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L’entretien : Stéphane Darcel, dirigeant de Move&Rent : « On est une slow start-up ! »

Si l’horizon de Move&Rent apparaît aujourd’hui complètement dégagé, avec des perspectives de marché enthousiasmantes, tant sur le sol français qu’à l’export, il n’en a pas toujours été ainsi tout au long de ses dix années d’existence. Stéphane Darcel, son cofondateur et dirigeant, revient avec nous sur ce parcours en montagnes russes, avec un passage par le redressement judiciaire sur lequel il communique aujourd’hui sans tabou.

Stéphane DARCEL, cofondateur et dirigeant de Move&Rent

Stéphane DARCEL, cofondateur et dirigeant de Move&Rent © Benjamin Lachenal

Quel a été votre parcours avant de créer Move&Rent ?

Je suis un autodidacte. Je me suis arrêté juste avant le Bac et je suis parti en Angleterre pour apprendre l’anglais car je trouvais que ça n’allait pas assez vite. Après presque trois ans j’ai dû rentrer pour faire mon service militaire. On était alors en 1992, moment où la guerre en ex-Yougoslavie s’est déclenchée. La France donnait alors la possibilité aux appelés qui avaient certaines compétences de partir là-bas. J’ai tout de suite demandé à partir car en Angleterre je côtoyais des Yougoslaves et je trouvais hallucinant qu’il y ait la guerre à la frontière de l’Italie… Ce n’était pas un conflit entre deux pays comme pour l’Ukraine, mais c’était déjà complètement dingue. Et comme je parlais couramment anglais, je me suis retrouvé à l’état-major des forces françaises à Zagreb, puis en Bosnie, faisant huit mois comme béret bleu dans la logistique. C’est là que j’ai touché à ce qui est devenu la très grande partie de mon métier aujourd’hui. Puis, après un an et demi d’humanitaire à Sarajevo, je suis revenu à Nantes. J’ai travaillé dans la presse pendant une dizaine d’années en passant par toutes les fonctions commerciales et managériales. Move&Rent, c’est finalement l’alliance de ces deux expériences.

Comment est née l’entreprise ?

Quand on a créé Locationpourétudiant.fr, en 2012, notre métier n’existait pas en Europe. On louait du mobilier sur une période courte à des étudiants et on le reprenait ensuite pour lui donner une deuxième vie. Et en fait, très rapidement, on a eu des demandes de professionnels qui ont cet usage de mobilier neuf sur des périodes courtes et voulaient avoir la garantie qu’ensuite il ne soit pas jeté. On a alors fait un changement de marque pour devenir Move&Rent. On avait déjà cette vision d’un développement à l’international…

Et c’est là que ça devient intéressant, du moins en tant qu’entrepreneur ! Fin 2015, on avait un business modèle qui commençait à être assez affûté et donc début 2016 on décide d’aller chercher du financement en faisant une levée de fonds. Rapidement, pas mal de gens s’intéressent à nous et on choisit finalement un fonds d’investissement en fin d’année. Sauf qu’il n’est pas allé au bout ! Résultat, en juin 2017 on se retrouve face à un choix. On a alors de gros besoins en fonds de roulement parce qu’on se développe et on sent qu’on va être justes en trésorerie dans les mois qui viennent… On a fait le choix avec mon associé de se mettre en redressement judiciaire.

Pourquoi ce choix ?

On n’a pas voulu attendre de ne plus avoir d’argent et de planter les fournisseurs, ce qui a d’ailleurs été apprécié du tribunal de commerce de Saint-Nazaire. On savait qu’on allait jouer avec le feu avec notre BFR et comme jusqu’ici on s’était toujours financés en propre, on connaissait bien les banques. On avait anticipé que l’on n’aurait pas leur soutien : on n’était pas assez gros pour se faire entendre… On a pris cette décision en la faisant valider par nos conseils qui ont confirmé que, dans notre situation, c’était la meilleure chose à faire.

Le deuxième élément qui est rentré en ligne de compte, c’est que beaucoup de gens s’intéressaient à nous, car on était dans une mouvance naissante avec la montée de l’usage plutôt que la propriété et de l’économie circulaire. On avait aussi de nouvelles cibles qui arrivaient, le BtoB n’ayant pas encore totalement pris la place du BtoC.

On a aussi fait ce choix, parce qu’on avait trois mois de délai et la possibilité de trois mois supplémentaires pour faire nos preuves. Et c’est ce que l’on a défendu au tribunal de commerce : d’abord on était en anticipation, ce qui montrait un acte de gestion plutôt sérieux et on est venus aussi avec des mots de certains fonds d’investissement disant qu’ils voulaient reprendre le dossier. Ce qui fait que le tribunal de commerce a été rassuré. On a donc eu trois mois, plus trois mois supplémentaires à cause de l’été. Je comptais les jours en mode rétroplanning et je me suis concentré sur ça. J’ai foncé tête baissée parce qu’on croyait énormément au projet ! Et on a fini par faire rentrer des investisseurs.

Parmi les dirigeants, beaucoup ne veulent pas aller voir le tribunal de commerce lorsqu’ils rencontrent des difficultés par crainte d’être ensuite marqués du sceau de l’infamie, ce que regrettent d’ailleurs régulièrement les présidents de tribunaux de commerce…

Et bien c’est complètement stupide ! Parce que la réalité, c’est qu’aujourd’hui très peu de personnes sont au courant de notre passage en redressement judiciaire. En revanche, ce que tout le monde voit c’est que l’on a 19 collaborateurs, des bureaux aux Pays-Bas, on parle de nous, on nous voit signer des partenariats avec de très gros comptes et on a fait une nouvelle levée de fonds d’1,8 M€ il y a un an ! Si je n’avais pas fait le choix du redressement judiciaire, j’aurais planté la boîte. C’était ça la fin de l’histoire ! C’était un vrai acte de gestion !

Pourquoi en parler aujourd’hui ?

Il faut parler de cette vraie vie ! Quand on est en redressement judiciaire, il y a plein d’impacts. Par exemple, quand vous avez des commandes et que sur votre RIB il y a « RJ » d’inscrit, ce n’est pas évident à gérer… Dans les pays anglo-saxons, tout le monde se moque d’événements comme ça dans la vie d’une entreprise. Au contraire même, vous devenez un bon entrepreneur en ayant connu des difficultés ! C’est là que vous voyez si vous avez la trempe d’un chef d’entreprise, qui sait prendre des décisions et gérer la boîte.

D’ailleurs, lors de notre deuxième levée de fonds, quand on a raconté aux investisseurs cette histoire, ça a été un élément sécurisant pour eux. Idem pour les banques.

Vous avez fait le pari du basculement vers l’économie de l’usage, une tendance alors balbutiante…

En 2012, on avait eu le prix de l’innovation des Audacity awards. Mais entre ce que vous sentez et le fameux « time to market », on était un peu tôt. Les particuliers n’étaient pas prêts, ne le sont d’ailleurs toujours pas en France. À l’inverse, ce marché BtoB qui nous a fait décoller, on ne l’avait pas identifié au départ.

Pour répondre aux besoins des clients et nous développer partout en France en proposant les mêmes produits, le même service, aux mêmes prix et livrer au même moment à Paris, Marseille, Toulouse et Lille, il nous fallait aussi des outils, des prestataires, que l’on n’avait pas à l’époque. Par exemple, les start-up de la logistique du dernier kilomètre sont arrivées à partir de 2016.

Quel a été le point de bascule ?

Il a eu lieu en février 2018, lorsque le patron d’Ikea a déclaré à Davos, qu’en 2030 ce ne serait plus que de la seconde main et de la location. Pour nous, ça a été magnifique : le leader mondial du meuble parlait de notre proposition de valeur ! La même année, ils nous ont d’ailleurs appelés pour voir comment nous pouvions travailler ensemble. Le basculement s’est fait à ce moment-là, avec aussi la prise de conscience de grands groupes sur les marchés de la promotion immobilière et du logement social. Ayant besoin de meubles en permanence, ils ont commencé à se demander : « est-ce que l’on a vraiment besoin de les acheter pour un an ou deux ? Que faire de ce mobilier après ? »

Comment avez-vous traversé la crise sanitaire ?

Début 2020, on avait décidé de repartir dans l’investissement, et particulièrement à l’étranger, au Benelux, par le biais d’Ikea. Pour accompagner cette stratégie, on devait faire une levée de fonds d’1,8 M€ en mai… Elle a, du coup, été décalée en décembre. L’ouverture des Pays-Bas est tombée en plein confinement chez eux, nous contraignant à la repousser de plusieurs mois.

Quand vous avez fait un redressement judiciaire avant, je peux vous dire que vous êtes zen quand le Covid arrive ! Je dis ça d’autant plus facilement que lorsqu’on était en redressement judiciaire, personne ne nous a aidés financièrement, alors que là le gouvernement a été là pour soutenir l’économie. C’est magnifique d’habiter en France pour ça franchement ! Du coup, nous avons bien supporté cette période.

Réussir à faire une levée de fonds fin 2020 en plein reconfinement, c’était un vrai signe de confiance des investisseurs…

On a eu la confiance de tous ceux qui nous ont rejoints, malgré les circonstances, parce que l’on s’est retrouvés pile dans les tendances de fond ! On a des clients grands comptes qui se doivent aujourd’hui d’avoir des fournisseurs qui tiennent la route et sont capables de présenter ce qu’ils font et de le justifier. Or, depuis le 1er janvier, on fournit à chaque client qui passe par nous, qu’il soit professionnel ou particulier, un bilan sociétal et environnemental 45 jours après la fin du contrat. On lui donne trois informations : le nombre de kilos de meubles remis en circulation, la distance parcourue par ses meubles (maximum 20 km) et si des meubles ont été donnés à des associations, on le dit.

SI JE N’AVAIS PAS FAIT LE CHOIX DU REDRESSEMENT JUDICIAIRE, J’AURAIS PLANTÉ LA BOÎTE. C’ÉTAIT ÇA LA FIN DE L’HISTOIRE ! C’ÉTAIT UN VRAI ACTE DE GESTION !

Depuis le début, on a tout remis en circulation. Il y avait juste quelque chose que l’on ne savait pas faire et a nécessité six mois de travail : industrialiser la deuxième vie des meubles. En 2020, 48 tonnes ont ainsi été remis en circulation dont 3 sont allées dans des associations et chacun doit avoir un « ID produit » qui l’identifie de l’achat jusqu’à la remise en circulation derrière. Aujourd’hui, c’est une vraie spécificité que l’on a et la levée de fonds a aussi servi à ça.

Comment se présente le marché aux Pays-Bas ?

On a ouvert avec six mois de retard donc on n’en est qu’aux débuts. Sur ce marché, on est en 100 % BtoC alors qu’en France il représente seulement 30 %. Ils sont très en avance sur nous, beaucoup plus sensibles à l’usage et à la deuxième vie des produits. Nous avons d’ailleurs là-bas une spécificité : pour tous ceux qui prennent les produits dans un magasin Ikea, l’enseigne s’engage à récupérer leur mobilier en fin de contrat pour le remettre en circulation dans des linéaires dédiés. C’est un test mondial que l’on fait avec eux.

Il y a aussi un deuxième marché que l’on aborde : le BtoB. Il faut savoir que les Pays-Bas sont le deuxième pays en Europe derrière la France en nombre de bailleurs sociaux et de résidences sociales. Et ça c’est un marché sur lequel nous sommes très forts en France et que l’on va donc développer.

Quels sont vos enjeux aujourd’hui ?

On va finaliser une nouvelle levée de fonds (Stéphane Darcel n’a pas souhaité communiquer le montant, NDLR). Jusqu’ici on ne faisait que de la location en courte durée, mais il y a un vrai marché sur la longue durée. Et aujourd’hui on est enfin capables de l’investir grâce au leasing immobilier : on a un organisme financier qui nous suit sur les gros projets comme les résidences étudiantes, seniors ou de co-living. Jusqu’ici ces acteurs achetaient tous les meubles et au bout de sept ou huit ans, ils les jetaient. Nous voulons casser ça en proposant une location sur une période de cinq ou six ans et derrière la garantie de remise en circulation. D’un seul coup ils ne sont plus propriétaires des meubles, ce qui les arrange, et peuvent dire à leurs locataires que demain leurs meubles auront une deuxième vie.

ON FOURNIT À CHAQUE CLIENT QUI PASSE PAR NOUS, QU’IL SOIT PROFESSIONNEL OU PARTICULIER, UN BILAN SOCIÉTAL ET ENVIRONNEMENTAL 45 JOURS APRÈS LA FIN DU CONTRAT.

Pour pouvoir faire ça, il nous fallait un partenariat financier, un logisticien national et le bilan sociétal et environnemental. Tout cela, on l’a aujourd’hui. Les pièces du puzzle s’assemblent mais il nous aura bien fallu dix ans : on est une slow start-up ! On démarre à peine sur la France et on attaquera le marché des Pays-Bas au second semestre, mais simplement avec notre réseau de clients, on a déjà trois résidences étudiantes intéressées. Il y a un vrai sujet et le marché est considérable ! Toute l’équipe ici travaille pour ça et c’est extrêmement valorisant.