanche, ou les reprendre en cours de route. Du coup, on vend du temps, soit au forfait, soit à l’heure.
Où en est Beapp et comment sa raison d’être a-t-elle évolué ?
Aujourd’hui, Beapp ne fait plus que très peu d’applications BtoB et on préfère œuvrer pour des secteurs utiles à la société : la santé, les médias, l’éducation… On s’est donc réorientés vers la transformation client, avec deux verticales : soit des très grosses applis nationales à forte notoriété comme Marmiton ou 20 minutes, soit des applis à destination des PME et ETI en transformation.
Notre métier, c’est désormais d’aider nos clients à imaginer et concevoir des produits digitaux innovants très orientés mobile(s) pour rendre leurs business plus performants ou améliorer leur traction client. C’est aussi faire en sorte d’aider nos clients à utiliser le numérique à bon escient. Notamment autour de deux sujets : la tech utile ou raisonnée et le numérique responsable.
Pouvez-vous donner des exemples concrets de projets réalisés ou en cours ?
En 2022, nous avons sorti les nouvelles applis de Marmiton et créé une grosse plateforme pour le groupe Dubreuil sur la transformation de sa filière agriculture et travaux publics. Elle regroupe 14 applications plutôt tournées e-commerce dans le BtoB, une tendance qui commence à arriver. Nous avons également développé les dernières applications du groupe de presse belge Rossell : Le Soir, Sud Info… On travaille aussi en ce moment sur celle de La Voix du Nord. Et nous développons une solution pour le cabinet Lefeuvre (immobilier), qui permet de simplifier la vie entre le résident et le syndicat de copropriété. On travaille enfin avec LNA santé sur le parcours de soin, et avec la fromagerie Beillevaire sur toute la partie e-commerce.
« Notre objectif est d’essayer d’intégrer le top trois des studios mobiles français tout en prenant le virage du numérique responsable. »
Quelles sont vos ambitions de développement ?
On est peu de studios dans le mobile en France… On doit avoir une dizaine de concurrents. Notre objectif est de continuer à croître et d’essayer d’intégrer le top trois des studios mobiles tout en prenant le virage du numérique responsable. Pour soutenir le développement de la boîte, nous déménageons en septembre dans les anciens locaux de l’INPI, place de la Petite Hollande, à Nantes. On va quasiment doubler notre surface à 500 m2. Pour ce qui est de notre stratégie, on souhaite en priorité développer la France et la Belgique, avec qui on travaille déjà. Quand on sera parmi les meilleurs studios français, on verra pour l’international.
Comment travaillez-vous le sujet du numérique responsable ?
Le numérique responsable doit permettre de consommer la tech de manière plus efficiente et résiliente. J’ai commencé à travailler le sujet il y a un an et demi. Au départ, je ne pensais pas qu’on pouvait faire quelque chose.
Walter Bouvais, le cofondateur d’Open Lande (Fabrique nantaise dédiée aux projets à impact qui accompagne les entreprises dans leur transition, NDLR) m’a fait prendre conscience du contraire. En gros, on a commencé par ranger notre chambre : bilan carbone, politique d’achats responsables, site éco-conçu, mise en place d’une politique d’accessibilité… On a ainsi monté une feuille de route avec un plan d’action et une personne dédiée à plein temps à notre impact.
Mais pour nous, l’impact est avant tout lié à nos clients. Ce qui pollue à notre échelle, c’est
d’aller vers des usages à outrance avec nos clients, de ne pas le faire de manière raisonnée, ou de les orienter vers de la tech pas utile. Surtout quand on fait des applications qui ont 500 000, voire un million d’utilisateurs. Du coup, on a décidé de sensibiliser nos clients à l’impact du numérique de manière globale. Pour cela, on s’est formés à la Fresque du numérique et on propose des ateliers à nos clients. Pour aller plus loin, on rejoint cette année la Convention des entreprises pour le climat ouest et on vient également de passer la certification numérique responsable, dont on attend le retour.
Quelles évolutions du secteur anticipez-vous ?
On essaye d’imaginer, avec et pour nos clients, le monde numérique de demain. On est en train de voir où va pouvoir se mettre le digital pour améliorer la transition et aller travailler ces sujets-là avec nos clients. Demain, ce qu’on veut, c’est mettre nos compétences numériques au service de la transition.
Pour ce qui est des évolutions du secteur, on anticipe qu’il faudra demain avoir un usage raisonné de la tech. Cela signifie la rendre utile mais pas futile. Je suis également convaincue qu’un certain nombre de normes et pratiques à appliquer vont faire leur apparition. C’est un aspect sur lequel on déploie beaucoup d’énergie.
En 2017, vous avez également créé Képhyre, une start-up dans un tout autre univers. Vous pouvez nous en dire plus ?
Aux débuts de Beapp, on s’est retrouvés avec des demandes de clients spécifiques, qui nous ont parfois donné envie de développer nos propres produits. Ça a été le cas pour Képhyre. La start-up est née à la suite de journées de créativité de l’équipe où l’on essayait d’imaginer des usages qu’on serait nous-mêmes capables de porter. J’avais amené l’idée qu’il y a des problèmes de sécurité dans le monde du cheval. C’est finalement devenu une petite start-up autour des problématiques de la chute à cheval, qui a développé un objet connecté qui s’appelle Kavale. Il permet de sécuriser les cavaliers qui montent en extérieur. Positionné à l’arrière de la selle, le boitier détecte automatiquement les chutes. Et il alerte secours et proches en leur transmettant le lieu de la chute ainsi que la localisation du cheval.
Où en est Kavale actuellement ?
Kavale emploie aujourd’hui trois personnes et vend environ 300 produits par an. On est en train de diversifier son activité de manière à faire grossir notre base d’utilisateurs. On espère lancer un nouveau produit d’ici la fin de l’été sur toute la dimension training. Cette application, qui va servir à digitaliser le coaching en équitation, sera nettement plus “mainstream“ puisqu‘adaptée à toutes les disciplines : dressage, saut d’obstacles…
« Entreprendre, c’est innover, imaginer, avec des personnes qui te suivent quand tu n’as rien. Pour un but, une vision. C’est ça qui est hyper excitant.»
Vous êtes donc entrepreneure dans l’âme ?
J’ai effectivement toujours su que je voulais monter ma boîte. C’est essentiel pour moi de créer des choses, m’amuser avec des gens que j’apprécie avec qui je partage, et où l’on s’apprend des choses mutuellement au quotidien. Entreprendre, c’est innover, imaginer, avec des personnes qui te suivent quand tu n’as rien. Pour un but, une vision. C’est ça qui est hyper excitant dans le fait d’entreprendre.
Quel genre de dirigeante êtes-vous ?
J’essaye de faire en sorte que le projet soit le plus collectif possible. Cela implique que mes collaborateurs se sentent le mieux possible en entreprise. J’espère être une patronne humaine et ça m’est déjà arrivé de me séparer de clients par non-respect de mes collaborateurs. Bien évidemment, je cherche la performance économique, c’est hyper important, mais ça n’est pas mon moteur premier. Mon moteur premier, c’est de créer des choses avec mes clients, mes collaborateurs et dans le respect des valeurs humaines.
Justement, comment agissez-vous pour établir plus de proximité avec vos équipes ?
Tous mes managers sont formés chez Germe, le Groupes d’entraînement et de réflexion au management des entreprises basé à Nantes, car je considère qu’il y a un travail à faire sur soi pour être un bon manager et savoir prendre soin des équipes. J’y suis passée avant eux. Je pensais être une bonne manageuse mais je ne l’étais pas car je suis très exigeante avec moi-même et je l’étais donc aussi avec les autres. Je me suis aperçue qu’il y avait plein de choses que je faisais mal et que la priorité était que je me sente bien moi-même pour pouvoir bien manager. C’est à dire avoir confiance en moi, en ce que je faisais et bien comprendre comment fonctionnent mes collaborateurs.
Je mets également en place des temps collectifs et des séminaires, et j’essaye surtout de faire en sorte que la parole soit la plus libre possible. Je considère que les collaborateurs peuvent tout me dire dès l’instant où ils sont capables d’entendre que la direction pourra juste ne pas être d’accord avec eux, mais sans pour autant leur coller une étiquette. Mais je constate que le “oser dire“, c’est difficile à cultiver quand l’entreprise grossit.
Entrepreneure en série, vous êtes également présidente de la French tech Nantes. Quel est son rôle ?
La French tech est obscure pour une bonne partie des Français. C’était d’ailleurs mon cas avant de la rejoindre ! Au départ, c’est une marque d’État créée en novembre 2013 par Fleur Pellerin, ancienne ministre déléguée aux PME, à l’innovation et à l’économie numérique. Son ambition de départ était de faire rayonner les entreprises et start-up françaises de la tech pour qu’elles deviennent visibles à l’international et faire en sorte qu’il y en ait davantage. Petit à petit, l’objectif a évolué pour en faire une filière économique à part entière.
Au lancement, l’État a choisi de monter tout ça de manière assez libre, c’est-à-dire sous formes d’écosystèmes entrepreneuriaux labellisés French tech. Aujourd’hui, c’est un peu mieux structuré : il existe désormais 16 capitales French tech en France, dont une à Nantes. À chaque capitale sont rattachées des communautés (67 au total en France), qui ne bénéficient pas des mêmes financements et obligations. L’objectif est que chaque territoire puisse s’approprier cette marque et la travailler en fonction de sa couleur locale.
Vous étiez invitée à l’Élysée le 20 février dernier. Pourquoi ?
C’était pour fêter les dix ans de la French tech et la relabellisation des écosystèmes français, dont celle de la French tech Nantes. C’était également l’occasion d’annoncer les lauréats du classement French Tech Next 40/120, un programme d’accompagnement de l’État dédié aux start-up françaises les plus performantes et en capacité de devenir des leaders technologiques de rang mondial.
C’était aussi l’occasion d’aborder les grands enjeux à venir de la French tech : densifier le nombre de licornes françaises et de champions de la tech ; aller vers la création d’entreprises et de start-up qui vont œuvrer pour la transition énergétique ou une économie plus verte ; et aider l’écosystème tech à se transformer, notamment sur toute la dimension industrielle.
Par qui est portée la French tech Nantes ?
Par la Cantine numérique, l’association qui rassemble les entreprises du numérique du territoire et emploie 14 permanents à plein temps. On a la chance d’avoir un super écosystème tech puisqu’on en est à la troisième génération de start-up. Cette maturité nous permet de nous appuyer sur des communautés très riches. Nantes, notre capitale, est en effet associée à la Vendée, la Mayenne, Saint-Nazaire, Laval, Angers, Le Mans… C’est exceptionnel car ces écosystèmes sont complètement dingues : Saint-Nazaire avec les Chantiers de l’Atlantique, la Vendée avec toutes les boîtes industrielles, Laval pour la réalité virtuelle et Angers pour la partie IOT (objets connectés).
Quelle sont ses caractéristiques ?
La couleur de la French tech Nantes est aujourd’hui très environnementale. On n’est plus trop dans le côté m’as-tu vu de la plateforme SAAS. On cherche plutôt à mettre l’écosystème entrepreneurial au service des transitions et à améliorer demain le quotidien des Nantais. On cherche également à progresser sur la thématique de la diversité et de la mixité, notamment à Angers où la communauté porte beaucoup de sujets sur les femmes dans la tech. À Nantes, on est également très branchés inclusion, comme le montre le Web2Day où la parité est respectée sur l’ensemble des scènes. En termes de chiffres, Nantes est la troisième capitale française de la tech derrière Paris et Lyon.
« Quand j’ai décidé de rejoindre la Cantine numérique, j’avais en tête de rendre ce qu’on m’avait donné lors de mon arrivée à Nantes. »
Pourquoi avoir accepté d’en devenir présidente en 2020 ?
Lorsque je suis arrivée à Nantes en 2011, j’ai été hyper bien accueillie. Au sein de l’écosystème entrepreneurial local, il y avait de la bienveillance, de l’entraide, mais jamais de combats de coq. Quand j’ai décidé de rejoindre le board de la Cantine numérique il y a huit ans, alors que je venais de cofonder Beapp, j’avais en tête de rendre ce qu’on m’avait donné lors de mon arrivée.
En tant que présidente, j’assure une mission de lobbying, avec des rendez-vous organisés à Bercy tous les deux ou trois mois entre les représentants des capitales et le ministre du numérique, Jean-Noël Barrot. C’est un moyen de faire remonter ce qu’on constate dans nos écosystèmes, et pour le ministre d’impulser la trajectoire de l’État dans notre secteur à travers la feuille de route collective de la mission French tech.
Quels défis devra relever la French Tech Nantes à l’avenir ?
Les plus gros défis seront environnemental et social. Ils tourneront autour du numérique responsable car tous nos métiers ont une certaine matérialité. Il faut des mines, des matériaux rares, des ordinateurs, des téléphones… On va donc devoir passer de l’innovation d’usage à de l’innovation de transition et réfléchir à la manière dont on accompagne les changements de notre monde. Aujourd’hui, on est à la frontière entre les deux, avec un monde technologique à deux niveaux, où toutes les accélérations d’usage comme le Metavers doivent se confronter à la réalité de la crise énergétique.
D’autre part, le secteur de la tech traverse pour la première fois une crise, avec les premiers licenciements. On est dans un contexte économique difficile où tout le monde ne survivra pas. Mais je suis convaincue qu’on a le bon terreau à Nantes pour y arriver : il y a un certain alignement entre la maturité de notre écosystème, la conscience qu’ont nos entreprises et nos collectivités. Sans oublier qu’ici à Nantes, on joue collectif.
La French tech Nantes en chiffres
- 2 940 entreprises du numérique
- 30 536 emplois
- 300 start-up
- 450 chercheurs
- 500 événements par an
- 240 M€ levés en 2021.