Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous aujourd’hui ?
Alain Surrans, DG d’Angers Nantes Opéra : Nous avons la difficulté profonde d’être détachés de notre mission même, qui est de produire pour rencontrer des publics. Le problème, c’est ce « stop and go ». Il y a un effet accordéon qui fait que nous sommes complètement désorganisés. Or, l’opéra est un métier d’art qui se construit au petit point sur plusieurs mois. Nous sommes donc très déstabilisés.
On a été coupés de nos publics de mars à juin et de nouveau depuis fin octobre. Le monde de la culture accuse le coup très fortement cette fois-ci.
Au milieu du concert des mécontents, vous êtes pourtant restés plutôt discrets…
Nous sommes une discipline qui se pratique dans des maisons de service public où tout est fait pour nous préserver de la précarité. La culture est très bien portée par les autorités publiques. On est très reconnaissants, surtout quand on voit ce que coûte la crise actuelle pour les collectivités. Je trouve aussi que l’État s’est vraiment engagé, personne n’est abandonné aujourd’hui.
Et puis on a quand même une activité, même si l’on a un peu tendance à inventer notre travail : on en profite pour faire des choses que l’on n’a pas le temps de faire habituellement, pour s’ouvrir et on a été aussi très présents dans les établissements scolaires.
Ce que vous demandez, c’est davantage de visibilité ?
Une crise annoncée, balisée plus largement éventuellement, permettrait de mieux nous organiser. Notre activité demande du recul, de la préparation et on ne peut pas, en claquant des doigts, se remettre en route et proposer tout de suite quelque chose au public.
On espérait reprendre le 15 décembre et on nous a renvoyés au 7 janvier. Sauf que l’on se dit qu’il y aura alors une troisième vague en train de monter et qu’il faudra à nouveau prendre des mesures. Mais on ne nous le dit pas maintenant… On est là, en alerte, on commence en janvier les répétitions de notre production lyrique à suivre alors qu’au fond de nos cœurs on se donne 10% de chances de la présenter au public.
Comment, dans ce contexte, mener à bien le projet que vous aviez pour l’opéra depuis votre arrivée ?
J’ai pris mes fonctions le 2 janvier 2018, il y a tout juste trois ans, avec un premier semestre programmé par mon prédécesseur. 2019 a donc été la première année complète et derrière, il y a eu 2020… Je suis venu avec un projet qui présentait pas mal d’innovations. Sous l’angle de l’offre d’abord. Je voulais une offre plus diversifiée dans laquelle l’opéra soit au cœur d’un dispositif culturel plus large. J’ai, par exemple, inventé une programmation musiques du monde. J’ai surtout fait cela dans l’idée de m’adresser non pas à un public lyrique, mais à l’ensemble des publics qui peuvent être amenés à l’opéra à travers toutes sortes d’offres. Avec notamment ces concerts participatifs qui s’appellent « Ça va mieux en le chantant », où les gens sont invités à entonner avec le chœur des airs qu’ils connaissent déjà et qui leur rappellent que l’opéra ce n’est pas quelque chose sur une montagne qu’il faut gravir, mais qu’il leur appartient.
Vous voulez démocratiser l’opéra ?
L’idée que l’opéra serait pour une élite est complètement fausse. Ça n’a jamais été vrai ! Ma grand-mère m’a chanté Carmen, Faust, et elle était fille de mineur. Je n’étais pas dans une famille qui aimait particulièrement l’art lyrique mais j‘y suis allé tout seul, à 15 ans, sans a priori. J’avais juste le goût pour la musique. Il y a toujours eu un public populaire pour l’opéra. La musique, et la voix en particulier, on y est tous sensibles, de manière physique ! En plus, aujourd’hui, on a levé l’obstacle de la langue en mettant des surtitres partout, donc, là encore, l’idée selon laquelle il faudrait avoir une culture avant d’aller à l’opéra est complètement fausse ! C’est une question que l’on ne se pose jamais avant d’aller au cinéma, je ne vois pas pourquoi on se la pose quand on va à l’opéra. L’opéra est à tout le monde… et ça je le répète, je le serine !
Quelle est votre stratégie ?
On a trois choses essentielles pour nous : l’art, les artistes qui font que cet art est vivant, le public qui vient nous voir. Et puis il y a celui qui ne vient pas… Il n’y a pas plus cher qu’un spectacle d’opéra. C’est bien pour cela que c’est le plus subventionné des arts du spectacle ! S’il fallait faire payer le prix réel du fauteuil, on ne pourrait avoir que des gens extrêmement riches. Le prix maximum est à 61 euros aujourd’hui, mais son coût réel est de quatre à cinq fois cela.
C’est une volonté de la Ville de rendre l’opéra accessible et donc il y a des places à 7 euros. Il n’empêche qu’on ne touche chaque année qu’un petit nombre de spectateurs. À défaut de pouvoir accueillir toute la métropole nantaise dans ce théâtre de 800 places, j’ai le devoir que les gens se l’approprient. Donc, il nous faut une adresse régulière à l’ensemble de la population pour lui dire : « venez voir ce que l’on fait ! ». C’est pour cela que l’on a inventé cet opéra sur écran à Nantes, à Angers et à Rennes qui est partenaire, pour lequel les gens ne sont pas obligés de rentrer dans la maison opéra. On n’en a fait qu’un pour le moment, c’était Le Vaisseau fantôme en juin et on a mobilisé 12 000 personnes sur les deux régions, sans compter celles qui ont pu le regarder sur les télévisions locales. Et on recommencera, on l’espère, en juin prochain avec La Chauve-souris de Johann Strauss.
On a ajouté 50% d’activité à Nantes et on a multiplié par deux celle d’Angers. Cela passe par une profusion d’actions dans toutes les directions et par le choix d’aller toucher les gens là où ils sont. Je crois, par exemple, énormément à la puissance des réseaux sociaux et je souhaite travailler avec les entreprises pour que l’opéra fasse partie des choses qui soient partagées en leur sein.
Peut-on dire que l’opéra est une entreprise comme une autre ?
C’est une entreprise comme une autre, et en même temps c’est une production essentiellement d’artisanat d’art avec des corporations qui travaillent à différents moments pour construire cette pièce montée qu’est l’opéra. En plus de nos 100 permanents, nous employons chaque année environ 120 intermittents, artistes solistes, musiciens et choristes supplémentaires, techniciens, couturiers, régisseurs… La musique et le spectacle vivant représentent une énorme force économique, on s’en aperçoit d’ailleurs en ce moment.
L’idée que l’opéra serait pour une élite est complètement fausse. Ça n’a jamais été vrai !
Comme n’importe quelle entreprise, l’opéra est-il « condamné » à innover ?
On est là pour servir une tradition et, en même temps, on est dans l’innovation. Il y a eu une période très critique dans l’histoire de l’opéra qui rendait difficile l’innovation. Résultat, dans les années 1950-1960, le public s’en est détourné au profit de la télévision. Il a fallu se remettre en question. J’ai 40 ans de carrière et en 40 ans, les mutations ont été considérables ! Le seul moyen pour l’opéra de se démarquer de la télévision étant le côté vivant, spectaculaire et le raffinement, après, l’innovation peut prendre de nombreuses formes. On est dans des métiers créatifs en permanence. Beaucoup d’innovations sont dans la réalisation scénique, avec des questions de renouvellement d’approche de tel ouvrage. Derrière, la réalisation artisanale doit sans cesse faire appel à des technologies nouvelles. Et puis après, il y a le storytelling, la manière de raconter au public qui doit coller à l’évolution esthétique dans laquelle on se trouve. Par exemple, le rap a réintroduit le goût de la volubilité. Au fond, c’est un bel canto moderne et c’est intéressant de jouer les parallèles…
De quelle manière innover dans un cadre qui reste celui de la tradition ?
D’abord, on fait des choix : on ne laisse pas peser sur nous un passé qui n’est pas intéressant. Il y a dans l’histoire de l’opéra des formes qui ne passent plus, des ouvrages qui ne sont pas porteurs de sens aujourd’hui. On ne peut pas tout défendre. On s’appuie sur ce qui résonne. Si on continue de jouer Carmen qui date de 1875 et a fortiori l’Orfeo de Monteverdi qui date de 1607, il y a une raison ! Ces ouvrages ont quelque chose à nous dire, qui transcende complètement le temps. Par exemple, ce n’est pas si compliqué de raconter Le Couronnement de Poppée, une histoire extrêmement cynique du pouvoir qui, même si elle date de l’empire romain, fonctionne parfaitement.
Comment mobilisez-vous vos équipes ?
Évidemment, dans les équipes il a des gens qui ne sont pas des connaisseurs d’opéra, mais ils partagent tous cette certitude qu’il n’y a pas plus formidable spectacle que l’opéra ! Et ça, ça aide beaucoup à construire la cohésion.
Et puis cette période a renforcé la cohésion : on s’est rendu compte que l’on a besoin de cet objet opéra, besoin du public ! Ça nous a d’ailleurs permis de remettre un peu plus en lumière notre relation au public. Comme il n’était pas là, on s’est mis à le regretter, à parler de lui, alors que d’habitude ce n’est pas un sujet partagé par toute l’équipe. On veut mieux le connaître, s’adresser plus à lui.
À défaut de pouvoir accueillir toute la métropole nantaise dans ce théâtre de 800 places, j’ai le devoir que les gens se l’approprient
Quels sont vos objectifs prioritaires une fois sortis de cette crise ?
Si l’innovation est une nécessité, avancer aussi. C’est pour cette raison que l’on vise le label d’Opéra national(1) qu’ont actuellement cinq maisons en France : Bordeaux, Lyon, Montpellier, Lorraine (Nancy) et Rhin (Strasbourg). Il apporte des moyens renforcés de l’État et permet de consolider l’institution en développant ses missions de service public. Il y a l’idée de faire un vrai travail sur la question des métiers ou encore de consolider la place de la danse. Il y a aussi l’idée d’augmenter la programmation. Actuellement, on présente chaque année 35 à 40 lyriques entre Nantes et Angers, il faudrait que l’on puisse en avoir une bonne cinquantaine. Et puis, l’idée c’est aussi de développer les coopérations, à l’international, notamment. On travaille déjà en coproduction avec un théâtre en Allemagne, on est aussi en réseau avec l’Opéra Comique. L’intérêt est de placer des ambitions artistiques encore plus élevées en faisant venir de grands chanteurs internationaux, par exemple, tout en faisant des économies d’échelle et en exploitant mieux les productions.
Les collaborations permettent aussi de se ressourcer. Le problème des maisons d’opéra c’est quand leur directeur se trouve isolé. Un bon directeur est un homme de culture et un homme de culture fréquente tous les milieux culturels. Il y a eu pendant longtemps un complexe de supériorité dans l’opéra qui m’a toujours interrogé. J’estime qu’on ne peut pas être pertinent si on est sur sa colline sacrée, avec sa belle maison d’opéra. On court alors le risque de ne plus se renouveler et donc aussi de ne plus être dans notre mission de service public.
Site officiel Angers-Nantes Opéra
(1) Le label Opéra national en région est attribué à des structures de référence nationale et internationale dont le projet présente un intérêt général en matière de création, de production et de diffusion d’œuvres au sein du réseau lyrique, musical et chorégraphique.