En cette fin de matinée, à l’entrée des Sables-d’Olonne, Charlotte Durand nous accueille dans le showroom de Sabot Youyou, entre ses piles de cartons prêts à partir aux quatre coins de la France et ceux qui traverseront l’Atlantique, direction les États-Unis. Son débit de parole est rapide, animé par une énergie intense. Les idées de la Vendéenne fusent déjà pour la collection 2026, même si l’incertitude économique plane dans un coin de son esprit. Elle prend le temps de nous parler d’héritage, de transmission et de création de cette maison fondée en 1803 qu’elle a toujours rêvé de diriger après sa carrière au sein de grandes marques parisiennes. En présence de sa sœur Claire, pilier de Youyou et responsable de l’e-commerce, elle nous plonge dans son quotidien : les sabots. Ils habillent les pieds des femmes, twistés du fameux « Y », clin d’œil à l’artisan-créateur d’origine, Monsieur You.

Charlotte Durand, sabot Youyou BENJAMIN LACHENAL – IJ
Quelles sont les grandes étapes qui ont façonné votre parcours ?
J’ai grandi dans l’univers du textile avec mon père, directeur de production pour plusieurs marques. Après des études dans la publicité et la communication avec une forte envie de prendre l’air et de voyager, j’ai vite compris que ce n’était pas mon moteur. Mon père m’a alors envoyée dans les usines de textile au Portugal pour apprendre sur le terrain au contact des fabricants. J’ai hérité de leur savoir-faire et atteint un niveau technique beaucoup plus rapide qu’en cinq ans d’école.
Mon parcours s’est ensuite poursuivi dans l’industrie textile au fil des collaborations, avec trente ans d’expérience à Paris. D’abord chez Antonelle, puis j’ai eu la chance d’être recruté par Isabel Marant comme directrice de production. J’y suis restée dix ans, une success-story extraordinaire avec des pièces iconiques au style unique. Ensuite, j’ai fait un passage dans la maison Yves Saint Laurent, ensuite Sandro, où j’ai accompagné l’expansion internationale de la marque, toujours au poste de directrice de production. En dix ans, nous sommes passés de 750 000 pièces à 5 millions, avec une introduction en Bourse et l’ouverture de deux filiales en Asie et aux États-Unis. Ces aventures passionnantes m’ont toujours guidée et m’ont donné envie d’avancer.
Quel déclic vous pousse ensuite à rejoindre Sabot Youyou ?
J’avais en tête de reprendre Sabot Youyou depuis le milieu des années 2000. J’ai grandi aux Sables-d’Olonne tout près de l’atelier et ma grand-mère habitait juste derrière la boutique du port. Durant mon enfance je passais souvent rendre visite aux artisans en plein travail. L’odeur du cuir et le bruit des outils m’ont profondément marquée. Quand ma sœur Claire m’alerte en 2019, après avoir consulté une annonce sur les réseaux sociaux, de la cessation d’activité, je saute dans le train des Sables-d’Olonne avec l’envie de poursuivre la destinée de ces sabots et les moderniser dans le respect de l’ADN de la marque.

Collection sabots Youyou SABOT YOUYOU
Quelle est l’histoire de la saga Sabot Youyou ?
Pour comprendre l’époque actuelle, il faut revenir aux origines de la marque Youyou. Tout commence en 1803, lorsque Pierre You, sabotier, s’installe au Passage, le quartier des Sables-d’Olonne reliant la plage au port. À cette époque, une vingtaine de sabotiers exercent dans la ville. En 1907, le fils Henri You épouse Élise, une tailleuse pour dames. De leur union naît Léon You. La famille ouvre alors une boutique, qui deviendra une enseigne emblématique du port.
En 1964, Léon transmet l’entreprise à Pierre Billet qui modernise la marque avec des sabots colorés, à bouts ouverts, et même des sandales. Des années plus tard, sa fille Maryse incarne cette nouvelle ère. Elle devient l’ambassadrice de Youyou et assure la vente en boutique. Ces évolutions marquent un tournant décisif comme en témoigne la collaboration avec la maison agnès b.
Sabot Youyou est plus que bicentenaire. Comment fait-on pour s’approprier cette institution sablaise ?
Sabot Youyou est le fruit de l’héritage et de la tradition transmise depuis 1803. La marque est profondément enracinée dans l’histoire des Sables-d’Olonne et fait partie du patrimoine local et du folklore. Ainsi, le sabot iconique de la Sablaise et de la petite carte postale ne peut pas m’appartenir. En réalité, la marque appartient à des générations de femmes et d’hommes qui partagent leurs souvenirs. J’ai des cartons entiers de vieux sabots que les gens m’apportent, nous pourrions créer un musée.
Je ne peux pas être propriétaire de cette histoire, donc je ne voulais pas que la marque appartienne à une entreprise. Lors de la reprise, j’ai créé une société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU) : Coast Collection. Elle me permettra de développer d’autres produits dans les années à venir. J’ai déjà quelques idées liées à la décoration.
Comment se détacher de l’image rustique du passé ?
Quand je me propulse en 1803, le sabot n’est pas du tout rustique. Souvent, nous parlons de sabot paysan ou de jardin, mais nous sommes sur un sabot hypermoderne et avant-gardiste, car le talon bobine à cette époque c’est de la haute couture. Un élément essentiel du costume sablais de luxe, celui du dimanche, des baptêmes et des mariages. Transmis de génération en génération, il a su traverser les décennies.
Mais en 2019, j’ai acheté pour développer un nouveau modèle autour de cette marque patrimoniale. Il fallait une révolution pour offrir une renaissance à Sabot Youyou. Faire perdurer un héritage, c’est savoir le réinventer. Je ne dénigre pas le passé, ces époques portent nos souvenirs d’enfant. D’ailleurs, si je ne plais plus à cette femme sablaise, celle qui connaît l’histoire et si elle n’apprécie pas l’évolution, cela signifie que j’ai complètement échoué. Il est très important que la clientèle soit en phase avec ces changements mêlant authenticité et innovation.
Lire aussi : Lililotte ouvre sa première boutique-atelier à Nantes
Vous en faites un accessoire de mode chic ?
J’ai voulu monter en gamme avec un sabot élégant, revisité en pensant à cette femme qui habille ses pieds aux Sables-d’Olonne, station balnéaire chic par excellence. Ces dernières années, le sabot est devenu un accessoire de mode à part entière, sophistiqué et polyvalent, parfaitement adapté à un usage urbain. Cela a demandé un travail de refonte totale durant plusieurs mois : sourcing des matières, design, repositionnement du produit et stratégie commerciale à adopter. Je dessine de nombreux modèles. La marque repose sur un produit de qualité fruit d’un savoir-faire artisanal préservé. L’utilisation de matériaux nobles, comme le cuir tanné végétal et le bois français sculpté, garantit non seulement la durabilité des sabots, mais aussi leur positionnement premium sur le marché.
Un lieu ne se limite pas à sa dimension physique, il incarne une expérience client. Pourquoi avez-vous choisi de ne pas rouvrir le magasin historique ?
Je ne suis pas une commerçante. Si la boutique était un point de vente emblématique durant deux cents ans au port de pêche, notre ambition était de réinventer la distribution et de ne pas dépendre d’un seul lieu physique. À la place, nous avons misé sur deux axes majeurs, un solide réseau de revendeurs et le développement de l’e-commerce en France et à l’international. Toutefois, nous restons basés à l’entrée de la ville des Sables-d’Olonne avec un showroom pour les professionnels.

Charlotte Durand, sabots Youyou. BENJAMIN LACHENAL – IJ
Quelques semaines après la renaissance de Sabot Youyou, la crise sanitaire bouleverse vos projets. Comment affrontez-vous ces premières semaines ?
Le lancement officiel a lieu en février 2020 avec un site en ligne et des stocks prêts à être distribués. Dans la foulée, il y avait donc l’objectif d’aller chercher des revendeurs. Les multiples angoisses sur la façon d’écouler mon stock de chaussures provoquées par la crise sanitaire me poussent à opter pour une stratégie alternative : le démarchage direct des boutiques indépendantes. Le jour du déconfinement, je prends trois paniers de chaussures et sillonne la côte vendéenne, l’île de Noirmoutier et Saint-Gilles-Croix-de-Vie notamment.
Il a fallu prendre son mal en patience, mais j’ai décroché mes premières vitrines. Au bout d’un mois de déconfinement, les commandes pour renouveler les stocks s’enchaînent. Dès la deuxième année, nous atteignons le million d’euros de chiffre d’affaires. Les gens ont surconsommé après des semaines de privation.
Un retour sur le terrain décisif…
Cette approche a été essentielle pour obtenir nos premiers revendeurs. Le commerce digital est un levier incontournable, mais il ne remplace pas la force du retail physique. L’expérience du client en boutique reste un élément important. Nous devons poursuivre l’ancrage de Sabot Youyou dans un réseau de boutiques sélectionnées (environ deux cents points de vente en 2025, NDLR), tout en gardant une forte présence en ligne pour assurer une visibilité continue. Ces dernières ne représentent que 15 à 20 % de notre chiffre d’affaires, mais elles permettent de renforcer l’image de la marque, d’offrir un accès direct à l’ensemble de la collection et de toucher une clientèle qui ne fréquente pas nécessairement nos revendeurs. Notre business reste nos points de vente et le développement à l’international.
Comment avez-vous déployé vos sabots en Europe et quels ont été les marchés clés pour votre expansion internationale ?
Après les différents confinements, la mode est devenue très bohème avec des images de champs, de prairie et de pâquerettes. L’imagerie est axée autour de la nature et du voyage. Cette vague a fait exploser la tendance des sabots que les influenceuses se sont arrachés. Nous sommes arrivés pile dans cette dynamique et cela a contribué à notre lancement. Avec mes contacts à Paris, les agents et les campagnes de presse ont permis d’implanter ces sabots dans les beaux magasins de la région parisienne. Le produit plaît. Mais aussi, et surtout, dans les premières boutiques en Espagne, en Italie et en Belgique. En 2025, nous allons poursuivre nos efforts sur l’Italie en développant Turin et Syracuse. Les femmes italiennes sont particulièrement élégantes. Il est primordial de cibler ce pays touristique avec deux côtes entre Méditerranée et Adriatique.
En seulement cinq ans, pour stimuler la croissance de l’entreprise, vous avez opté pour un déploiement des sabots aux États-Unis. Pourquoi ?
La stratégie de croissance à l’international a pris un nouveau tournant il y a trois ans. Au début de la guerre en Ukraine j’ai senti le business se freiner. Un premier signal alarmant avec une économie d’épargne qui grimpe en France. Très vite, j’ai démarré le développement aux États-Unis avec un agent qui vit à Miami. Nous avons commencé à faire les salons : New York, Atlanta, Chicago et Los Angeles. Y aller représente un investissement important, mais ils sont essentiels pour rencontrer des acheteurs étrangers.
De fil en aiguille, nous avons décroché des points de vente, notamment dans les boutiques haut de gamme où les propriétaires possèdent souvent plusieurs magasins. Bien sûr, ils ne vont pas acheter 15 000 euros par magasin. Un gérant peut acheter trois à quatre modèles de 1 000 euros par boutique, car on ne fixe pas de minimum de commande. Il s’agit de fidéliser nos revendeurs et d’expliquer que le prix d’un sabot varie principalement en fonction de la semelle en bois, le coût de revient le plus important. Ensuite, il y a le cuir qui joue aussi beaucoup ainsi que la confection. Nos prix vont en général de 185 à 245 euros selon les modèles et les matériaux utilisés. Le marché aux États-Unis, avec deux côtes ensoleillées toute l’année et l’achat par deux fois des collections estivales nous intéresse.
Qu’en est-il du marché asiatique ?
Le déploiement des sabots au Japon a été une incroyable surprise et fait suite à la rencontre d’un agent recommandé par mon ancien fabricant de manteaux, Frédéric Lener, à la tête de l’entreprise familiale Lener Cordier dans le Nord. La première commande était de 200 paires. Une performance pour un nouveau marché avec de grands magasins à Tokyo et Osaka. Au départ, nous l’avions estimé à 10 000 euros de chiffre d’affaires, c’est finalement plus conséquent. Il y a beaucoup d’espoir sur l’Asie.
Que représente la part des ventes à l’international ?
Aujourd’hui, presque 45 % de mon chiffre d’affaires vient du déploiement à l’international. Il faut vraiment aller chercher du business à l’étranger et continuer de faire rayonner le sabot des Sables-d’Olonne. Toutefois, on ne peut pas se développer hors de notre pays si l’on n’est pas pérenne sur son propre marché. Nous souhaitons toujours décrocher de nouveaux points de vente dans l’ouest du pays, du Havre à Biarritz. Malgré la baisse de la consommation et de multiples fermetures de magasins en 2024, la France reste un pilier.
Avez-vous d’autres marchés internationaux en ligne de mire ?
Nous visons le Canada, le Mexique, la Barbade et les départements d’outre-mer. Le sabot est un marché de niche, mais j’ai toujours eu la vision de développer ce produit haut de gamme en France, en Europe et aux États-Unis. L’Asie est arrivée plus tôt que prévu. Le chemin parcouru est immense avec des produits aujourd’hui placés sur les étagères des magasins de New York à Brooklyn en passant par Santa Barbara. Le travail de nos agents et la présence accrue sur les salons portent leur fruit. J’en suis fière ! Avec ma sœur, nous avons grandi dans ce voyage, qui me guide au quotidien. À la fois pour s’enrichir de différentes cultures, mais aussi pour aller dénicher les meilleures matières textiles.
Comment intégrez-vous les préoccupations environnementales dans votre production ?
Chez Youyou, nous avons repensé la conception de nos sabots. Le cuir utilisé est exclusivement tanné de manière végétale sans chrome ni produits chimiques à partir de pigments naturels issus de végétaux. Cette méthode va au-delà des exigences du règlement européen Reach, tout comme le bois que nous utilisons, non verni et naturellement travaillé. Toutefois, cela n’est pas un axe de communication. Nous ne mettons pas en avant ces choix par des labels ou des mentions visibles, car ils font simplement partie de notre démarche de conception. Le bois choisi est du tilleul, sélectionné pour sa légèreté, sa solidité et sa capacité à être poncé avec précision. Il est stocké pendant un an avant l’usinage afin d’assurer une qualité optimale. Nos pièces sont ensuite fabriquées au Portugal.
Un positionnement durable…
Le positionnement repose sur des modèles intemporels, avec un renouvellement mesuré afin de limiter la surproduction tout en proposant chaque année de nouvelles collections. L’ensemble des composants répond à une logique de durabilité : absence de plastique, emballages en carton recyclé et réutilisable, et métalleries garanties sans nickel dans l’optique du développement de la ligne enfant répondant aux normes les plus strictes. Ces choix ont également permis d’obtenir la validation des standards exigés à l’export, notamment au Japon. Un pays très exigeant.

Collection sabots Youyou SABOT YOUYOU
Malgré une conjoncture économique difficile, quels sont vos prochains objectifs ?
La situation est difficile en France. L’an dernier, nous avons coupé dans les budgets de presse et salariés. Le commerce de détaillants souffre, et cela demande une vraie remise en question sur la stratégie à adopter. Les dirigeants de boutiques hésitent, ils doivent écouler leurs stocks avant de commander. Si elles ne vendent pas, nous non plus. Nous sommes tous liés, donc il faut faire attention et bien choisir où investir. L’année 2025 se place sous le signe de la stabilisation avec le leitmotiv clair de renforcer notre présence à l’étranger. Enfin, nous anticipons avec la collection de l’été 2026 déjà en préparation. Cela nécessite d’être à l’affût des carnets de tendances et des attentes des différents marchés.
Sabot Youyou est la cerise sur le gâteau de votre carrière ?
J’ai toujours eu besoin d’être en mouvement. D’ailleurs, je n’aime pas trop le mot carrière puisque ce parcours s’est construit à travers les rencontres. Si je suis allée chez Saint-Laurent, ce n’était ni tracé d’avance ni une stratégie, j’ai avant tout une admiration profonde pour le grand couturier. Il y a eu également Isabel Marant, une véritable révélation et l’une des créatrices les plus copiées au monde. Paris est une étape nécessaire pour vivre une vraie histoire professionnelle dans ce domaine.
Partir de la capitale, c’était comme un nouveau souffle. Avant, je devais gérer cinq cents fabricants et des millions de pièces pour une grande marque. Aujourd’hui, quatre fabricants et 20 000 paires de sabots par an. Sur le papier, c’est plus petit, mais l’implication est la même. Je suis à la tête de mon entreprise et souhaite que mes clientes soient fières de porter mes sabots. Je ne porte pas l’ambition de créer une multinationale, mais de continuer à faire les choses à mon échelle, en famille, avec du sens. L’histoire se poursuit sans relâche depuis cinq ans. Je profite pleinement de cette aventure Sabot Youyou, qui a longtemps fait partie de mes rêves.
Sabot Youyou en quelques dates
1803 : Pierre You, sabotier, s’installe dans le quartier du Passage aux Sables-d’Olonne
1907 : Henri You, fils de Pierre You, se marie avec Élise You, tailleuse pour dames. De leur alliance naît un fils Léon, et une boutique devenue incontournable, Sabot Youyou
1964 : Léon You cède l’entreprise à Pierre Billet
2018 : La famille Billet ferme la boutique et annonce la vente de l’entreprise
2019 : Rachat par la Sablaise Charlotte Durand
2022 : Premiers points de vente aux États-Unis
2025 : Développement au Japon
Sabot Youyou en chiffres
Création en 1903
650 000 € de chiffre d’affaires (CA) en 2023
Effectif de trois personnes
Prix d’un sabot : 185 à 245 euros
45 % du CA vient des ventes à l’international